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samedi 19 juillet 2025

Le 5ème Baugin

Lubin Baugin, Nature morte aux financiers v.1630, 60cm. En vente chez Vichy-Enchères le 16 aout 2025 à 13h45.

Le cliché de Vichy-Enchères n’étant pas présentable dans un blog sérieux et réputé, les innombrables défauts dans la couche de vernis qui la constellent de petits reflets insupportables ont été estompés dans notre reproduction. De même, les couleurs ont été alignées sur celles du catalogue de la vente (PDF 9p.), plus douces et froides.

Le coin de mur à gauche, le manche du couteau, le pain, donnent l’impression que le panneau peint a été rogné pour s’ajuster à un cadre préexistant ; en page 9 du catalogue, la signature en partie cachée par le cadre n’est plus tronquée.



On apprend, chez Vichy-enchères, dans un copieux dossier bilingue de 30 pages, qu’a été découverte, dans une collection privée de la région, une nature morte jusqu'alors inconnue, la 5ème attribuée avec certitude à Lubin Baugin. C’est un évènement. La Gazette Drouot en imprime même deux pleines pages d’un verbiage débordant des poncifs du genre (réservé aux abonnés, depuis peu !). Il est vrai que la trouvaille est exceptionnelle et mérite l’emphase ; il faut relancer le marché qui depuis des mois s’essouffle.


Le peintre


Né vers 1610 dans une famille de notables marchands près de Pithiviers, peintre fameux en son temps pour ses tableaux et décors religieux peuplés de personnages maniérés à l’anatomie vague et molle, comme d’un Corrège en caoutchouc, Lubin Baugin a été vite oublié. Seules quelques-unes de ses œuvres étaient signées, d’une écriture cursive en lettres minuscules.


Or, lors de la mythique exposition "Les peintres de la réalité" à Paris en 1934, un autre Baugin était révélé, auteur de quatre magnifiques natures mortes classiques et sereines, dont trois signées en capitales ⬪ B A V G I N , dont deux exposées depuis au Louvre et prisées comme les plus beaux exemples de la nature morte française au 17ème siècle. Elles illustraient naguère encore nos livres de classe (pour des reproductions, indignes du plus grand musée du monde, et qui en revendique des droits d’auteur, voir justement le catalogue en ligne dudit musée. Les plaintes sont à adresser à la direction du musée).


La documentation réunie par les spécialistes a montré depuis que les deux Baugin ne faisaient qu’un, qui avait parfait sa formation à Paris dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés entre 1629 et 1632*, où il avait peint les natures mortes, puis était parti à Rome pour l’habituel pèlerinage du peintre, y était resté 9 ans, et obsédé par Reni, Raphaël et surtout Corrège, n’avait plus peint, jusqu’à sa mort en 1663, que des sujets de dévotion dans une manière affectée.

* Peut-être d’abord auprès de Louise Moillon déjà bien établie à Saint-Germain, dont Baugin peint, dans ce qui est considéré comme son premier tableau connu, la même coupe qu’on trouve dans les cerises de Moillon.   


Aujourd'hui le Baugin mièvre et sirupeux pour cours d’instruction religieuse n’a plus la faveur que de rares érudits raffinés, quand le rigoureux et parcimonieux peintre des fragiles vanités quotidiennes est admiré comme "pionnier dans l’émergence de la nature morte française", disent les manuels.


La vente


Certainement convoité, le tableau, estimé entre 200 et 250 000€, vient d'être retiré des "enchères en live" mais pas du catalogue de la vente. Sans en saisir clairement les conséquences, on voit se profiler le scénario du panier de fraises : interdiction d’exportation, préemption par le Louvre, couinements simulés de sa présidente en quête de finances, appel éventuel à l'artifice "Tous mécènes", générosité bien calculée d'un mécène marchand de sacs à main, exposition au Louvre avec toute la publicité triomphante qui convient.


Pour connaitre la suite de cette histoire, il vous faudra revenir sur cette page dans un mois, après le 16 aout, ou début septembre quand les médias se réveilleront. Une mise à jour la résumera peut-être si la destinée de ces friandises qu’on consommait jadis en entremets leur a semblé suffisamment croustillante. 


