samedi 28 juillet 2018

La vie des cimetières (81)

Au centre d’un village qui perd, depuis un siècle, bon an, mal an, une douzaine d'administrés, l’église saint-Georges de Quarré-les-Tombes, en Bourgogne, dans le Morvan, n’est pas vraiment intéressante. 

Cependant elle est remarquablement encerclée de 114 sarcophages, orientés à peu près concentriquement comme les pétales d’une pâquerette mortuaire. Mais ce n'est pas un vrai cimetière. Les pétales sont des cuves ou des couvercles de sarcophages vides, faits de calcaires voisins.

Il y a la légende, que se racontent les Quarréens.

Renaud, fils du roi mérovingien des Ardennes, entouré de milliers d’hommes armés, venait d’avoir un coup de fatigue alors qu’il repoussait, près de Quarrée, les méchants Sarrasins qui venaient déjà de piller tous les crus de bourgogne. Alors désorientés, sans chef, ses soldats trépassaient sans retenue.
Saint Georges (celui qui avait été décapité 4 siècles plus tôt), qui passait dans le coin, devant une telle hécatombe, eut l’idée toute bête de réveiller Renaud, et par-là l’ardeur belliqueuse de son armée.
Les arabes, un peu penauds il faut bien le dire, rebroussèrent alors chemin. Saint Georges, méthodique, s’occupa de la sépulture des centaines de morts mérovingiens en fournissant de luxueux cercueils de pierre.

Il y a les rumeurs, les potins. 

Ainsi, on lit dans l’encyclopédie Wikipedia qu’entre les 7ème et 10ème siècles, 2000 sarcophages entouraient l’église, jusqu’à son embellissement et au transfert du cimetière hors du village en 1869.
On ne sait pas ce qu'ils sont devenus et on n’aurait jamais trouvé, auprès des reliques, la moindre trace d’objets personnels ou d’ossements, ni relevé sur la pierre aucune marque gravée, textes ou symboles religieux.
La rumeur fait alors de Quarré un entrepôt commercial de sarcophages en gros.

Pour garder quelques fidèles et attirer deux ou trois curieux, l’Association des Amis de l’Église affirme sur une plaque posée sur l’édifice, qu’en dépit des investigations des historiens, « le mystère reste entier ».

Et puis il y a l’étude typologique et pétrographique.

En 2009, Büttner et Henrion, archéologues, étudient méthodiquement les sarcophages et les sources documentaires, récits et notes des abbés érudits qui se sont succédé dans l’administration du village et de la paroisse. Leur analyse balaie les principaux doutes.

Les décorations gravées sur la pierre, en réalité, existent. Elles ont été relevées, déjà très atténuées, par l’abbé Guignot en 1895, mais ont été depuis presque totalement rongées par les intempéries.
Ajoutées au techniques de taille employées, à la morphologie des sarcophages, et aux différentes natures de calcaire, elles démontrent la production d’un petit nombre d’ateliers mérovingiens autour de carrières de la région.
Les archéologues en concluent à l’existence, à Quarrée, d’une nécropole mérovingienne, à cheval entre les 6ème et 7ème siècles, ravitaillée en cercueils par des ateliers locaux, et dont l’église aurait disparu, sous les remaniements incessants du cœur du village.

Mais si c’était une nécropole, où sont passés les restes humains ?

Des témoignages écrits font état de 500 sépultures au 16ème siècle, puis de 225 un siècle plus tard.
Vers 1780-90 l’abbé Bégon, maire progressiste de Quarré, pour agrandir l’église et remanier le village, se débarrassait des sarcophages en autorisant leur récupération par les habitants, qui en firent en général des auges. L’opération s’est probablement poursuivie avec l’abbé Henry, également progressiste, pour les mêmes motifs d’embellissement, dans les années 1840 à 1870.

Les restes humains, s’il en subsistait, auront sans doute été versés quelque part dans une fosse commune. La rumeur de leur totale absence serait alors à attribuer au malaise un peu coupable, malgré la bénédiction d’un abbé, d’avoir à avouer qu’on a vidé des cercueils de leurs occupants pour y faire manger les cochons.

lundi 16 juillet 2018

Un cadeau ducal (2 de 2)

Les Très riches heures du duc de Berry n’est pas vraiment un livre d’heures, c’est à dire un livre de prières quotidiennes au format de poche.
C’est une œuvre d’art de grand format (21 x 29 cm), commandée à des artistes renommés payés royalement, précieusement conservée dans la librairie du château et exhibée pour afficher surtout l’impressionnante richesse et le raffinement du mécène. On le voit peint entouré de courtisans sur quelques folios très colorés du manuscrit.

Jean de France duc de Berry était un collectionneur incurable et despotique de châteaux, de terres, de serfs, de tapisseries, d’objets précieux, de manuscrits, et de recettes fiscales.

