mercredi 26 juin 2019

Vraies infos sur un faux faux

Dans le commerce de l’art, comme plus généralement dans l'économie, tout repose sur la confiance. Confiance est un synonyme optimiste de crédulité. C’est pourquoi nombre de faux passent aisément pour authentiques, ou inversement.

À l’occasion d’un vide-grenier, M. Philip Stapleton achetait il y a peu, contre 230 livres sterling (260 euros), une peinture à l’huile sur panneau signée Picasso, au recto et au verso, qu’il pensa, au prix, être la copie d’une Baigneuse assise, peinte vers 1930 et conservée au Museum of modern art de New York.

Il s’adressa, pour la revendre, à une petite salle des ventes balnéaire, au bord de la Manche, Brighton and Hove Auctions, dont l’experte, Mme Rosie May, se persuada que c’était une authentique étude de la main de Picasso pour le tableau de New York.
Elle le déduisait de deux mentions manuscrites au verso, dont une dédicace à Roland Penrose, ami anglais du peintre.

Picasso, heureux homme qui compte de plus en plus d’amis, notamment depuis le 8 avril 1973, est, depuis très longtemps sur le marché, le plus convoité des peintres qu’on dit modernes. Ses tableaux les plus disputés ont maintes fois dépassé les 100 millions d’euros.
 
À gauche le Picasso du MoMA de New York, à droite celui de la vente chez Brighton and Hove Auctions

Ainsi durant plus d’un mois, dans l’attente de la vente programmée le 7 juin, il était inévitable que la chronique enregistrât quelques péripéties saugrenues.

La première fut une déclaration du faussaire David Henty. Interrogé par The Telegraph, qui avait fait une enquête en 2014 sur ses ventes de faux tableaux sur eBay (site de ventes aux enchères en ligne), il répondait en riant que le tableau lui semblait familier et qu’il l’avait peint et offert à un ami vers 2016.
Henty, emprisonné dans les années 1990 pour de faux passeports, peint aujourd’hui des copies de peintres faciles à imiter, dit-il, Picasso, Modigliani, Van Gogh, Lowry, qu’il signe dorénavant de son vrai nom et vend en galerie trois fois plus cher que sur eBay.

Mme May rétorqua que M. Henty était un faussaire, inévitablement malhonnête et menteur, et que des offres d’achat dignes d’intérêt lui parvenaient déjà de l’étranger.

La seconde péripétie survint deux jours avant la vente. Un certain M. Francis Kiss affirmait être le véritable propriétaire du tableau. Acheté chez un antiquaire de la région contre 150 livres, en 2006, photographie et reçu à l’appui, il aurait ensuite été vendu accidentellement aux puces (Ford Market) suite à une incompréhension entre amis !
M. Stapleton y voyait une preuve de l’imposture du faussaire Henty et ainsi une garantie d'authenticité.

Les amateurs passionnés, tenus en haleine, n’attendaient plus que la découverte d’un cadavre, transpercé de couteaux à peindre.
La maison Brighton and Hove Auctions attendait 10 à 50 000 livres de ces enchères, mais toutes ces tribulations sorties d’un roman d’Agatha Christie refroidirent la confiance des enchérisseurs.

Et depuis le 7 juin, le nouveau possesseur du tableau se perd en insomnies sur d'insolubles supputations. Demander à la famille Picasso de l’authentifier serait très long, extrêmement risqué et pas vraiment probant (elle est à la fois juge et partie). Faire analyser les pigments par un laboratoire spécialisé couterait des milliers de livres, peut-être même plus que les 8 000 livres de son enchère victorieuse.

Finalement, doit-il penser avant de s’endormir, tant que le prix du tableau n’a pas réellement décollé, l'incertitude ne peut lui être que bénéfique. On finira bien par hameçonner un parieur prêt à engager une fortune sur un coup de dé, comme l'acheteur hasardeux du récent Caravage de Toulouse, ou l'impayable milliardaire du « Salvator Mundi » qui, authentique ou non, aura au moins trouvé une place royale dans le Livre Guinness des records.

mercredi 19 juin 2019

L’arme du crime

Que reste-t-il d’une existence ?

Jules Romains dit que c’est à la prise de conscience de la disparition de ceux qui nous précèdent, de l’empreinte en négatif de leur existence, fut-elle anonyme et insignifiante, que nous accordons un prix à notre propre vie.

Ajoutons que parfois, ne sachant rien de ces vies qu’on n’a même pas remarquées, on les rehausse rétrospectivement, on les embellit, on les dramatise, puis on commémore le résultat. On s’en trouve grandis.


Aujourd’hui dès 14h30, dans la salle 6, rue Drouot, sera mis aux enchères, en vedette devant des tableaux de Renoir, Pissarro, Signac, et caillebotte, un vieux morceau de ferraille rouillée en forme de révolver.
Il parait que c’est un « système Lefaucheux à broche de calibre 7 mm », et qu’il a été découvert dans un champ de blé près d'Auvers-sur-Oise, vers 1965, après y avoir moisi environ 75 ans d’après « une analyse » providentielle.

Exhibée dans l’exposition « Au bord de la folie » en été 2016 par le Musée van Gogh de Copenhague, cette chose est en train de devenir une sainte relique. On en attend au moins 40 000 euros.

Déjà, un courant dissident soutient que ce n’est pas l’instrument d’un suicide mais d’un crime. Le peintre aurait été abattu par inadvertance par un adolescent compagnon de beuverie.

Quant aux icônes de la foi, elles ont depuis longtemps envahi les portes des réfrigérateurs, la vaisselle et le linge de maison, mouchoirs, coussins, torchons, serviettes.

