lundi 29 mai 2023

Ce monde est disparu (3)


Jean-Léon Gérôme, peintre habituellement très académique, pourfendeur et empêcheur de ses collègues impressionnistes, oubliait quelquefois le kitch, le pompeux, la rentabilité. C’était le cas dans les esquisses qu’il n’envisageait pas de vendre, comme cette étude d’ibis rouges (il l'a tout de même signée) d’où émane un charme un peu surréaliste, et qui vient de disparaitre, le 24 mai peu après 10 heures, chez Sotheby’s à New York, plutôt discrètement. On pense inévitablement aux immenses planches ornithologiques d’Audubon qui fascinèrent l’Europe et l’Amérique dans les années 1830, quand Gérôme était adolescent.

Deux jours et quelques minutes plus tard, au même endroit, disparaissait un autre animal que la décence nous interdit d’afficher ici, mais que la rigueur scientifique nous oblige à signaler. Estimé 4000 dollars par les experts de la chose, il s’en allait contre 280 000, 70 fois l’estimation (et 6 fois le prix des ibis), c’est dire la passion qu’il aura soulevée !
Il s'appelait Pompon, jouet adoré qui désennuyait dit-on la reine Marie-Antoinette d’Autriche, portraituré ici par un peintre dont on ne connait par chance à peu près rien, Jacques Barthélémy Delamarre, académicien en 1777. On ne regrettera pas sa disparition (nous parlons du tableau du  toutou)
Une reproduction d'une haute précision anatomique - à vos risques et périls, tout trouble consécutif et séquelle ne feront l’objet d’aucun dédommagement - est visible ici. Les informations techniques sur l’objet sont détaillées là.

samedi 20 mai 2023

Ce monde est disparu (2)


C’était une plage des Pays-Bas, alors Provinces-Unies, animée par Simon de Vlieger vers 1646.

Le 17ème siècle fut l’époque de la grande prospérité pour les Pays-Bas, et l’âge d’or pour les peintres hollandais, qui étaient les premiers à reproduire fidèlement le monde qui les entourait, tel qu’ils le voyaient, et tel que le réclamait la nouvelle bourgeoisie, plus attirée par les images prosaïques de son quotidien que par les mirages de la peinture religieuse.

Le genre le plus ingrat était le paysage marin : les plages infinies, sans reliefs, les ciels gris, le sable… Pas de quoi retenir l’intérêt du bourgeois. Cependant il s’en vendit des milliers, peut-être parce que dans ce pays sans ressources la fortune venait du grand large, du commerce de la mer Baltique à l’océan indien.
Et puis De Vlieger (suivi par Adriaen van de Velde et Jan van de Cappelle) était un maitre dans l’art d’animer les bords de mer, dans le rendu des atmosphères et des ciels brouillés, plombés, orageux, balayés par le vent, et qui s’étendaient sur les trois-quarts de la toile.

En réalité ce panier de Simon de Viegler qui sèche sur une ancre abandonnée, ces rideaux de pluie, ce carrosse spectral, ne sont pas encore tout à fait disparus. Ils s’évanouiront le 25 mai 2023 vers 11 heures (17h en France), à New York, chez Christie’s, où un Siberechts fut naguère aperçu.

samedi 13 mai 2023

Ce monde est disparu (1)


Avant-propos 

C’est entendu, tout doit disparaitre, toutes choses auxquelles on s’était habitués, des plus grandes aux plus petites, de la reine d’Angleterre au climat raisonnable de la planète, nous rappelle la science dans ce petit article sur le "point de non retour".
Et chaque jour des mondes qu’on ne connaissait pas - il y en a eu tellement de peints ou de dessinés - apparaissent et s’évanouissent en quelques heures. Cela se passe dans les salles de vente aux enchères, par centaines. 

À peine découverts on sait qu’on ne les reverra jamais. Ils iront s’abimer dans les réserves ordinairement invisibles de quelque musée obsédé de sa collection, s’enterrer hors taxes au fond du coffre-fort d’un port franc au cœur de la Confédération helvétique, parfois se voiler lentement de poussière et de fumée de cigare dans le salon privé d’une famille bourgeoise. 

Ce court moment d’existence publique est un prodige. Les salles de ventes ne les exposent dans leurs locaux, n’en publient les catalogues papier, ne les présentent en ligne sur internet, qu’afin de vanter le produit et d’encourager ce miracle des marchands qu’est la fixation du prix par le plus offrant, sans régulation ni retenue.
Après quoi, en quelques jours, ces mondes retrouveront le silence et l'obscurité, où les belles reproductions ne sont généralement pas maintenues.

