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dimanche 11 mai 2025

Célébrons un bicentenaire (1 de 2)


La National Gallery de Londres, le plus important musée de peintures d’Angleterre, commémore ses 200 ans d’existence, NG200. Sur l’accueil de son site, elle diffuse un slogan percutant : "rassembler les gens et les peintures" (d’accord, ça n’est que la bête définition du rôle d’un musée de peintures). Elle y met en avant la gratuité de la visite de ses collections, et en profite pour solliciter des dons. Enfin le slogan est accompagné de quelques animations banales ; hier, c’était le défilement de détails d’une nature morte aux fleurs de Ruysch.


Mais c’est à partir d'autres sources, curieusement, qu’on apprend que le musée a rouvert, depuis hier 10 mai, une aile fermée depuis deux ans où se situe désormais l'entrée de la National Gallery, qu’il a totalement réorganisé le parcours de visite et les conditions de présentation et d'éclairage d’un millier de tableaux, qu’il a choisi au hasard un de ses adhérents qui a dormi parmi les chef-d’œuvres le 9 mai au soir, a été réveillé par le petit déjeuner d’un chef étoilé, a ensuite déambulé dans un musée à l'accrochage inédit et vide de visiteurs (qui attendaient dehors l’ouverture de l'évènement, à 10h), et en a profité pour découvrir en exclusivité le fameux panneau d’un peintre inconnu acquis récemment contre 20 millions de dollars (ce dernier n’était pas vraiment un mystère, le tableau est reproduit un peu partout, mais son iconographie est réellement déconcertante et Ce Glob en publiera prochainement une version en haute définition, téléchargeable of course).


Sur internet le musée est resté discret, sinon muet, sur tout cela. Il existe bien une page, qu'on ne trouve qu'en connaissant son adresse précise, où il survole le programme des évènements de cette année anniversaire, mais vous n'y verrez que les flagorneries et les complaisances habituelles du marketing le moins subtil : "le musée est à vous... c'est vous qui avez l'imagination et le talent... 1000 tableaux rien que pour vous..."    


En attendant d’aller admirer sur place les merveilles de Van Eyck, Mabuse, Léonard et les autres dans ces nouvelles conditions, notamment de lumière, fêtons ici ces furtives festivités avec une reproduction de 2.3 fois les dimensions originales (36 x 46cm) de cette nature morte de Ruysch, distinguée sur la page d'accueil du musée (et téléchargeable ici-même, puisque la National Gallery l’interdit).


Rachel Ruysch était une des peintres de fleurs (et un peu de fruits) les plus célèbres de son temps, achetée autant que Rembrandt l’avait été dans ses années prospères, et à des tarifs comparables. Le Rijksmuseum d'Amsterdam en conserve 4.

À Londres, avec 3 tableaux exposés, elle est la reine de la salle 28 de la National Gallery consacrée aux natures mortes flamandes et hollandaises. Ce bouquet de 1716 en illustration, silencieusement explosif, est un de ses plus beaux.


Les natures mortes de fleurs, très prisées dans le nord de l’Europe aux 17ème et 18ème siècles, jugées artificielles et passées de mode aujourd'hui, gardent cependant un peu de la sympathie du grand public, qui reste confondu devant la minutie de la réalisation et la générosité des couleurs. 

Bientôt, quand la plupart des espèces de fleurs de la planète auront disparu après l’extinction des insectes et oiseaux pollinisateurs, ces tableaux que les anglais et les hollandais appellent "vies immobiles ou tranquilles" justifieront leur nom français de "natures mortes" et seront certainement de nouveau appréciés et reconnus à l'égal des tableaux des peintres de ruines.


dimanche 28 avril 2024

Histoire sans paroles (51)


On reprochera peut-être au photographe de s’être préoccupé d’une plaque d’égout et des traces d’une sortie de garage, alors qu’il avait à 50 mètres un point de vue sur la façade occidentale de la cathédrale Saint-Maurice, à Angers.
C’était peut-être volontaire, elle est à moitié dans les cartons depuis si longtemps - ici en octobre 2022.

Pour résumer la situation - n’oublions pas qu’on est dans une Histoire sans paroles - il y avait dans le temps un porche, une vaste galerie qui prolongeait la nef de la cathédrale, un narthex, un caquetoire, voire une galilée disent les vrais spécialistes en désaccord avec Monsieur Larousse sur le genre de la chose. De style vaguement gothique construite à la Renaissance elle protégeait un épisode de l’Apocalypse de Jean, sculpté autour du tympan du portail et peint de diverses couleurs dont certaines du 12ème siècle. Très dégradée la galerie avait été détruite en 1806, offrant l’Apocalypse aux intempéries. Cependant les sculptures avaient été recouvertes d’un badigeon de chaux protecteur, qui s’encrassait depuis deux siècles.
Un jour quelque décideur s’intéressa au portail. C’était, voilà une quinzaine d’années, le début d’une longue période d’analyses et d’expertises. Il fut décidé de restaurer le portail et ses sculptures et de les protéger temporairement dans un coffre de planches en attendant l’édification d’une solution architecturale moderne, œuvre d’un célèbre architecte japonais choisi par le ministère de la Culture. 
L’ambitieux projet a pris naturellement un retard pour l’instant modeste. L’inauguration de la nouvelle galerie envisagée vers l'été 2024 se ferait plutôt vers la fin 2025. 