Mise à jour du 18.08.2025 : Rien de ce que nous avions présumé ne s'est produit ; pas de grande bataille d'enchères internationale ; dans la torpeur de ce long weekend caniculaire, à l'heure de la sieste, le panneau est parti contre 440 000€ hors taxe et commission ou 550 000€ tout compris. Réapparaitra-t-il un jour dans un musée ? 

dimanche 11 mai 2025

Célébrons un bicentenaire (1 de 2)


La National Gallery de Londres, le plus important musée de peintures d’Angleterre, commémore ses 200 ans d’existence, NG200. Sur l’accueil de son site, elle diffuse un slogan percutant : "rassembler les gens et les peintures" (d’accord, ça n’est que la bête définition du rôle d’un musée de peintures). Elle y met en avant la gratuité de la visite de ses collections, et en profite pour solliciter des dons. Enfin le slogan est accompagné de quelques animations banales ; hier, c’était le défilement de détails d’une nature morte aux fleurs de Ruysch.


Mais c’est à partir d'autres sources, curieusement, qu’on apprend que le musée a rouvert, depuis hier 10 mai, une aile fermée depuis deux ans où se situe désormais l'entrée de la National Gallery, qu’il a totalement réorganisé le parcours de visite et les conditions de présentation et d'éclairage d’un millier de tableaux, qu’il a choisi au hasard un de ses adhérents qui a dormi parmi les chef-d’œuvres le 9 mai au soir, a été réveillé par le petit déjeuner d’un chef étoilé, a ensuite déambulé dans un musée à l'accrochage inédit et vide de visiteurs (qui attendaient dehors l’ouverture de l'évènement, à 10h), et en a profité pour découvrir en exclusivité le fameux panneau d’un peintre inconnu acquis récemment contre 20 millions de dollars (ce dernier n’était pas vraiment un mystère, le tableau est reproduit un peu partout, mais son iconographie est réellement déconcertante et Ce Glob en publiera prochainement une version en haute définition, téléchargeable of course).


Sur internet le musée est resté discret, sinon muet, sur tout cela. Il existe bien une page, qu'on ne trouve qu'en connaissant son adresse précise, où il survole le programme des évènements de cette année anniversaire, mais vous n'y verrez que les flagorneries et les complaisances habituelles du marketing le moins subtil : "le musée est à vous... c'est vous qui avez l'imagination et le talent... 1000 tableaux rien que pour vous..."    


En attendant d’aller admirer sur place les merveilles de Van Eyck, Mabuse, Léonard et les autres dans ces nouvelles conditions, notamment de lumière, fêtons ici ces furtives festivités avec une reproduction de 2.3 fois les dimensions originales (36 x 46cm) de cette nature morte de Ruysch, distinguée sur la page d'accueil du musée (et téléchargeable ici-même, puisque la National Gallery l’interdit).


Rachel Ruysch était une des peintres de fleurs (et un peu de fruits) les plus célèbres de son temps, achetée autant que Rembrandt l’avait été dans ses années prospères, et à des tarifs comparables. Le Rijksmuseum d'Amsterdam en conserve 4.

À Londres, avec 3 tableaux exposés, elle est la reine de la salle 28 de la National Gallery consacrée aux natures mortes flamandes et hollandaises. Ce bouquet de 1716 en illustration, silencieusement explosif, est un de ses plus beaux.


Les natures mortes de fleurs, très prisées dans le nord de l’Europe aux 17ème et 18ème siècles, jugées artificielles et passées de mode aujourd'hui, gardent cependant un peu de la sympathie du grand public, qui reste confondu devant la minutie de la réalisation et la générosité des couleurs. 

Bientôt, quand la plupart des espèces de fleurs de la planète auront disparu après l’extinction des insectes et oiseaux pollinisateurs, ces tableaux que les anglais et les hollandais appellent "vies immobiles ou tranquilles" justifieront leur nom français de "natures mortes" et seront certainement de nouveau appréciés et reconnus à l'égal des tableaux des peintres de ruines.


dimanche 6 avril 2025

Invendus (6)

Le chiffre d’affaires des maisons d’enchères aurait baissé de 26% entre 2023 et 2024, alors qu’il avait retrouvé un peu de vigueur après la pandémie. Cependant le nombre d’invendus a peu progressé, à peine 2,4%. C’est dommage.
 
Car s’il est un domaine du commerce où l’amateur peut se réjouir de l’existence des invendus, c’est bien celui des ventes d’objets d’art aux enchères. Il aura pu, non seulement approcher les œuvres de près, les admirer, les photographier, les toucher même, et engranger de belles reproductions fournies par les maisons de vente, mais il aura aussi toutes les chances de les revoir mises en vente quelques mois plus tard ; alors que les œuvres qui auront trouvé acquéreur disparaitront le plus souvent pour longtemps dans un coffre, un appartement privé, les réserves d’un musée ou la zone franche d’un paradis fiscal. 