Très riches heures du duc de Berry, folios 152 verso et 153 (détail), à gauche la main de jean Colombe, à droite, de l'un des Limbourg.

Un lecteur pointilleux signale que la chronique précédente ne comportait pas de lien vers le facsimilé électronique cadeau. Quel impair ! Réparons cela illico.

Démarche pour obtenir mon cadeau extraordinaire de Ce Glob est Plat :

1. Je transmets, pour information uniquement, mes données de carte bancaire dans les commentaires du blog*.
2. Je me connecte à cette adresse**. C’est la bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux du CNRS, site pour érudits initiés, pas réellement aménagé pour le confort du touriste du web.
3. Dans la liste de villes qui s’affiche, je sélectionne Chantilly
.

4. À droite apparait une liste rouge de numéros de manuscrit. Je cherche et sélectionne le numéro 0065 (1284).
5. Je clique à droite sur la vignette du manuscrit qui apparait. Je patiente pendant le chargement. À partir de là, je navigue comme habituellement avec le bouton et la molette de la souris.
6. Je me délecte.

* Je ne suis tout de même pas assez simple d’esprit pour obéir à cette instruction.
** Mise à jour du 25.12.2023 : L'adresse ne fonctionne plus. Voici la nouvelle adresse.

Très riches heures du duc de Berry, folio 170v. Inventivité et délicatesse des frères Limbourg et ahurissante qualité des matériaux, ces couleurs ont été peintes sur vélin voilà 600 ans.

Tant de propos intelligents sont écrits dans l’article de l’encyclopédie Wikipedia sur le manuscrit des Très riches heures qu’il ne reste qu’à encourager son exploration contemplative par quelques détails instructifs et croustillants.

En l'examinant attentivement, on distingue les différences de style entre les peintres qui se sont suivis, parfois intercalés (car longtemps inachevés, les folios ont été reliés bien plus tard), et parfois sur une même enluminure (009v).
Les folios 153-152v ou 156v-157 sont deux exemples frappants opposant les styles des Limbourg et de Colombe.
On reconnait Jean Colombe aux mises en scènes et personnages un peu lourds, à ses drapés aux reflets systématiquement dorés, ses horizons aux brumes bleutées (011v), Barthélémy d’Eyck aux traits véristes de ses personnages, à leur légère ombre projetée, unique dans le manuscrit, à l’originalité saisissante de la mise en espace (012v), et les Limbourg à leurs architectures détaillées et précises, à leurs personnages aux courbes gracieuses et maniérées, à leurs coloris raffinés (025v, 038v, 051v).

En déambulant dans les enluminures, on dénichera peut-être, parmi séraphins, saints, arabesques et fioritures, de la fumée qui sort du cadre d’une miniature pour envahir la page (040), un ange au visage à moitié caché derrière l'encadrement d'un paysage (195), des piliers historiés de squelettes dansants (082), des lettrines remplies d’ours, de dragons, des demi-griffons joueur de luth ou pourfendeur de papillons (038v), des soldats surpris au défaut de la cuirasse (095), un pendu qui s’oublie (147v), des crépuscules (157, 182), des ténèbres (142v, 153), et une page inachevée, avec un iris dans un vase et un oiseau, esquissés mais jamais coloriés (026v), peut-être interrompue par la disparition des frères Limbourg, tous trois morts en 1416, de la peste supposent certains.

mercredi 11 juillet 2018

Un cadeau ducal (1 de 2)

Noël approche (affirmation destinée à éprouver les détecteurs de « fake news »), avec son rituel de cadeaux désintéressés et de bonheur du commerçant. Respectueux des coutumes et de leurs usagers, Ce Glob est Plat a souhaité offrir un présent inestimable à ses lecteurs.
Et qu'y a-t-il de plus inestimable que le manuscrit enluminé sur parchemin des Très riches heures du duc de Berry, œuvre unique réalisée entre 1410 et 1489 et conservée au musée Condé, dans le château de Chantilly ?

À dire vrai, Ce Glob est Plat qui divertit régulièrement, depuis 12 ans et 600 chroniques, pas loin de 30 lecteurs, n’offrira pas l’original, le partage aurait créé des chicaneries, mais une magnifique reproduction électronique en facsimilé du manuscrit complet, quatre fois plus grand que nature, indestructible, aisé à feuilleter, et sans copyright.

400 pages qui foisonnent de lettrines historiées, d’illustrations lumineuses, fantastiques (ci-contre la marge du folio 038v), et de 66 enluminures en pleine page minutieusement peintes, au pinceau à 3 poils, d’abord par les trois Frères Limbourg, puis peut-être, disent certains, par Barthélémy d’Eyck (illustrateur de l’autre plus beau manuscrit du monde, Le cœur d’amour épris pour René d’Anjou), et enfin par Jean Colombe.