Le photographe pourra alors immortaliser cette façade occidentale occultée depuis 15 ans, embellie par un geste architectural contemporain, où l’artiste japonais dit avoir respecté les proportions du nombre d’or, ce qui, comme tout placebo, ne peut pas faire de mal, et où il affirme, contredisant avec bonne humeur un architecte inquiet et un peu trop minutieux assistant à sa conférence, que la lumière du soleil des soirs d’été ne touchera jamais de ses néfastes rayons directs les sculptures aux couleurs ressuscitées.

dimanche 17 mars 2024

Histoire sans paroles (50)

Mark Rothko, sans titre 1969, dernier tableau de la rétrospective chronologique à Paris en mars 2024. 
Dans les années 1930 Rothko peignait des scènes couvertes de formes évoquant des personnages qu’il disait mythologiques, dans les années 40 ces formes devenaient des taches floues aux teintes vives, dans les années 50 les taches se dilataient en grands aplats horizontaux aux couleurs intenses, dans les années 60 les couleurs s’assombrissaient progressivement, pour disparaitre dans une dernière série de rectangles, comme des paysages gris au ciel noir. Le peintre se suicidait en février 1970. On se demandait alors où étaient passées toutes les couleurs.

mardi 28 novembre 2023

Encore un petit vert...

Le vert Lamorinière au milieu de la gamme des verts de la maison Blockx.

Qui a un jour appuyé sur des tubes de peinture débouchés et fait des mélanges de couleurs sait que le tube de vert est inutile (comme l’orange et le violet) et qu’on obtient tous les verts imaginables en mélangeant, superposant ou juxtaposant essentiellement du jaune et du bleu.
 
D’ailleurs l’artiste parcimonieux et méfiant n’achète pas de tube de vert. Il porte malheur* et rend malade. Les pigments utilisés pour confectionner les verts, à base de cuivre voire d’arsenic, ont longtemps été dangereux et instables - on ne compte plus les tableaux de paysage dont le feuillage est devenu une bouillie brune ou grise.

* Au bout de ce lien, en bas d’un court et instructif récapitulatif sur les inconvénients du vert vous trouverez une captivante conférence (65min.) de l’inévitable Michel Pastoureau sur l’histoire du vert dans la peinture. Il déplore l’état lamentable des tableaux de Delacroix et de Constable et en accuse le mélange de mauvais jaunes avec de piètres bleus, mais il oublie que les tableaux d’autres peintres contemporains plus rigoureux qui utilisaient alors les mêmes matériaux, Ingres par exemple, n’ont pas subi ces ravages. C’est que la persistance des couleurs et des matières dépend pour une grande part des bonnes pratiques du peintre, notamment de l’emploi réfléchi des liants et de l’observation des temps de séchage.

Depuis, la chimie et la peinture en tube se sont nettement améliorées, et les fabricants de couleurs proposent maintenant d’opulentes gammes de nuances de vert, lumineuses, persistantes, siccatives et inoffensives, disent-ils.
Au moins simplifient-elles sur l’instant la vie du peintre de plein air, qui a rarement le loisir de fignoler mélanges et superpositions et n’a que le temps de déposer furtivement ses touches de couleurs entre deux averses passagères, les nuées de moucherons et la poussière soulevée par les rafales de vent.

Pour ajuster la chimie de leurs verts les marchands de couleurs vont jusqu’à s’acoquiner avec des peintres professionnels, et leur rendent parfois hommage en octroyant leur nom à un pigment. C’est ainsi que dans les années 1860, vers Anvers, le chimiste Jacques Blockx et le peintre François Lamorinière concoctèrent un "vert Lamorinière".

Lamorinière était alors un peintre paysagiste exclusivement et méticuleusement consacré aux arbres, déjà Chevalier de l’ordre de Léopold, et apprécié, pour ses teintes raffinées, par le Léopold suivant, fils du Léopold précédent, qui deviendra également roi des Belges, et propriétaire du Congo et de tous ses habitants. 
Blockx deviendra une marque renommée de produits de qualité pour artistes.

Personne n’aura sans doute compté le nombre d’arbres peints minutieusement par Lamorinière, de ses débuts autour de 1850 à son dernier tableau, vers 1898, quand il devenait aveugle. On en contemplera dans les musées de Bruxelles, Gand et surtout au Kmska d’Anvers (Forêt de lapins sapins, Forêt près de Schilde, Forêt sur l’ile de Walcheren, Marais sans aucun arbre - un moment de déprime du peintre, manifestement).

Valentina Sarafian, à Bruges, vend actuellement un bosquet d'arbres particulièrement échevelés, dont on dénombre une bonne centaine, peints sur un panneau d’acajou de plus d’un mètre (avec un chasseur, discret, pour l’échelle). 
Encadré, signé Fçois Lamorinière, daté de 1874 et authentifié au dos, le tableau contient certainement une bonne dose de vert Lamorinière, qui aura donc traversé déjà 150 ans sans dommages.