Admirons donc encore quelques récents échecs des maisons de vente. 
Hélas elles effacent souvent de leur site les traces de leurs revers, d’où la nécessité d’une chronique des invendus plus sérieuse que celle de Ce Blog. (Pour les invendus déjà évoqués ici, cherchez le mot "invendu" ou le mot-clef "invendus"). 


Aagaard, Carl Frederic : Rochers dans un champ, Allinge, ile de Bornholm, Danemark, 1887, huile 106×188 cm (Vente Bruun juin 2024, estimation 20k$, invendu)


Aagaard, paysagiste danois, connut succès et récompenses dans son pays entre 1855 et 1895. On le dit moins talentueux que son professeur, Christian Skovgaard, ce qui resterait à démontrer, à la vue de certains paysages de l’élève. Et il a l’avantage non négligeable sur Skovgaard d’être un des premiers peintres de tous les temps grâce à l’ordre alphabétique. La reproduction ci-dessus n’est pas d’une qualité extraordinaire mais quelques détails plus lisibles sont disponibles : le petit troupeau et le rocher à gauche, les femmes et le rocher au centre, les faucheurs et le champ à droite.

Rappelons pour qui souhaiterait voir un panorama presque continu de 500 paysages danois du 19ème siècle que Wikimedia propose ça dans l’infinité de ses ressources.


Bellotto Bernardo : Rome, vue du Colisée et de l’arc de Constantin, après 1740 d’après un dessin de 1720 de Canaletto (son oncle), huile 61x98 cm (Vente Sotheby’s mai 2023, estimation 800k$, invendu)

On notera les croix au sommet du Colisée, car il appartenait depuis des siècles au Vatican qui y avait construit une église, y représentait des passions, et en même temps le vendait pierre par pierre pour construire une basilique et de nombreux palais alentour. 
Aujourd’hui l’endroit est envahi par tant de touristes que la visite est limitée à 75 minutes, à 3400 visiteurs simultanés par heure, soit 30 000 par jour. Résultat, plus de 12 millions en 2024, 33% de plus que le Louvre.


Cornelis de Heem : Nature morte de pêches et de cerises sur un plateau avec d'autres fruits, noix et tournesols, huile sur toile 57x75 cm, signée sur l’entablement à gauche (Vente Lempertz, estimation 165k€, invendu en novembre 2023, vendu 202k€ avec frais en mai 2024)

Fils et digne élève du célèbre peintre de natures mortes Jan Davidsz de Heem - qui peignit, au 17ème siècle pendant une soixantaine d’année, des montagnes de fleurs, de fruits et d’insectes, quelques crânes et divers homards - Cornelis poursuivit dans la même veine avec une virtuosité parfois égale. D’ailleurs le tableau ci-dessus n’est pas resté longtemps invendu. Boudé en novembre 2023, il disparaissait sans faire d’histoire au prix de l’estimation dans la vente suivante en mai 2024.
Cornelis eut un fils, David Cornelisz, qui, moins doué, se chargera de clore la tradition familiale des natures mortes. C'était la quatrième génération.

vendredi 11 août 2023

De la conservation des fruits dans l’art

C’est un phénomène inattendu, mais dans l’art les fruits se conservent d’autant mieux que l’œuvre est plus ancienne. La banane de 2019 de Cattelan doit être renouvelée toutes les semaines d’exposition. Les fruits de Caravage (détail ci-dessus) exposés à la pinacothèque Ambrosienne de Milan n’ont jamais été remplacés depuis plus de 400 ans.

"Art" est un de ces mots bien pratiques qui n’ont aucun sens précis, comme "beau", et qui permettent aux humains de croire qu’ils se comprennent, chacun en ayant une définition personnelle. En fait l’art n’existe pas vraiment, ou alors disons, pour être constructif, qu’on trouve peut-être de l’art quand plusieurs personnes croient détecter une idée, une intention, dans l’activité d’une ou plusieurs autres, et qu’elles se mettent à pérorer sur cette idée.

Maurizio Cattelan, artiste italien, produit au moins une idée tous les matins, quand il s'ennuie sur ses toilettes. Pour montrer ses idées à ses admirateurs, et en vivre, il les matérialise en les faisant fabriquer, par des artisans compétents, par exemple Daniel Druet, réalisateur de nombreux "autoportraits" sculptés de Cattelan et d’autres personnalités, comme le Pape ou Hitler. Druet a d’ailleurs été débouté par la justice après avoir réclamé, assez maladroitement, la reconnaissance de son rôle majeur dans la création des œuvres de Cattelan (parce que l’art est dans les palabres sur les idées, pas dans la chose qui en résulte, on l’a dit plus haut, il faut suivre ! Et que ceux qui se demandent comment on peut trouver une intention en l’absence d'un résultat qui la concrétise n’ont qu’à s’adresser à la justice).