« La famille, les fleurs, les croque-morts, que d'histoires. On n'en a jamais tant fait pour vous quand vous étiez vivant. C'est dommage qu'on ne soit plus là. »
Jules Romains - Mort de quelqu'un

Mise à jour du 19.06.2019 à 19h19 : le marteau est tombé sur une enchère (anonyme sur internet) de 162 500 euros frais compris.

mardi 11 juin 2019

Améliorons les chefs-d’œuvre (15)



Examinons ces deux tableaux de Vermeer.

À gauche, Femme debout au virginal, une scène disparate, sans unité. Chaque élément est isolé, comme sur un collage où auraient été réunies les marottes du peintre, le virginal, la chaise à la perspective douteuse, les deux tableaux collés au fond, si mal intégrés qu’on ne voit plus qu’eux, surtout le cupidon boudiné qui en devient la figure centrale, accentuée par la légère contreplongée sur le portrait de femme éteint par un contrejour fade et sans relief.
La vraie réussite du tableau est le mur de gauche, et ses subtiles nuances de lumière. Bref, un Vermeer inachevé (ou un pastiche), exposé aujourd’hui à l’infortunée National Gallery de Londres, dont les deux Vermeer sont aussi insipides.
Notons que le tableau du cupidon est reproduit à l’identique sur un autre tableau de Vermeer, mais dans ce cas fondu dans la pénombre, la Scène de musique interrompue de la collection Frick à New York.

À droite, la mauvaise reproduction du tableau d’une Femme lisant une lettre, habituellement exposé à la Gemäldegalerie de Dresde, en Allemagne, aujourd'hui en cours de restauration. Le délicat profil et son reflet sur la vitre se fondent dans une atmosphère lumineuse cohérente. Tout concourt à isoler le personnage dans cet instant suspendu, notamment le rideau jaune un peu démonstratif du premier plan, et le mur du fond, vide, et qui a été blanc.

Dans ses 25 tableaux d’intérieur figurant des personnages dans un coin de pièce, Vermeer a toujours comblé cette surface vide au fond de la pièce, par des tableaux (16 fois sur 25), ou par des cartes géographiques (5 sur 25). À l’exception de 4 scènes dont le mur reste vide : la célèbre Laitière d'Amsterdam, la Dentelière du Louvre, la Femme au collier de Berlin, et cette Liseuse de Dresde.
Dans les deux premières, l’absence de décoration murale s’explique par la modestie des activités ménagères décrites et des lieux où elles s’exercent, cuisine, buanderie ou office.
Restent les deux inexplicables murs vides de la Femme au collier et de la Liseuse. Inexplicables parce que l’époque n’était pas aux effets graphiques expressifs, et qu’il fallait, pour vendre au bourgeois, faire réaliste et cossu, remplir l’espace en représentant avec exactitude, ou embelli, ce que le client voyait chez lui.

Et si ces murs restés vides sont pour les amateurs d'aujourd’hui les plus purs dans la peinture de Vermeer, parce qu’ils suspendent si parfaitement l’instantané quand un fouillis d’objets aurait dispersé l’attention, il n’en allait pas de même pour le peintre.
On peut l’affirmer, parce que ces deux uniques murs vides ne le sont pas, en réalité.
Les experts savent, depuis qu’ils les ont examinés aux rayons X, que la Femme au collier était encadrée d’une carte de géographie, et la Liseuse d’un tableau représentant un cupidon (on distingue encore la bande sombre du cadre).

Tous pensaient que le blanchiment tardif des murs était dû à des repentirs du peintre. Or la restauration de la Liseuse a révélé que le mur aurait été repeint des années, voire des décennies, après la mort du peintre. Admirons la précision. Alors après consultation de dizaines d’experts internationaux, le musée a choisi de ressusciter le cupidon. Illusion de l’authenticité !
Imbu de sa vérité, il l’expose temporairement au public de Dresde dans un état intermédiaire (illustration infra), et on y reconnait déjà le même cupidon que sur les tableaux de Londres et de New York.




Ainsi ce tableau que peu ont vu parce que Dresde ne l’a presque jamais prêté (notamment pas à la grande rétrospective Vermeer de La Haye en 1997), et dont aucune bonne reproduction ne circule, sera bientôt affublé d’un gros cupidon rose gonflé comme un Jeff Koons. On ne verra plus que lui. Une raison de moins d’aller à Dresde, déjà mal desservie.

Et craignons que ce respect intransigeant de la volonté présumée du peintre, ce vent d’intégrisme puritain, n’atteigne rapidement Berlin, qui n’est après tout qu’à 165 kilomètres de Dresde. Qui sait ce qui arriverait alors à la Femme au collier de perles ?

mardi 4 juin 2019

La vie des cimetières (87)


Gardons-nous de dire que la mort est le contraire de la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort et une variété très rare. 
Frédéric Nietzsche, Le gai savoir (livre 3, 109)

À Saint-Rémy, une chapelle funéraire sans âge affirme « Le souvenir c’est la vie ».
Admettons. Mais la vie de qui ? Pas celle du défunt, sans doute. Alors, autant écrire « Le souvenir c’est la vie pour qui se souvient ».

Mais était-il nécessaire dans ce cas d’afficher pareille évidence ?

C’est peut-être par ironie. Parce qu’il est clair, vu l’état décrépit de la sépulture, qu’ici plus personne n’est là pour se souvenir de son existence.

Il reste le promeneur, le curieux qui passe. Mais Frédéric Nietzsche dit qu’il est très rare. Surtout ici, à la frontière entre la Corrèze et la Creuse.