Le petit bois peint sur un panneau de bois par Lamorinière avec du vert Lamorinière, en vente chez Valentina Sarafian à Bruges.

mardi 25 juillet 2023

Ce monde est disparu (5)


Les amateurs de Jean-Léon Gérômeoh ne vous récriez pas, ils étaient tout de même 200 000 à se déplacer jusqu’au musée d’Orsay, en plein hiver 2010, pour voir la petite exposition rétrospective du monsieur - les gens de gout donc, seront ravis d’obtenir enfin une belle reproduction d’un joli Gérôme rose et bleu, une belle carte postale de vacances. Ce tableau est intitulé Le premier baiser du soleil, c’est chou, non ? 
Eh bien il vient de disparaitre, à nouveau, aux enchères de Christie’s, à Londres, mais on ne sait pour où. 

Le dernier propriétaire l’avait gardé 20 ans sans l’abimer. Il l’avait acheté 300 000$ en 2003. C’était alors une bonne affaire, le tableau venait de perdre presque la moitié de sa valeur en 4 ans et en traversant l’Atlantique, le propriétaire précédent ayant sans doute un besoin d’argent urgent. 
Pour compenser l’inflation sur 20 ans, le nouveau propriétaire aurait dû le vendre 500 000$. Il vient de le laisser partir contre 405 000. Ah, dans les lettres du mot spéculation, il y a bien centuplais, mais il y a aussi capitulons

On est loin des records de 2 ou 3 millions de dollars des Gérôme les plus convoités, mais ça n’est pas si mal pour un bout de toile d’un mètre sur 54 centimètres colorié depuis 1886. Vous aurez d'ailleurs peut-être remarqué d'incroyables différences de couleur entre chaque vente. Ç'est une preuve des avancées de la science photographique.

mercredi 10 août 2022

Nouvelles du front

Rappelez-vous, le 15 avril 2019, la cathédrale de Paris, retapée par Viollet-le-Duc au 19ème siècle, pas vraiment gracieuse mais imposant symbole de la France éternelle, Notre-Dame brulait, d’une étincelle profane sans doute, et à un rien de s’effondrer.

Le président français, soutenu par des milliardaires de ses amis alléchés par la vaste opération publicitaire, les marchés à venir, et les exonérations fiscales, promettait alors la réouverture de la cathédrale en 2024, juste à temps pour que l’inauguration à Paris du joyeux et gigantesque gaspillage des Jeux olympiques soit bénie par les représentants du dieu du 4ème arrondissement, aspergée par le goupillon et parfumée par l’encensoir, et afin que le touriste, habituellement deux fois plus nombreux que celui de la Tour Eiffel, revienne y dépenser sa longue épargne.

Mais au vu des fautes et incompétences diverses des gouvernements successifs dans la gestion des épidémies, des hôpitaux, des centrales nucléaires, et de tant d’autres services publics, on imaginait que la conduite des opérations de restauration ressemblerait plutôt au fiasco du réacteur nucléaire à eau pressurisée de Flamanville, et que la liturgie se réduirait à la distribution d’hosties contaminées au plomb sous une tente de la Croix-rouge sur le parvis de Notre-Dame.

Autre chef-d’œuvre du génie humain, la cathédrale de Beauvais, ambitieuse, trop haute, un chœur en voute de 48,5 mètres, qui s’effondrera en 1284, inachevée, estropiée, interrompue par la peste de 1347 et la guerre de 100 ans, une tour-lanterne qui s’écroulera de 153 mètres d'altitude un matin d’avril 1573, puis quelques siècles sous perfusion, et enfin ne survivant depuis les années 1990 qu'enserrée dans une prothèse, une vaste armature de poutres. Des capteurs hypersensibles attendent en temps réel son dernier souffle.

Mais c’était compter sans l’à-propos du président de la République, qui nomma sans attendre, pour piloter l’entreprise, un général à la retraite expert en cathédrales car fervent catholique, ressuscitant ainsi l’alliance, si fructueuse dans le passé, du sabre et du goupillon.
On se souvient que le général avait déjà secoué les amis de l’art gothique en enjoignant à l’architecte en chef des Monuments Historiques de "fermer sa gueule" alors qu’il donnait un avis sur la reconstruction de la flèche de la cathédrale.
C’était une saillie bienveillante, une souriante affirmation de l’autorité pour mobiliser les troupes dans une même direction. D’ailleurs le général d’armée vient d’affirmer la constance de sa détermination et la pondération de son optimisme dans un récent entretien dans le journal Le Figaro

Et ses paroles ont tant de retenue, de sens cachés entre les mots, comme dans une poésie, que les optimistes y voient déjà les présages d’une réussite éclatante et les pessimistes d’une déconfiture assurée.

"2024 est un objectif tendu, rigoureux et compliqué. Mais c’est surtout une ambition au service d’une mobilisation de tous. On se battra pour gagner cette bataille, et pouvoir ouvrir au culte, en 2024. À cette date, Notre-Dame sera complètement nettoyée, au point que les visiteurs auront un choc visuel en entrant."
"Mon travail est de trouver […] des solutions pour s’adapter à l’imprévu. Jusque-là, nous avons toujours trouvé les moyens de nous adapter, d’avancer et d’écouter les clignotants lorsqu’ils passaient à l’orange."