Cattelan produit aussi parfois des idées qui ne demandent pas de compétence particulière, mais qu’il ne réalise pas non plus. Ainsi, en décembre 2019, la foire d’art contemporain "Art Basel Miami Beach" exposait son œuvre appelée "Comedian", une banane scotchée sur un mur à 1,75 mètre du sol au moyen d’un ruban adhésif gris. 

Encore une fois, ne vous méprenez pas, l’œuvre d’art n’est pas la banane mais dans les 14 pages d’instructions illustrées détaillant la méthode pour la fixer et l’exposer, ce qui est très futé. La banane peut bien se dégrader, la procédure prévoit son remplacement hebdomadaire. La banane peut bien être furtivement consommée par un autre artiste à idées en mal de publicité qui passe par là, comme c’est arrivé à Miami ou Hong Kong, car dès le lendemain, si les commerces sont ouverts, une banane neuve reprend la même place, prête à être achetée 120 000$, contre un reçu pompeusement nommé "Certificat d’authenticité". 

Le galeriste de Cattelan aurait vendu trois "Comedian" durant la semaine de la foire, et offert une au musée Guggenheim de New York. La conservatrice en chef du musée en était toute bouleversée. Elle le dit dans un article du New York Times (voir également Artdaily), où s’enthousiasment aussi deux autres heureux propriétaires. 
Le Guggenheim n’a toujours pas exposé la banane, ni intégré cette acquisition majeure sur son site.
La propriétaire d’un exemplaire, qui attend toujours le mode d’emploi, déclare sereinement qu’il n’y a aucune urgence à l’exposer puisque c’est un concept, une idée qui survivra quoi qu'il arrive ; elle peut toujours exposer son reçu.

En réalité personne n’a exposé l'œuvre parce que c’est une idée empoisonnée, et c’est peut-être là la bonne plaisanterie de Cattelan, copiée - et même franchement décalquée - sur des collègues moins célèbres qui ont exposé bien avant lui des sculptures en matériaux périssables, savon, chocolat, couscous, lasagnes, fenouil (l’article du Times en évoque les questions de conservation muséale).
Non seulement les acquéreurs se moquent stupidement d’eux-mêmes en affirmant avoir acheté la banane comme "un symbole ironique de cette société absurde où une banane peut être vendue comme de l’Art", mais par surcroit ils ne peuvent pas matériellement l’exposer, il faudrait la renouveler perpétuellement.
D’ailleurs un des acquéreurs, réalisant un peu tard le piège où il s'est englué, prévoit dignement d’en faire don à une grande institution (moyennant donc déduction fiscale).

Quant à la conservatrice du Guggenheim, toujours ravie, elle représente les bénéfices d'une telle conception de l’art, un art qu’on n’a plus à conserver ruineusement dans des conditions contrôlées, un art ludique qu’on recrée d’après un mode d’emploi (voire au jugé quand la procédure n’existe pas), un art qui peut être dérobé, ingurgité, détruit sans inquiétude ni prime d’assurance exorbitante, enfin un art qu’on peut se procurer au dernier moment chez l’épicier du coin.

lundi 6 mars 2023

Comment peindre vite un Caravage

Menacé de décapitation par la justice pontificale pour avoir tué un noble influent, Caravage, fuyant Rome puis Naples, séjourne de 1607 à 1608 à La Valette, sur l’ile de Malte, où il peint 5 ou 6 tableaux dont l'immense (5,20m de large) décapitation de Jean-Baptiste (détail ci-dessus) pour la cathédrale de la ville. C’est l’un des deux seuls tableaux signés de Caravage (avec une tête de Méduse de 1597). Il s’est identifié au décapité en signant de son prénom "f michelAng…", en imitant un tracé au doigt dans le sang du saint.


Il y a quelque temps déjà nous avons dévoilé que Caravage, cet inventeur de génie qui bouleversa l’histoire de la peinture en remplaçant les douces ombres de la Renaissance par de crasseuses ténèbres, peignait de la main droite et portait donc l’épée à gauche, révélation essentielle.
Aujourd’hui nous découvrirons dans une courte vidéo de 15 minutes, que contrairement à la belle fiction qu’on raconte encore pour endormir les enfants, Caravage ne peignait pas ses grandes toiles sans dessin préparatoire.

Le site ARTEnet publie des vidéos décrivant de façon digeste, démonstrations à l’appui, les techniques picturales des peintres italiens classiques, agrémentées de force références. C’est très bien fait, mais il y a peu de versions françaises des vidéos, seulement Caravage et Léonard semble-t-il.

