Sous les yeux d'Oloron
Au milieu du Moyen-Âge, dans ce qui deviendra petit à petit la France, le premier ordre religieux catholique un peu organisé, l’ordre des Bénédictins, arrangeait à sa manière les préceptes déjà souples de saint Benoît et créait un réseau croissant de monastères pilotés par l’abbaye de Cluny. Libre entreprise et gestion efficace, la fédération était puissante et prospère.
Et c’était la seule agence de voyages organisés un peu sérieuse du temps. Le 11ème siècle finissant, le succès de la première croisade pour Jérusalem avait insufflé dans toutes les âmes l’élan expansionniste de la parole divine.
L’ordre des Bénédictins ne proposait pas seulement des voyages chimériques vers un au-delà consolateur des souffrances terrestres, il forgeait lui-même les preuves sur terre de l’existence de ce monde imaginaire. Il en construisait les décors, les édifices religieux, les cathédrales, il y déposait des reliques de l’histoire sainte et en faisait les étapes habilement réparties d’un long itinéraire touristique qui sillonnait tout le pays jusqu'à Compostelle, au fin fond de l’Espagne, le point le plus éloigné vers l’ouest qui ne fut ni arabe, comme le sud du pays, ni encore un peu viking, comme la Bretagne.
Et chez les Bénédictins, on ne lésinait pas ; les architectes les plus renommés croisaient les sculpteurs les plus adroits et inventifs. Rien n’était trop beau pour attirer et retenir le client dans ce long pèlerinage vers une fiction (tous les spécialistes reconnaissent que l’apôtre Jacques, s’il a existé, n’aura jamais mis les pieds, ni les os, en Espagne).
Oloron Sainte-Marie, au pied des Pyrénées, était alors un important point de ralliement des pèlerins, à 850 kilomètres du terminus. Aux premières années du 12ème siècle, Gaston 4 vicomte de Béarn, de retour victorieux de la croisade, y lançait la construction d’une cathédrale, relayée, et terminée en 1168 par des moines Clunisiens prieurs de Sainte-Foi, à Morlaàs.
Après nombre de pillages, ravages et incendies (trois dont un accidentel, par la foudre), il ne reste aujourd’hui de la cathédrale originelle que le porche-clocher, à l’ouest, et un portail remarquablement décoré qu’il protège des intempéries depuis près de 900 ans.
Au haut du portail, le tympan, en bas-relief, est d’un style sinueux et plat. Les chapiteaux ont probablement été sculptés par les mêmes mains.
Mais l’archivolte, qui coiffe le tympan, est emplie de figures alignées en hauts-reliefs d’une vigueur réaliste bien plus expressive. 24 personnages sur la voussure intérieure sont occupés à des activités quotidiennes qui semblent suivre de gauche à droite une chronologie ("les saisons" dit Wikipedia, ou la préparation d'agapes copieuses), et 24 vieillards musiciens (comme à Moissac ou Chartres), couronnés et munis de fioles occupent la voussure extérieure.
Il est extraordinaire et rare que la plupart des figures aient conservé dans leurs orbites ces billes de verre uniformisées qui leur confèrent le même regard étonné, halluciné, mais si vivant.
Et il est étonnant que ces yeux de verre qui ont vu tant de flammes et de razzias - durant ces siècles où tant de chapiteaux, de statues ont été mutilées - n’aient pas attiré plus de voleurs.
Récemment encore, en novembre 2019, une voiture-bélier mal intentionnée évitait le portail et sa centaine d'yeux inquisiteurs pour lui préférer la petite porte sud de la cathédrale. Les cambrioleurs, esthètes mais discourtois, n’ont subtilisé que quelques pièces de valeur choisies dans le trésor liturgique, et se sont éclipsés promptement sans refermer la porte derrière eux.
7 commentaires :
Ce fabuleux art roman…
Ce fabuleux art roman…
Sachant que ces chemins de Compostelle ont été tracés des millénaires avant les hypothétiques Jésus et sa croix, Saint-Jacques et ses coquilles, Saint-Jean et son beau roman de gare, etc. des voies foulées par des « homos » pas encore « sapiens », des « gens » très antiques et frustes, mais toujours à la poursuite du Graal qui apparait (go east), et qui disparait (go west) — c’est-à-dire le Soleil, notre étoile et le seul dieu en fait — bénis soient ces Bénédictins qui ont essayé — malgré tout et surtout malgré leurs princes-évêques — bénis soient ces moines qui ont « tâché » avec leurs maîtres, compagnons et apprentis d’arts de ressusciter leurs (nos) ancêtres et de nous léguer leurs espoirs, leurs peurs, leurs rêves et leurs cauchemars. Amen.
GJG cabot-païen.
Ah maitre GJG vous voilà bien lyrique !