On notera évidemment que ces nouvelles du front n’apportent pas d’information sur l’avancement réel de la bataille, ce qui est normal, c’est la censure de guerre. Le Figaro pourrait être intercepté par l’ennemi, ruinant alors tous les plans du stratège.

Enfin les esthètes auront remarqué le touchant aveu synesthésique du général, quand il déclare entendre les clignotants qui changent de couleur. D’aucuns attribueront ce dérèglement des sens au stress ou au surmenage, mais c’est plus surement un hommage à Arthur Rimbaud, autre grand poète amateur d’armes, quand il écrivait A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu

mercredi 3 août 2022

"Détruire, disent-elles", une variante

Marc Chagall est un peintre très apprécié parce que ses tableaux sont frais et enfantins, que tout le monde s’aime et y vole dans les airs, humains, chevaux, et même les anges, et joue du violon. Les vaches aussi. Et il y a des couleurs, du bleu, du jaune, du rouge et du vert, notamment. C’est en quelque sorte le Peynet de la peinture moderne. Une telle simplicité suscite inévitablement des imitateurs.

Madame X, riche, distinguée et américaine, avait acheté aux enchères chez Sotheby’s en 1994, contre 180 000$ d'aujourd'hui, une aquarelle du maitre dont elle s’était amourachée jusqu’à l’accrocher dans sa chambre à coucher.
Pour la maison de ventes le pédigrée de l’œuvre ne faisait alors aucun doute et elle jugea inutile de le présenter au comité Chagall, organe créé en 1988, après la mort du peintre, par ses petites-filles devenues légalement juges ultimes en matière d’authenticité des œuvres de leur grand-père.

En 2020, par manque de place et par désaffection, madame X, toujours conseillée par Sotheby’s, décidait de se défaire de l’œuvre. Sotheby’s proposait de la soumettre à l’expertise du comité Chagall, simple formalité qui renforcerait grandement sa valeur marchande, et faisait signer à l’ingénue intéressée la clause classique d’irresponsabilité de la maison de ventes quant aux résultats de l’expertise.

Hélas, trop accaparée par une longue vie de réceptions et de bienfaisance, madame X n’avait pas eu le temps de lire notre chronique du 26 avril 2014, où la même maison d'enchères avait vendu en 1992, pour 240 000$ actualisés, un tableau du même peintre à un collectionneur anglais, et où croyant en tirer quelque profit, ledit amateur insulaire l’avait soumis 20 ans plus tard au comité du même nom, et s’était vu en retour prié par la justice de détruire l’œuvre devant huissier en tant que faux, et de payer tous les frais de procédure.

Le respect de la réglementation sur les droits d’auteurs interdit de reproduire ici des œuvres de Marc Chagall avant l'an 2056. C'est regrettable, c'est imbécile, mais c'est la loi. Il faut bien que les héritières du comité Chagall aient les moyens de payer les timbres des centaines de lettres de refus (parfois surtaxées vers l'étranger) et d'entretenir le bucher des œuvres qu'elles excluent du catalogue. En compensation, voici une photo de vacances absolument incongrue qui aurait mieux illustré notre rubrique d’histoires sans paroles stagnante depuis juillet 2021.


Le comité déclara en 2020 que l’aquarelle de madame X présentait effectivement les thèmes récurrents chers à Chagall, les amoureux, le bouquet, le cheval, le coq, le croissant de lune, mais qu’ils "manquaient de réelle présence" et que c’était un faux inspiré d’autres tableaux du maitre. Les mêmes causes ayant, en règle générale, à peu près les mêmes effets, le comité prévoyait, conformément à la loi française, d'en demander à la justice la saisie et la destruction. 

Évidemment fort déçue, madame X poursuit maintenant la société de ventes en justice.
Sotheby’s, qui en a vu d’autres, rétorque que l’action n’a aucun fondement juridique puisque le délai pendant lequel elle garantit l’authenticité des œuvres, qui est de 5 ans, est ici largement dépassé. Cependant magnanime, elle accorde à madame X un avoir de 18 500$, qui représenterait le bénéfice fait sur la vente de 1994.

Nous retiendrons donc de cette mésaventure qu’en matière d’œuvres d’art l’authenticité expire précisément 5 ans après la vente, après quoi elles peuvent bien être attribuées à n'importe qui, mais qu’une certaine part de repentir ou d'excuse du vendeur, représentant environ 20% du montant de la transaction, reste envisageable après ce délai, geste qui permet de réduire d'autant la déception de l’acheteur. 

Retenons également des bévues de la maison Sotheby’s sur Chagall qu’elle n’est pas véritablement experte en la matière. Depuis 9 ans, elle n’a proposé à la vente qu'environ 3200 Chagall dits authentiques, dont seulement 80 à 90 ont dépassé un million de dollars, et c’est un hasard si les 2 Chagall jusqu’à présent les plus chers en vente publique l’ont été le 14 novembre 2017, lors d’une même vente, pour 16 000 000$ et 28 500 000$, exactement à New York chez Sotheby’s.

dimanche 26 juin 2022

De l’utilité de la couleur

Sur le drapeau français, y'a que le bleu qui se boit pas.
(Le grand café des brèves de comptoir 2014, JM. Gourio)

La perception de la couleur est une invention extraordinaire de la nature, elle permet à l’être vivant le plus primitif doté d’un minimum de mémoire de distinguer d’un coup d’œil le mal du bien, l’interdit du permis.