Comme on ne connait toujours aucun dessin sérieusement attribuable à Caravage, et que les moyens d’investigation scientifiques ne révélaient pas de traces de dessin sous les couches de pigment de ses tableaux, on accordait généralement foi à la légende et aux sources anciennes qui prétendaient qu’il peignait sans faire la moindre esquisse, sans même dessiner.
Pourtant la perfection de la mise en scène des personnages, dans la plupart des ses œuvres, où tout est calculé pour que le sujet s’inscrive parfaitement dans le cadre (en croix, en cercle, en escalier…), contredisait aisément cette prétendue improvisation. Mais Caravage comme Léonard est un génie, et un génie est capable de faire des miracles, de découvrir les lois de la gravitation des siècles avant Galilée et Newton, ou de peindre des tableaux sans les mains, avec un pinceau magique comme dans les films de Walt Disney.

En réalité, les implications de Caravage dans nombre de rixes attestent son caractère impétueux, emporté, et son credo étant de représenter strictement la réalité, sans enjolivement ni fioriture, il jugeait sans doute inutile de perdre du temps à faire des dessins préparatoires qu’il aurait fallu reporter laborieusement sur la toile, donc les dessiner une deuxième fois, et faire à nouveau poser les modèles de longues heures pendant lesquelles les mouvements et la lumière déplaceraient encore les plis et les ombres.

Ainsi s’est-il fabriqué une méthode rapide. Sans doute à partir d'un croquis jetable de la mise en place des personnages, il gravait directement sur la toile apprêtée les contours déterminants du dessin, avec un poinçon afin que la trace reste sensible malgré les couches de peintures qui les recouvriraient, contours qu’il affinait ou précisait d’un pinceau rapide au pigment noir. Il ajoutait parfois, du même pinceau, les grandes lignes d'un rare décor. 
Puis il faisait poser les modèles l’un après l’autre. Pour chacun, il dessinait le modelé directement au pinceau sur la toile, avec une seule couleur siccative plus ou moins délayée, souvent d’une manière détaillée comme il l'aurait fait sur une étude préparatoire, avant de passer au coloriage.

Les instruments d'investigation modernes - dont l’inévitable scanner à réflectographie multispectrale à infrarouge - ont montré des "traces évidentes de dessin préparatoire dans beaucoup des œuvres du peintre" (dit la vidéo à 4’05"). 

Un tableau fait à la va-vite par le peintre fuyard peu avant sa mort, lors d’une dernière étape en Sicile à Messine, l’Adoration des bergers (actuellement au musée de Messine), ressemble assez à un tableau inachevé et illustre bien les étapes de sa méthode (malgré des reproductions disponibles catastrophiques)

Cette manière accélérée de peindre occasionnait évidemment erreurs et repentirs. Chaque personnage étant réalisé séparément, en commençant curieusement par ceux du fond, d’après les examens, il arrivait que le suivant, plus proche, déborde et recouvre une partie pourtant achevée du précédent (voir la vidéo à 12’17"). L'optimisation n'était pas toujours optimisée.

Et puis les personnages couvrant souvent toute la toile, qui est grande, Caravage n’avait pas toujours le recul suffisant pour éviter certaines erreurs de proportions et de perspective. Par exemple dans les Pélerins d’Emmaüs, à la National Gallery de Londres, la main droite de l’homme à la gauche du Christ (en rouge) donne l’impression d’être, en fonction de la perspective, deux fois plus grosse que sa main gauche. 

Enfin, l'impression de collage, de juxtaposition un peu artificielle qu'on ressent souvent devant les personnages de Caravage est ici sensible avec l’extraordinaire panier de fruits, chef-d'œuvre de la nature morte, qui semble en équilibre instable et près de basculer dans le vide.

vendredi 3 février 2023

Tableaux singuliers (17)


Nous nous inquiétions dernièrement et incidemment du sort des fraises de Chardin, ce tableau d’un panier débordant de fraises et d’un verre d’eau, acheté aux enchères le 23 mars 2022 à Paris par le musée Kimbell de Fort Worth au Texas, mais que la France cherche à s’approprier et a interdit de sortie du territoire, en attendant de réunir les 20,5 millions d’euros de l’adjudication (sans compter la commission)

En cherchant à connaitre le point de vue de l’acquéreur déchu sur son site internet on découvre, au mot "fraises", ce beau tableau en illustration qui abonde également en fraises (et en cerises). Elles furent peintes, 130 ans avant celles de Chardin, par Louise Moillon, peintre renommée en son temps, collectionnée par les plus nobles, mais dont la production parait s’être arrêtée dès son mariage, à 31 ans, et pour les 55 années qui suivirent.