Mais dites-moi, vous ne pensez pas que c'était surtout pour ne plus entendre la télé du voisin, et avoir plus de gibier ou de fruits, que nos ancêtres ancestraux sont allés toujours plus loin et ont tracé tous ces chemins, plutôt que pour atteindre une inaccessible étoile dont ils avaient bien remarqué qu'elle fuyait aussi vite que l'horizon et qu'elle finissait toujours au fond de l'océan ? Sinon pourquoi seraient-ils allés s'installer si loin également vers le nord ou le sud ?
Quant à bénir les bénédictins, je m'associe à votre geste vaguement sacrilège.
On préfèrerait que les voyagistes modernes nous construisent des cathédrales de nos peurs et nos rêves, comme vous dites, plutôt que ces cages à lapins et ces villes flottantes qui pourrissent tout ce que le passé a construit.
Enfin, que le soleil soit votre seul dieu, vous avez beaucoup de coreligionnaires depuis les grandes civilisations antiques, et vous aurez raison le jour où il explosera et soufflera tout son système.
Pour ma part, dieu est mort. Il est enterré sous une dalle de l'église Saint-Thomas à Leipzig.
On a le dieu que l'on peut :
https://www.martin-lothar.net/2015/03/naissance-passion-et-mort-d-un-dieu-avec-son-icul-final.html
J'avais lu votre génuflexion de 2015. Et je me rappelle avoir pensé qu’associer à JSB des musiciens comme H… l'imprononçable, et Scarlatti (même Domenico) était un blasphème polythéiste.
Cioran a effectivement beaucoup aphorisé sur Bach. J'avais extrait il y a quelque temps toutes les citations sur Bach dans son journal "les Cahiers". Les voici :
❊ Entendu les cantates de Bach n° 189 et n° 140, par la chorale Bach de Mannheim. Immense apaisement et désir de pleurer.
❊ Si Bach peut me tenir lieu du reste de la musique, je ne vois pas l’écrivain qui puisse remplacer à lui seul tous les autres – même pas Shakespeare. On se lasse des mots, fussent-ils ceux de Macbeth ou Lear ; on ne se lasse jamais des sons, quand ils composent certains motets, certaines cantates.
❊ En écoutant chez G. M. deux cantates de Bach, exaltation confinant à la félicité.
❊ Mon amour de Bach m’a repris. J’aime l’écouter dans l’obscurité. J’éteins la lumière, et je me délecte dans un caveau. Parfois c’est comme si j’entendais de la musique après ma mort.
❊ Bach demeure quand même la plus grande rencontre que j’aurai faite ici-bas.
❊ Entendre Bach dans les grands magasins, pendant qu’on achète un caleçon !
❊ Colette aurait dit de Bach : « Une sublime machine à coudre. » Il n’y a rien de pire que l’esprit parisien.
❊ 6 heures du soir. J’écoute les Variations Goldberg, le ciel est bleu pâle, un oiseau y passe en vitesse, il rentre sans doute.
❊Bach. Tant de virtuosité et de profondeur – il n’y a guère que Shakespeare qui ait réuni avec la même force ces deux réalités irréconciliables.
❊ La plus grande rencontre de ma vie : Bach. Après c’est Dostoïevski ; après, les sceptiques grecs, après c’est le Bouddha… après, mais qu’importe ce qui vient après…
Puisque Emil cite la cantate BWV 140, sans doute une des plus belles et une de mes préférées —notamment pour le chœur d’entrée (et son alleluia final) et le célèbre « air du veilleur » « à réveiller les morts » comme disait Jacques Merlet :
https://www.youtube.com/watch?v=3K_RVdLAiFI
Le problème avec Dieu, c'est les prophètes.
Et le problème avec Youtube c'est qu'on prend les prophètes qu'on trouve.
Cette version de Petijević que vous proposez n'est peut-être pas historique mais elle est fraiche et les chœurs sont limpides, hélas la soprano est rédhibitoire, elle me fait le même effet qu'une perceuse électrique.
J'ai cherché d'autres versions sur Youtube :
Lutz ⮕ https://www.youtube.com/watch?v=_B9eGXDKae0
Celle de Lutz, notamment le chœur d'ouverture, est plus dynamique et précise mais les choristes sont lointains-et-taines. En revanche la soprano est magnifique et douce. Il faudrait la transplanter dans la version Petijević.
Veldhoven ⮕ https://www.youtube.com/watch?v=DqZE54i-muE
L'ampleur lente et très lisible de la version Veldhoven dans le chœur d'ouverture a ma préférence. Mais les solistes ne me plaisent pas et le violon est anémique.
Ceci-dit, si les prophètes ne sont qu'humains, Bach est toujours immense, même à l'accordéon.
Merci pour ces expériences et ces liens.
Machine à coudre, perceuse électrique, accordéon… C’est vrai que Papa Bach a de mauvais fils & prophètes (comme Marx, Nietzsche et Cioran, entre autres), mais lui, on le reconnait dans n’importe quelle bouillie !
Si je vous dis que tout gosse, il m’a été révélé par un(e) certain(e) Walter (Wendy) Carlos…
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