Aujourd’hui les couleurs jaune et bleu sont en vogue dans le monde politique et culturel parce qu’elles ont été agressées et envahies par le blanc, le bleu et le rouge. Attention à ne pas confondre le blanc, le bleu et le rouge avec le bleu, le blanc et le rouge. Ces dernières sont les couleurs d’un peuple pacifique mené par un autocrate crapuleux mais gentil à la télévision, alors que les premières sont d’un peuple docile dirigé par un autocrate psychopathe et méchant. Ça n’a rien à voir.

La National gallery, le grand musée londonien, révoltée par cette injustice, a recherché dans ses immenses collections tout ce qui aurait pu être étiqueté "russe" par facilité, mais qu’une analyse plus approfondie pourrait restituer à l’Ukraine.
Opportunément, elle conserve dans ses réserves un pastel d’Edgar Degas de 1899, qui figure des danseuses folkloriques russes, et sur les costumes desquelles avaient été remarqués depuis bien longtemps - déclare-t-elle - des petits rubans jaunes et d’une sorte de bleu, tressés en guirlandes.
Elles seront donc désormais appelées "danseuses ukrainiennes" dans le catalogue du musée (on les trouve néanmoins encore en cherchant "russian dancers"). Trop fragile, l'œuvre est rarement exposée.


Dans un conflit armé, il ne faut pas abuser des couleurs. Ici, dans un détail de la bataille de San Romano par Paolo Uccello, également à la National gallery de Londres, on ne parvient pas à distinguer qui est l’ennemi de qui, et on sent les combattants complètement désorientés et l’issue de la bataille incertaine.

Le catalogue de Degas en ligne dénombre 11 autres pastels* de cette série, dessinés par le peintre entre 1895 et 1905, et représentant des danseuses folkloriques**. On y voit des costumes nettement blanc, bleu et rouge dans une version du musée de Houston et dans une collection privée. Ce dernier est agrémenté de guirlandes jaune et bleu.

   * Dans le dialogue, saisir "russe" dans la rubrique "par nom de l’œuvre".
   ** L’Ukraine était alors une province dans les empires russe et autrichien.

Costumes ukrainiens ou non, l’histoire de l’art est accueillante, elle n’a jamais été regardante sur ces petits arrangements. À chaque jour sa vérité.
C’est un geste délicat de la part du musée londonien, même s’il ne changera rien au destin du peuple ukrainien, indifféremment exploité, pillé, affamé, déporté, pollué, irradié et massacré, depuis plusieurs siècles

vendredi 31 décembre 2021

C’est trop injuste

Quatre tableaux rouges, bruns et noirs de Mark Rothko. L'exactitude des couleurs n'est pas garantie, les bonnes reproductions sont rares sur internet.

Mark Rothko est un artiste envoutant, passé par les étapes courantes des peintres du 20ème siècle, de la figuration simplifiée, genre Matisse, aux grandes plages de couleurs vives superposées de la maturité (la période préférée du public et du marché de l’art), puis, définitivement insatisfait malgré le succès et affaibli par la maladie, aux surfaces brunes, grises et noires. il s’est suicidé à 67 ans.


Un tableau rouge, brun et noir de Philippe de Champaigne, peint en 1664 et vendu chez sotheby’s le 10 novembre 2021.
 
Philippe de Champaigne, « bon peintre et bon chrétien », à l’art rigoureux et dépouillé comme celui de Rothko, avec les mêmes couleurs, aurait peint 11 portraits du cardinal de Richelieu, d’après Wikipedia. Sa manière n’a pas sensiblement changé au long de sa vie. Il est mort renommé à 72 ans.

Au 17ème siècle, peindre était un artisanat. Il exigeait un long apprentissage. Après 350 à 400 ans les tableaux de Champaigne sont intacts. On n’en dira peut-être pas autant des toiles de Rothko dans trois siècles. 

Le portrait de Jérôme Bignon reproduit ci-dessus, peint en 1664 par Champaigne, vient d’être acquis aux enchères chez Sotheby’s pour l’équivalent de 65 000 dollars, dans la fourchette de l’estimation. Ça n’est pas un record pour le peintre, mais un bon indicateur. 
La moindre toile de Mark Rothko sur le marché ne s’enlève pas à moins d’un million de dollars, et on trouve 5 fois le nom du peintre dans le palmarès des œuvres de plus de 50 millions de dollars, à l’égal de Van Gogh, et pas loin de Picasso.
En résumé, pour le prix d’un tableau de Rothko, on en achètera environ 1000 de Philippe de Champaigne (c’est une hyperbole, bien entendu, Champaigne n’a jamais peint tout ça).

Comment les œuvres de ces deux artistes, à qui on reconnait autant de talent et qui mirent le même raffinement à peindre d’austères formes colorées sur des toiles tendues, peuvent-elles avoir aujourd’hui des valeurs si éloignées ? 
On nous répondra que les cotes et les prix sont le reflet des désirs du moment, qui dépendent des inclinations d’une société, des engouements de la mode, et qui sont injustes puisqu’ils font des choix.