Voilà quelques années nous conseillions ici-même aux amateurs d’art abstrait, tellement frustrés sur internet à cause de l’absurdité toujours croissante des principes des droits d’auteur, de hanter les sites de vente aux enchères, d’en copier les images (par tous les moyens) et de se constituer ainsi des pinacothèques personnalisées, uniques (mais qu’ils ne pourraient jamais rendre publiques, ou seulement 70 ans après la mort des auteurs !)

Aussi inaugurons-nous aujourd’hui, afin de prolonger un peu la vie de ces mondes éphémères (au moins ceux du domaine public), une rubrique "Ce monde est disparu" où nous publierons régulièrement de belles reproductions de ces mondes passés en vente publique et bientôt invisibles.

Quant au titre de cette rubrique, entre la 8ème de 1935 et la 9ème édition du dictionnaire de l’Académie française, l’usage rare mais subtil (oiseux diront certains) de l’auxiliaire être avec le verbe disparaitre a disparu. On ne peut plus constater qu’une chose est disparue mais seulement affirmer qu’elle a commis l'acte de disparaitre (Victor Hugo dans "Oceano Nox" distinguait les deux emplois). Cependant l'édition du Dictionnaire, actuellement suspendue autour des mots somme, somnifère, somnolence, n’est pas complète. Sera-t-elle un jour achevée ou les immortels seront-ils tous disparus avant la fin de la fatidique lettre Z ?

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Jan Siberechts était un peintre flamand durant la seconde moitié du 17ème siècle, d’abord à Anvers, puis en Angleterre pendant les 30 dernières années de sa vie. Toujours original et minutieux (dans les arbres notamment) il avait un fort faible pour les personnages passant un gué, qui font peut-être la moitié de sa production (4 à Anvers, 3 (?) à Lille, à Cleveland, à Denver…)

Le 24 mai 2023 un peu avant 17 heures chez Christie’s à New York (23 heures à Paris), ce paysage de voyageurs, ce curieux escalier que descend un eau paresseuse sous l’arche d’un pont et cette fin d’après-midi automnale disparaitront.

samedi 6 mai 2023

La vie des cimetières (107)


Guerre ou attentat, quand elle subit un traumatisme, la société, qui sait bien que le souvenir d'un drame n'a jamais empêché la récurrence du mal, choisit cependant d'entretenir la mémoire de l’évènement, pour ne pas oublier les innocents sacrifiés, dit-elle.
Peu après le massacre du 10 juin 1944 à Oradour, à 20km au nord-ouest de Limoges - où un bataillon de 200 soldats d’occupation avaient réuni tous les habitants du village et exterminé pour l’exemple 650 innocents par le feu et la mitraille - les autorités décidèrent de préserver le village martyr dans l’état de ruine, afin "d’entretenir l’émotion et la haine" dit (ou cite) Wikipedia.

On ne sait trop ce qui, essentiellement en été, anime la curiosité des 200 à 300 000 visiteurs qui viennent sur les lieux 80 ans après le massacre, mais on leur a promis un village comme au jour de son abandon, un village qui prouve qu’il a souffert, pas un banal terrain vague infesté de mousses, de ronces, de plantes envahissantes recouvrant quelques cailloux. 
Or le temps et les intempéries n’ont que faire de la mémoire des hommes et persistent à tout corrompre sur leur passage. Alors on ne cesse de consolider les restes de murs, infiltrer des résines protectrices, tenter de limiter l’érosion, raviver les couleurs qui s’affadissent. L’entretien d’une ruine est une activité ruineuse. 
D'ailleurs des voix économes commencent à s’élever qui proposent de concentrer les dépenses sur certains vestiges représentatifs, le garage, la poste, l’église, et d’abandonner le reste au temps. 

Un jour, dès le début peut-être, on eut l’idée de mettre en évidence les objets usuels que le feu n’avait pas détruits, et ainsi d'évoquer, par l’absence, les habitants martyrisés. Alors apparurent aux côtés des squelettes de vélo et des carcasses d’automobile, sur les murs et les rebords de fenêtre, incongrues comme des animaux fantastiques, presque vivantes, une légion de machines à coudre américaines de marque Singer et Howe, instruments que les surréalistes révéraient depuis qu’ils avaient lu, dans le chant sixième du Maldoror de Lautréamont, cette phrase qui les avait tant émus "… beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !".