
Dans une revue spécialisée dans les ventes aux enchères
(1), on lisait il y a peu, sur une pleine page illustrée d’une très mauvaise reproduction rouge sang, une longue annonce où résonnaient les mots suivants :
«
chef-d’œuvre du ténébrisme […]
dernière scène nocturne de Georges de La Tour encore en mains privées […]
une de ses rares toiles signées […]
issue de la prestigieuse collection Machin […] »
Et «
Le public connaît bien cette jeune fille […]
dans des dizaines de publications, aussi bien qu’au musée Machin en 1948, au musée Truc en 1955, […]
en 1958, […]
entre 1976 et 1980, […]
1997 et 2005, en 2012 […] »
Et encore «
Le maître du clair-obscur, oublié pendant des siècles, avait été ramené à la lumière au début de la décennie (2) par le travail de recherche mené par Pierre R... et Jacques T..., lesquels s’accordent à placer la Fillette au brasier parmi les chefs-d’œuvre de fin de carrière du peintre, sa production aujourd’hui la plus appréciée des collectionneurs et du public. »
Impressionnant, non ? Une vente qui devrait faire un
carton…
On nous affirme, en préambule et en gras, qu'il s'agit d'un chef d’œuvre. Pour un commissaire-priseur, c’est le montant du gain estimé qui fait d’un objet quelconque un chef-d’œuvre. Ici, pas d’hésitation, on en attend au moins 3 ou 4 millions d’euros. Cette «
fillette au braisier »
(3) de 55 cm par 76 est le summum d'une
vente de 22 tableaux d’un collectionneur renommé.
Cependant, l’habitué effaré qui a vu adjuger en 2017 un Léonard de Vinci médiocre et sans doute pas de sa main, contre 450 millions d’euros, sait bien qu’un véritable chef-d’œuvre de Georges de La Tour, peintre aussi rare et incomparable que Vermeer, serait évalué au moins 10 à 20 fois l’estimation actuelle
(4).
Ensuite, l’annonce nous informe que c’est «
une de ses rares toiles signées ». N’exagérons pas. Au moins 15 toiles de La Tour sur environ 45 sont signées, essentiellement les nocturnes, pas toujours de manière lisible, et justement la Fillette au braisier est de celles dont la signature, presque invisible, reste controversée (sauf sur le marché de l’art, semble-t-il).
Et que vaut une signature, qui peut-être contrefaite beaucoup plus aisément que le style d’un peintre ?
À propos d'authenticité et de tableaux signés, faisons un petit jeu. Parmi ces 6 portraits de la maturité de La Tour (ci-dessous), des plus beaux de l’histoire de la peinture occidentale, ceux du rang haut ne sont pas signés et ceux du rang bas le sont. Un seul des 6 a été peint avec les pieds. Saurez-vous le reconnaitre (5) ?
Puis on nous raconte que le public connait parfaitement ce portrait de jeune fille, régulièrement exposé dans les musées les plus sérieux depuis 70 ans. C’est juste, les prêts d’œuvres majeures sont difficiles et couteux à organiser, si bien que les expositions s’étoffent de plus en plus avec des fonds de tiroir, qui en acquièrent ainsi un pédigrée plus respectable.
La « Fillette au braisier » est de ces bouche-trous. Le dessin en est incertain, globalement immature, la mise en scène plate et grossière.
Mais tout n’y est pas raté, et deux détails
(distingués en couleur dans l’illustration en haut), la face de la jeune fille et le braisier, avec les doigts de la main droite, pourraient être de la
main de Georges.
Enfin, dans une phrase bancale qui mélange décennies et siècles, le rédacteur appelle en secours deux experts renommés, qui ont effectivement beaucoup fait pour la reconnaissance de La Tour dans les années 1970-1980. Mais s’ils l’ont ramené à la lumière, ils n’ont pas allumé la lampe, et ce ne sont après tout que des experts, âgés, parfois académiciens de surcroit, et qui peuvent donc se tromper.
Ils sont associés ici malgré eux à des soi-disant «
chefs-d’œuvre de fin de carrière de La Tour », notion qui ne recouvre en réalité qu’un ensemble d’œuvres incertaines, souvent médiocres, que les spécialistes hésitent encore à attribuer au fils du peintre, Étienne, ou à des copistes ou suiveurs anonymes.
Quant à affirmer qu’ils constituent «
la production la plus appréciée des collectionneurs et du public », ça n’est que la rhétorique promotionnelle courante du représentant de commerce.
***
La vacation avait lieu à Cologne le 8 décembre 2020, en direct sur le site internet de la salle des ventes, Lempertz. L’image ci-dessous illustre le déroulement des enchères du La Tour, le numéro 11, entre 17h30 et 17h33.
Le cadrage de la vidéo ③ restera immuable durant toute l’heure de la vacation (la salle est probablement vide de public), rien ne semble se passer. Le vase de fleurs au premier plan ne manifeste aucune émotion, et le monsieur de la vidéo égrène des enchères en allemand et en anglais, parfois en retard sur l’affichage des montants, notamment au moment de l’adjudication, quand le montant adjugé s’affiche ② avant que le marteau s’abaisse, si bien qu’on se demande si tout cela n’est pas automatisé, et un peu désynchronisé. Impression vaguement démentie quand surgissent des erreurs de saisie, comme cette enchère-lapsus de départ à 24 millions pour le La Tour, rapidement corrigée en 2,4 millions ①.

En 3 minutes et seulement 6 enchères, le « La Tour » est parti un peu au dessus de l’estimation basse, furtivement, dans un grand silence. Rappelons que le vendeur touchera 3,6 millions d'euros, mais l'acheteur en paiera
4,34 millions, taxes et commission comprises.
En fin de compte, un bien beau moment qui a fait palpiter le cœur de tous les amateurs de belle peinture classique, écriront les chroniqueurs.
***(1) Gazette Drouot 43-2020 page 255(2) Quelle décennie ? On devrait sans doute remplacer par « début du siècle », la découverte de La Tour par Herman Voss datant de 1915, mais R... et T... n’étaient pas nés.(3) On disait « brasero » au 20ème siècle.(4) Le saint Jean-Baptiste de La Tour découvert en 1992 était préempté par l’État en 1994, suite à un imbroglio politique, pour l’équivalent de 20 millions d’euros d’aujourd’hui - mais estimé le double si la vente avait été régulière.(5) Petit indice, « Le souffleur au tison » du musée des beaux-arts de Dijon, signé « De La Tour f » (rang bas au centre), est unanimement reconnu comme un original de la maturité du peintre.
Mise à jour le 21.02.2022 : le tableau a probablement été acheté par un des Émirats arabes unis. Il est actuellement exposé dans le musée du Louvre Abu-Dabi.