Soit. 

samedi 1 mai 2021

Graff sous graffitis

Les artistes de notre temps côtoient journellement sans trembler les plus profonds gouffres de la pensée, dans lesquels les profanes, vous et moi, verserions au moindre faux pas.

C’est la mésaventure qui vient de surprendre un couple d’amateurs d’art ignorants, quand la police de Séoul (Corée du sud) l’interpela, après l’avoir identifié sur l’enregistrement des caméras de surveillance d’une galerie de peinture qui exposait des œuvres de graffeurs (*).
(*) Artistes révoltés auteurs d’un art de rue illégal et fugace, sous la forme de fresques murales (graffs), mais qui n’a plus rien d’éphémère depuis qu’il se fait en atelier, s’expose dans les galeries chics et se vend chez Sotheby’s ou Christie's.

Le couple ne nia pas l’acte de vandalisme reproché. La scène enregistrée était sans équivoque.

Reconstitution : devant un large tableau d’une quarantaine de mètres carrés couvert de superbes éclaboussures multicolores, à la façon du Jackson Pollock des années 1950, mais en plus guilleret, une silhouette s’empare d’un pinceau, parmi d’autres abandonnés au pied de la toile, le trempe dans un des pots de peinture ouverts proches, et en asperge timidement le centre du tableau de vert émeraude, puis recule pour évaluer et prendre une photo du résultat, tandis qu'une silhouette complice complète calmement le forfait, et repose innocemment le pinceau sur le sol. (voir illustration ci-dessous « Sans titre © JonOne (et Anonymes) », qui alterne l'œuvre avant et après le crime).


Pour justifier cet acte inqualifiable le couple déclara qu’il leur avait semblé évident que les ustensiles de peintre laissés sur place devant ce mur couvert de taches si gaies et fraiches étaient une invitation à participer à la création d'une œuvre d’art publique improvisée.  

Le débonnaire couple savait-il qu’une galerie en vue de la capitale n’expose pas de nos jours le pastiche d’une œuvre du siècle dernier sans une distanciation radicale, sans une audace intellectuelle qui la distinguera ? Et en l’occurrence l’inspiration était dans la présence du matériel de peintre de rue abandonné sur place, comme après un flagrant délit.  

La police, complaisante, relâcha le couple graffiteur jugeant le forfait involontaire et sans intention de nuire.

Décontenancé, JonOne, l’artiste étasunien offensé, qui a fait sa renommée en peignant sur des trains ou des murs de propriétés privées à Paris, et collabore aujourd’hui avec de grandes marques françaises, aurait déclaré à la presse « L’art devrait être religieux, vous ne peignez pas sur une église ».
Il se trouve surtout confronté à un dilemme.
Son œuvre, qu’il avait voulue un hommage à Pollock et que la presse généreuse en zéros estime à 400 000$, attire désormais une foule d’amateurs de selfies. Alors il hésite à faire nettoyer les taches tant qu’elles stimulent sa renommée, et s’oriente probablement - dit un responsable de l’exhibition - vers une remise en état (pour 9000$ couverts par l'assurance) à la fin de l’exposition, quand l’effervescence médiatique sera retombée et que les réseaux sociaux hostiles à la restauration seront passés à autre chose.  

Depuis l’évènement la galerie a installé autour du tableau et du matériel du peintre une clôture basse, dénaturant certes un peu le concept de l’artiste, mais matérialisant plus efficacement cette frontière fondamentale que tout le monde ne perçoit hélas pas immédiatement, et c’est le rôle pédagogique de l’art d’en faire prendre conscience, entre les idées et les choses.
 
Chroniques sur le même thème : Léonard et la tasse volante (15.08.2009), J'écris ton nom (28.02.2013), Améliorons les chefs-d'œuvre (08.11.2015), La déchéance de Gerhard Richter (18.05.2018)

mercredi 1 avril 2020

Améliorons les chefs-d’œuvre (16)


En dépit de la pandémie et de la réclusion planétaire les affaires continuent.
30 mars 2020, l’Agence France Presse signale qu’un tableau de Van Gogh vient d’être dérobé par effraction au musée Singer de Laren aux Pays-Bas.

On demeure surpris qu’il puisse encore exister un marché pour des tableaux documentés, reproduits, estimés en millions d’euros, dont la mise en vente serait immédiatement repérée et qui ne pourraient faire l’objet que d'une rançon. Et encore ! Rappelons que le panneau de gauche du polyptyque de Van Eyck dans l’église saint Bavon de Gand est une copie depuis 1934, parce que le gouvernement Belge a d’abord refusé de payer, et que le rançonneur est mort avant de dévoiler sa cachette.

Le titre courant du tableau volé est « Le jardin du presbytère de Nuenen au printemps ». Il date de 1884, mesure 57 cm par 25, peint à l'huile sur papier collé sur un panneau. Van Gogh passait alors deux ans dans le presbytère familial. Au fond de l’image, la petite église, aujourd’hui entourée d'arbres et de pavillons, porte le nom de Van Goghkerkje (l’église Van Gogh). Une autre vue de cette église, et une vue de la mer à Scheveningen, avaient été volées à Amsterdam en 2002 et retrouvées près de Naples en 2016 dans l’appartement d’un maffieux célèbre.