Or, quand on retrace les circonstances de la vente de ces deux tableaux à la fraise, point une savoureuse coïncidence, presque romanesque. Voici les faits.

Mercredi 23 mars 2022, peu après 18h, chez Artcurial à Paris, au 7 rond-point des Champs-Élysées, assis dans la salle (que le film de la vente ne montre jamais de face), l’acheteur d’une galerie new-yorkaise pour le compte du musée Kimbell lève le bras régulièrement, depuis l’enchère de départ, 9 millions d’euros, jusqu’aux 20,5 millions de l’adjudication.

Jubilant de rentrer en Amérique avec le célèbre "Panier de fraises des bois" de Chardin sous le bras, il apprend, au moment de payer, que l’État français est sournoisement sur le coup, et qu’il va lui faire des misères, peut-être même le faire attendre deux ans et demi pour finir par lui dire "Oh finalement, on n’aime plus les fraises !" Et là, qui sait ce qu’il se passerait, le cas est si rare ? Il faudrait bien sûr payer le tableau, mais à quel prix ? Dans ce cas très particulier, le vendeur peut-il demander des intérêts pour retard de paiement ? Et deux ans et demi, au taux d’inflation actuel, même si le dollar maintient son ascension, ça chiffrerait ! 

Vendredi 25 mars 2022, le surlendemain, après une nuit fort arrosée et une journée très embrumée (ici c’est l’auteur qui imagine), l’acheteur américain inconsolable erre sans but sur le boulevard Haussmann et de dépit s’arrête devant la fameuse salle des ventes, 9 rue Drouot.
Il est 15 heures. Il se laisse tomber sur une chaise, au hasard, et c'est le mot fraise qui le fait sortir de sa torpeur : "Lot numéro 22, une nature morte à la coupe de fraises, panier de cerises et branche de groseilles à maquereaux, signée Louyse Moillon 1631, une huile sur panneau de 50cm par 36".
L’acheteur ouvre alors un œil sur une large assiette de faïence débordant de fraises, des fraises des bois comme chez Chardin, avec un grand panier de cerises. Et il croit entendre "on commence à 100 000 euros, one hundred…"
La suite est confuse. S’est-il cru dans un cauchemar en train de rejouer la scène chez Artcurial ?  Combien de temps l'hallucination aura-t-elle duré ?

Quoi qu’il en soit, celui qui emporta finalement l’enchère, exceptionnelle pour un Moillon, de 1 734 880 euros (Taxes et commission incluses), 10 fois les estimations basses, ne pouvait être que notre acheteur, puisque le 18 novembre suivant, les fraises qui firent enfin la fierté des cimaises du musée Kimbell de Fort Worth, près de Dallas en Amérique, étaient celles de Louise Moillon, dépoussiérées, rutilantes. 

Le Louvre possède 37 tableaux de Chardin qu’il expose presque tous. Il n’en a que 3 de Moillon et n’en expose qu’un, le plus beau restant dans les réserves. 
Tout à sa furtive manœuvre pour accaparer un Chardin supplémentaire hors de prix, il n’a même pas remarqué qu’un rare tableau de Louise Moillon, qui était dans ses moyens, partait pour l’Amérique. 

Note : en 1631 Louise a 21 ans. Avec ce tableau elle peaufine sa formation en copiant très exactement, fraise à fraise, un tableau de son beau-père François Garnier (parti à 34 000€ en 2008 à Drouot). En réalité elle dépassait déjà le maitre, dit-on, ce qui est difficile à juger d’après la mauvaise reproduction de l’original (page 44 ill.2). On remarque cependant qu’elle a aéré le sujet et modifié des détails comme l’anse du panier.

mercredi 27 avril 2022

Un autre fruit

On trouve parfois, ornementant des vases ou des meubles "art nouveau", ou sur des natures mortes hollandaises du 17ème siècle, et même dans un autoportrait d’Egon Schiele, le physalis, cette curieuse plante au fruit comme une cerise enfermée dans un calice de feuilles orangées ou jaunes, qui se transforme en cage, et dont on prétend parfois qu’il viendrait des Incas, de la colonisation espagnole du Pérou au 16ème siècle ; mais Wikipedia en aurait trouvé des traces de cueillette et de consommation déjà au néolithique, il y a 6000 ans, dans l’Ain.