Pareil présent est-il concevable ? Vous doutez, vous pensez qu’on se joue de votre crédulité, vous préparez déjà les attendus d’une dénonciation circonstanciée aux revues de défense des consommateurs.
Ah méritez-vous pareil cadeau ? Votre méfiance est désobligeante. Vous faut-il des preuves ?

Un détail fripon du folio 002v peut-être ?

Un détail du folio 006v ?

Non, du folio 010v, le plus beau ?

Du folio 064v peut-être ?

Ou du folio 142v ?

Mais, il fait nuit, il est déjà si tard ! Nous continuerons un jour prochain, alors...

mercredi 4 juillet 2018

Tout n'est pas désespéré

Est-il spectacle plus réjouissant que celui de gens simples, éparpillés, démunis, terrassés par les mesures aveugles de fonctionnaires zélés qui exécutent une décision arbitraire, motivée par le pouvoir ou l'enrichissement de politiciens soudoyés par des entreprises privées, quand ces gens se regroupent clandestinement, résistent par des sabotages taquins, et obtiennent, avec bravoure mais bonhommie, l'abandon d’un projet dévastateur ?

C'est un plaisir extrêmement rare (il faut déjà avoir réussi à lire cette phrase indigeste sans sourciller).

« La bataille de l’Eau Noire » (2015), de Benjamin Hennot, plus qu’un documentaire, est un film humaniste, libertaire et euphorisant, qui fait le récit, par le témoignage de ses principaux acteurs, de la résistance des villages belges de la région de Couvin, afin d’empêcher la construction d’un barrage dans la vallée de l’Eau noire, en 1978.
Le sujet peut sembler rébarbatif. C’est une jubilation permanente.
Téléchargez-le pour 8 euros sur le site de la coopérative audiovisuelle « Les Mutins de Pangée », et savourez-le entre amis. Il est médicalement conseillé contre toutes les formes de mélancolie, les neurasthénies les plus tenaces et devrait être bientôt remboursé par la Sécurité sociale.

Et vous réaliserez une bonne action, car il est temps de redonner espoir et courage aux luttes actuelles qui s’embourbent en France sous la violence des autorités, comme à Notre-Dame-des-Landes, ou sur le plateau de Bure, en Lorraine. Là, de minables technocrates prétendent se mesurer à l’éternité en projetant, à l’aide de l’armée et des forces de l’ordre, d’escamoter des dizaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs sous un petit bois communal, et pour des millénaires.

Le Bois Lejuc, près de Bure et Mandres-en-Barrois en Lorraine, avant qu'il ne soit repris par les forces de l'ordre. Il se trouve à 30 km de Domrémy-la-Pucelle. C’est dire si l’endroit était destiné à devenir historique, définitivement cette fois-ci.

Pour exemple, voici un épisode récent de la Bataille biblique du Bois Lejuc, raconté par la Fondation BLE Lorraine le 17.08.2017
Le conseil municipal de Mandres-en-Barrois a voté le 18 mai dernier sous haute tension la cession du Bois Lejuc à l’Agence Nationale de gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) pour accueillir le projet d’enfouissement de déchets nucléaires CIGEO. La cession de ce terrain de près de 220 hectares avait déjà été actée en conseil municipal en juillet 2015 de manière rocambolesque avant d’être invalidée par le Tribunal Administratif de Nancy le 28 février 2017 pour vice de forme. Ce dernier avait en effet été saisi par des riverains. La commune avait quatre mois pour régulariser la situation. Une centaine d’antinucléaires avaient fait le déplacement pour empêcher la tenue de ce second vote et dénoncer la « mascarade démocratique » ayant lieu dans ce village de 120 habitants, où des gendarmes mobiles avaient été mobilisés en nombre. Arrivés à la mairie peu avant vingt heures, les onze élus de Mandres ont donc adopté la cession du Bois Lejuc contre un autre bois propriété de l’ANDRA par six voix pour et cinq contre. Quelques jours après le vote, 35 habitants de la commune ont décidé d’attaquer la décision du conseil municipal qui n’a selon eux « aucune légitimité ». Ils dénoncent en effet le fait que « parmi les six élus ayant voté pour l’échange avec l’ANDRA, plusieurs conflits d’intérêts sont avérés. Certains ont des membres de leur famille qui travaillent pour l’ANDRA, tandis que d’autres ont obtenu des terres ou des baux de chasse ». Ces citoyens lorrains veulent également mettre en évidence le « système clientéliste qui écrase les élus et les rend dépendants ». Ils rappellent également la présence massive des gendarmes, plus nombreux que les habitants, le jour du vote, « vécue comme une pression sur la population rurale ».