Contrairement au Van Gogh du musée Khalil du Caire volé en 2010 (voler un Van Gogh est décidément un loisir), cette fois, la presse ne s’est pas égarée dans des extrapolations et a tout de suite trouvé la bonne reproduction du tableau. L’adjectif « bonne » est pris ici dans le sens de pertinente, conforme, car elle figure bien le tableau volé.

Mais la reproduction en elle-même n’est pas bonne. D’ailleurs à sa vue les réseaux sociaux ce sont exclamés à l’endroit des malandrins « vous pouvez bien vous garder le tableau tellement il est laid ! »
Il faut reconnaitre que les tableaux peints par Van Gogh aux Pays-Bas au premier tiers de sa courte carrière sont très assombris, au moins autant par le vieillissement des médiocres couleurs et vernis employés que sous l’influence du gris plombé du ciel brabançon. Toutes les reproductions du tableau le confirment (voir notre illustration ci-dessus).

Rappelons que la tradition l’appelle « Le jardin […] au printemps », alors que la première image, du site BFMTV, tronquée, évoque plutôt l’automne, la suivante, du site WGA, presque l’hiver, et la troisième, du site ArtDaily ou du Monde, une fin d’hiver boueuse. Toutes proviennent de la même source plus ou moins manipulée.

Profitons alors de cette discordance pour ajouter, dans la quatrième image, une interprétation plausible en retirant de la troisième sa couche uniforme de vernis fortement jauni, ce que les outils graphiques comme Photoshop savent faire en une simple commande, mieux que les restaurateurs, pour retrouver en moins d’une seconde les couleurs d’un printemps naissant, la saison originale qui explique le titre de l’œuvre, comme Van Gogh l’a certainement peinte il y a 126 ans.

« On se prend à regretter que le tableau ait été chapardé ! » diront les réseaux sociaux.

Mise à jour le 25.09.2021 : L'auteur du vol du Van Gogh et de deux Frans Hals dans la région vient d'être jugé et emprisonné pour des traces d'ADN trouvées sur les lieux des vols. Aucun tableau n'a été jusqu'à présent retrouvé.

lundi 25 novembre 2019

Clichés de Conques


Conques [kɔ̃k] (prononcer konk) est un joli petit village de l’Aveyron, certains diront du Rouergue, ou du Midi-Pyrénées, voire de l’Occitanie, bref, du sud de la France, mais alors très au nord de tout cela, à peu de chose près en Auvergne, dans une vallée boisée.

Jadis florissante et fréquentée par les pèlerins qui partaient du Puy-en-Velay vers Compostelle, Conques était une ville. Si la tendance démographique, régulière depuis 1900, persiste, elle sera vide vers 2045, et seulement ouverte à heures fixes, comme un parc d’attractions.
Les employés et commerçants arriveront le matin en camionnette, un peu avant les touristes, rinceront les rues, rempliront les distributeurs de cartes postales, et aéreront l’abbatiale classée au Patrimoine mondial de l’humanité où parfois, en fin d’après-midi, seront données des pièces de musique baroque. 

Intérieur de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, transept nord et ambulatoire. Le piano à gauche qui parait plus récent que le petit orgue positif, à droite, ne l’est probablement pas. L’orgue a été créé en 2000 par J. Boissonnade.
Il parait que les vitraux sont du grand peintre abstrait Pierre Soulages. Leur vertu essentielle est de ne pas le faire remarquer.


AltL’abbatiale est célèbre pour les sculptures débridées du tympan de sa façade ouest, qui représentent un Jugement dernier. On nous informe, sur sa moitié droite, que « Les injustes sont tourmentés de supplices, brulés dans les flammes, ils tremblent devant les démons et gémissent sans fin. Les voleurs, les menteurs, les trompeurs et les rapaces avides, les voilà tous condamnés ainsi, de même que les criminels. Ô pécheurs, à moins que vous ne changiez de vie, sachez que le jugement sera rude pour vous ».
Mais pas d’affolement, ce sera après la mort, et les textes ne sont pas vraiment limpides sur l'échéance. Actuellement, on peut se gaver et profiter de tout et de tous.
Les textes gravés seraient truffés de jeux de mots et de finesses oulipesques. Tout cela est analysé avec beaucoup de sérieux dans le site définitif et d'une captivante érudition de P. Séguret.

À l'époque, on aimait aussi les couleurs vives. La pierre calcaire, après 800 ou 900 ans, en a conservé de nombreuses traces. Les couleurs d’alors ont d'ailleurs été extrapolées dans des spectacles lumineux, peut-être immodérément.
Il n’est pas impossible que l’engouement contemporain pour l’authenticité, et l'attrait pour les coloriages tapageurs, finissent par faire un jour de Conques un petit Disneyland de l’art roman.



mercredi 24 juillet 2019

Bonnard, l'invasion des couleurs

La liste des tableaux reproduits sur ces illustrations (titre, date et localisation) est consultable en commentaire flottant, en passant le curseur sur chaque image. Certains navigateurs, notamment sur tablette ou smartphone, ne savent pas utiliser cette fonction.