 
Pendant que les grandes maisons d’enchères survendent leurs fonds de tiroir de Basquiat ou Monet ratés (ici l'estimation est indécente. On ne nous la dit qu'en privé), Dorotheum, l’antique maison viennoise, entretient son petit gagne-pain régulier en écoulant des tableaux de qualité généralement discutable, fin de siècle (le 19ème), mais à des prix très bas. Elle vend parfois des pépites aussi, un peu plus cher, mais pas au point de ne plus pouvoir compter les zéros comme chez les confrères chics. 

Et justement le 11 mai, Dorotheum vend une Arrestation du Christ, par Frans Francken 2, superbe et presque romantique (on est au début du 17ème siècle et on entend déjà les cuivres tonitruants d’un Richard Wagner), puis un beau et rare paysage de déforestation par Claude Gellée, et qui semble bien de la main du lorrain, et enfin, pour le prix d’un bel appartement en province, des physalis par Abraham Mignon, accompagnés de raisins, de pêches et de 7 insectes et un arachnide. Comme toujours chez Mignon, ça n’est fait que pour le régal des yeux et une douce somnolence de l’esprit. C’est le principal.

Pour mémoire, chez Dorotheum, on peut encore télécharger de magnifiques reproductions en haute définition. Ici pour Mignon, elle fait à l'écran 5 fois les dimensions réelles du tableau. De quoi s’émerveiller.

jeudi 27 janvier 2022

Des fraises de Chardin

 
C’était prévisible ! On ne parle déjà plus que de lui. Il va éclipser le prochain variant du coronavirus, le noyer dans sa propre vague, occulter l’augmentation des prix de l’énergie, le futur clone de président, peut-être même la superproduction saisonnière des studios Marvel. 
Le soir du 23 mars prochain, Artcurial et Turquin vendront un tableau mythique, pas un brimborion comme le soi-disant Léonard à 450 millions de dollars, non, un vrai chef-d’œuvre de l’histoire de la peinture, au pégigrée irréprochable, et français par dessus le marché.
Un des tableaux les plus purs de M. Chardin. Son unique nature morte avec œillets et fraises des bois. Il mesure 46 par 38 centimètres.

Exposé pour la première fois au Salon de l’Académie, au Louvre en 1761, dans un groupe de natures mortes sous le numéro 46, remarqué alors par le peintre Gabriel de Saint-Aubin, il avait fait depuis, amputé des deux cerises et de la pêche, la couverture du catalogue de la mémorable rétrospective Chardin au Grand palais de Paris, en hiver 1979. Il portait alors le numéro 115. C’est dire son prestige. 
 
Toute la presse spécialisée en parle donc, et en répète les mêmes choses. Le vendeur ne souhaite l'abandonner qu'à 12 ou 15 millions d’euros (17M$). Un autre Chardin, moins éblouissant, provenant de la même collection Marcille, a fait 8 millions de dollars en novembre 2021. Il faudra bien doubler la mise, l'époque est florissante (sur la branche d'activité).

Chardin JBS, Cafetière, trois aulx, verre d'eau (Pittsburg CMOA)
Petite anecdote méconnue, on distingue, au centre d’un autre chef-d'œuvre de Chardin, Cafetière, aulx et verre d’eau du Carnegie museum of art de Pittsburg (illustration ci-contre), la trace d’une pyramide de fraises que le peintre a remplacée en cours de réalisation par une cafetière, substitution confirmée par une radiographie faite au début des années 1980. Les deux verres d'eau étaient ainsi ensemble dans l’atelier du peintre vers juin ou juillet, à la fin de la décennie 1750.
On imagine que Chardin, voulant résolument peindre ce volume rouge, le trouva incongru sur son premier fond d’un brun-vert aquatique, l’effaça pour une cafetière moins dissonante, mais ne renonça pas à en faire un autre tableau avant que le modèle ne se gâtât, dont il éteignit alors l'éclat par un fond moins froid et en attirant l’attention sur les rouges contrastés des autres fruits et le blanc rutilant des œillets. 

Si l’on s’abstrait des formes et des couleurs du tableau pour regarder l’objet représenté, le panier de fraises des bois, on ressent un vague trouble, une contradiction entre la masse compacte, l’abondance presque écœurante des fraises, et la parcimonie monacale du reste de la toile. Loin des traditionnelles leçons de morale sur la vanité des plaisirs terrestres, on y verra peut-être une discrète perversité.

La revue Connaissance des arts prédit que la toile sera autorisée à l’exportation parce que le Louvre a déjà trop de Chardin en réserve, et pense qu’elle sera achetée par un de ces collectionneurs américains qui prospèrent aujourd’hui sur la crête des vagues sanitaires. 

Effectivement, le Louvre déborde de Chardin, mais très peu de merveilles de cette singulière qualité.
Une commission officielle pourrait même l’affubler du qualificatif grotesque de « Trésor national », histoire de le faire attendre pendant quelques années d’indécision dans les couloirs de l’administration, pour finir par ne pas réunir les moyens de l’acheter. 
Tout reste possible. Attendons le 23 mars. 

Le tableau a été peu vu depuis sa révélation, pour beaucoup, en 1979. Il va partir en tournée promotionnelle en Amérique. 
Quand les conditions de son exposition chez Artcurial à Paris seront publiées, vous les trouverez en vous rendant à la fin de cette chronique avant l’échéance, si vous pensez aller contempler ces œillets blancs peut-être pour la dernière fois, avant qu'ils disparaissent en des mains privées ou vers d'inaccessibles antipodes.

dimanche 6 septembre 2020

De Baschenis et des poussières


Evaristo Baschenis ou suiveur, instruments de musique remisés dans un intérieur (Vente aux enchères Christie's juin 2019).

 
Depuis le premier livre de la Bible des juifs et des chrétiens (1), tous les philosophes, les poètes, les sourates du Coran (2), les scientifiques les plus rigoureux, n'ont cessé de nous seriner que nous venons de la poussière, que nous ne sommes que poussière, et que nous retournerons à la poussière. C’est un point de vue propre à décourager les plus enthousiastes.
« C'est dire l'importance du plumeau » ajoutait Alexandre Vialatte dans une chronique de La montagne (3).

Les peintres ont échappé à cette métaphore, parce que la poussière est difficile à représenter en peinture, mais ils se sont rattrapés en multipliant, dans des allégories souvent surchargées qu'ils ont appelées vanités, les symboles bien visibles de notre insignifiance, crânes, sabliers, fleurs fanées, choses avariées.  
Certains, comme Pieter Elinga Janssens, ont bien figuré des femmes balayant la poussière dans des intérieurs du 17ème siècle, mais sans doute plutôt dans l'intention de vanter la propreté de la maison bourgeoise hollandaise. 
D'autres, astucieux, comme Tapiès ou Dubuffet, ont intégré la poussière comme pigment dans leurs œuvres, mais c'est un procédé un peu hypocrite, et le message reste brouillé.

Il existe pourtant un peintre qui s'est dévoué à la représentation de la poussière. On a peut-être rencontré ses tableaux, souvent de très grandes et élégantes natures mortes d'instruments de musique délaissés, aux marquèteries raffinées, luths, violons, violes, mandores, sans avoir forcément fait attention à la poussière et aux traces de doigts représentées sur le bois vernissé.
 

6 détails extraits de tableaux poussiéreux :
1ère colonne : Accademia Carrara à Bergame - Vente aux enchères juin 2019 (Baschenis ou imitateur) - Pinacothèque de Brera à Milan.
2ème colonne : Musée national de l'art occidental à Tokyo, - Vente aux enchères mars 2020 - Barber institute à Birmingham
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Ce peintre, prêtre et musicien, s'appelait Evaristo Baschenis, né et mort à Bergame, en Lombardie (1617-1677). Élevé dans un milieu culturel propice (4) il inventa un style dont il devint virtuose, et eut beaucoup de succès et d'imitateurs qui ne l'ont jamais égalé.

On le rencontre dans de grands musées, évidemment en Italie du nord, à Bergame et Milan, mais aussi à Boston, Rotterdam, Birmingham, Tokyo, et dans beaucoup de collections privées, donc de temps en temps sur le marché de l'art où les plus beaux sont très disputés (presque 1,5 million de dollars à New York en avril 2006).

En mai 2016, à Bergame, était exposé un tableau exceptionnel, d'une collection privée, très grand pour une nature morte (1,63 mètre de large), sans date et couvert de poussière. Baschenis avait eu la main un peu lourde en saupoudrant cette fois tous les instruments de son modèle, peut-être de cendre. Est-ce pour mitiger cette impression décidément funèbre que le peintre a ajouté à droite une poire, une coupe de pommes mures et un œillet fraichement cueilli ? 
 

Evaristo Baschenis, instruments de musique extrêmement poussiéreux et coupe de pommes, sans date (Bergame, collection privée)
 
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(1) Genèse 2-7, 3-14, 3-19, 13-16
(2) Sourates 13, 17, 22, 23, 27, 35, 37, 40, 56
(3) La montagne du 14 aout 1962, Chronique des plumeaux et des lions
(4) Ce lien et le précédent mènent vers des traductions automatiques par Gougueule, respectivement de l'italien et de l'anglais, qui ne sont donc pas totalement respectueuses de la grammaire française mais sans contresens majeur à 95%.