« …et voici la couleur ! »
Dans la série des « Petites phrases qui n’ont pas changé le monde », Georges Gorse, ministre de l’information de Charles de Gaulle, le 1er octobre 1967 sur la 2ème chaine de la télévision française.

Le peintre Pierre Bonnard, en 80 ans, de 1867 à 1947, a vu fleurir nombre de courants de peinture, de mouvements en « …isme », mais les a tous regardés passer distraitement ; il n’avait d’yeux que pour la couleur.

Admirateur de Monet, c’est la juxtaposition des teintes, le frottement des tons, qui l’émerveillaient, au point d’en oublier le dessin et d’abandonner les lignes, les ombres et les volumes.
Le sujet n’était plus qu’une charpente, une vague réminiscence derrière la profusion multicolore de la couche picturale, mais il ne le supprimera jamais, comme le fera Mark Rothko peu après, inspiré par la même idée fixe.

Eh bien ! Monsieur Pierre Bonnard a le plaisir de vous annoncer qu’il a été accueilli, depuis le 1er janvier 2018 déjà, dans la grande communauté du domaine public (suivre ce lien pour l’itinéraire), et qu’il vous autorise depuis et dorénavant à reproduire les images de ses œuvres n’importe où et en toute liberté, y compris d’en faire commerce.

Il regrette toutefois de ne plus pouvoir réagir quand il voit certains musées provinciaux, encore mal informés, s’attribuer frauduleusement des droits d’auteur et de reproduction sur des photographies de ses œuvres qu'ils contresignent de leurs initiales en surimpression.


samedi 22 septembre 2018

L'art officiel

Concept de couleur constituée de 47% de bleu Klein IKB et de 53% de noir Kapoor Vantablack, déposé à l’INPI sous le n°WO2056110109.
Le créateur l’a nommé « Bleu qui va cartonner en dollars ».


Parlons un peu d’art officiel. Il n’y a aucune raison de négliger l’art officiel.
On le côtoie tous les jours dans les lieux publics. Il est posé là pour faire réfléchir le citoyen, pour lui rappeler un évènement ou une personnalité, qu’il n’a même pas connus, ou pour détourner son attention dans un environnement urbain ingrat. Parfois les deux.
Il est financé par les impôts ou par de généreuses entreprises qui en obtiennent une large et durable publicité et de substantielles ristournes fiscales.

Anish Kapoor, par exemple, est un artiste très officiel, couvert d’honneurs, de prix et de médailles surtout britanniques.
Essentiellement sculpteur et contemporain, il exprime sa vision du monde avec des moyens contemporains : gigantisme des productions, formalisme simpliste facile à communiquer, bienfaits du droit d’auteur (copyright), maniement ingénieux de la provocation et de la presse (voir l’affaire du vagin de la reine, à Versailles en 2015).

Il expose généralement de grandes choses géométriques et monochromes qui tiennent à peine dans les lieux d’exposition, et de gigantesques objets de métal, polis comme des miroirs ou rouillés, et dont on ne sait trop comment se débarrasser une fois l’évènement consommé.
Ses œuvres se mesurent à la tonne. Cloud Gate, miroir en forme de haricot, entreposé à Chicago, pèse 100 tonnes (et 23 millions de dollars).

Après une période d’objets rouges, et comme Yves Klein, qu’il admire, l’avait fait en son temps avec une peinture bleue particulière dont il avait l’exclusivité commerciale, Kapoor a acquis la propriété industrielle d’une peinture d’un noir spécifique très absorbant (Vantablack) qu’aucun autre artiste au monde n’a désormais le droit d’utiliser sous peine de poursuites judiciaires.
Ainsi tranquillisé par son dépôt de brevet auprès des institutions idoines, Kapoor en dispose des trous partout où il passe, creusés dans le sol, de 2 mètres de diamètre et 2,5 de profondeur, et dont la paroi est couverte de ce noir mystérieux. Les visiteurs s’y inclinent, de loin, avec appréhension. Il appelle cela « Descente dans les limbes ».

Pour démontrer que l’art contemporain n’est pas fait que de concepts et que le noir Vantablack absorbe réellement toute la lumière, un visiteur soixantenaire est tombé récemment dans le trou, à la fondation Serralves, à Porto. Hospitalisé quelques jours, il ne peut pas porter plainte, car le Figaro dit que tout visiteur signe une clause de renonciation aux poursuites en cas d’accident.
Un trou similaire, exposé dans le parc de Versailles en 2015, avait été prudemment protégé de barrières.

Kapoor dit que ses travaux évoquent les grandes dualités, comme Terre-Ciel, Matière-Esprit, Lumière-Obscurité, Visible-Invisible, Conscient-Inconscient, Mâle-Femelle, Corps-Âme, Réalité-Reflet, et ainsi de suite.
Mais l’art est une expérience intime, et les objets de Kapoor expriment certainement aussi, pour d’autres que le créateur, d’autres dualités fondamentales, comme Débit-Crédit, Public-Privé, Assurance-Mutuelle, voire Sucré-Salé, ou Fromage-Dessert.
Et c’est là la puissance des concepts. Ils s’ajustent à tous les publics et toutes les circonstances.