Copyfraud, un piratage légalisé
Le premier janvier de chaque année, des hordes d'artistes morts depuis 70 ans (en règle générale) émergent de leur sépulcre glacé et rejoignent le Domaine public, un vaste espace de lumière où leurs œuvres appartiendront désormais à toute l'Humanité et deviendront gratuites et libres de droits. Quiconque pourra les reproduire, les diffuser, même en tirer des bénéfices (1).
Un vieux ministre bavant et grimaçant déclame alors sa pompeuse harangue « Entre ici, Saint-Exupéry (par exemple), avec ton terrible cortège, avec ceux qui sont morts depuis longtemps déjà... » Et un orchestre symphonique tonitruant joue l'hymne à la joie.
Pour fêter cette merveille de la nature, cet évènement d'une régularité quasi astronomique, il manquait un festival. C'est chose faite aujourd'hui.
Le premier festival du Domaine public vient de fermer ses portes. Et comme tout festival qui souhaite être visible et prospérer il a décerné des récompenses.
Mais, comme ils ont le gout de la plaisanterie et un budget insignifiant, les créateurs se sont arrangés pour que les lauréats de ces prix (qu'ils ont appelés Copyfraud awards) ne viennent jamais réclamer leur humiliant trophée, à l'instar des gagnants des Darwin awards. Rappelons que ces derniers sont décernés à des personnes qui sont mortes suite à leur comportement stupide et ont ainsi amélioré le patrimoine génétique de l'Humanité. Elles sont le plus souvent dans l'incapacité de venir chercher leur prix.
Dans le cas des Copyfraud awards c'est la honte qui devrait normalement empêcher les lauréats, car c'est toujours par cupidité et dans l'illégalité qu'on se commet dans une affaire de copyfraud.
« Copyfrauder » c’est prétendre avoir un droit sur quelque chose qui appartient en réalité au domaine public, c’est à dire à tous. C'est une activité qui s'épanouit autour des droits d’auteurs et des droits de reproduction. Et on frôle l’abus de pouvoir quand elle profite à une institution publique, ou à une entreprise privée qui aura soudoyé un personnage public. Les exemples sont légion, Ce Glob est Plat en a souvent parlé (2) et rappelons que le site Numerama publie chaque samedi un florilège des plus beaux abus de la propriété intellectuelle (Copyright Madness).
La copyfraud est beaucoup plus qu'un simple piratage puisqu’elle à le pouvoir de priver les autres des biens qu’elle s'approprie. Il est donc absolument moral, juste et salutaire de pirater ce qui a été copyfraudé. Vous suivez ?
Prenons des exemples. Saviez-vous qu’il est interdit, sans avoir payé des droits, de photographier la Tour Eiffel de nuit (exclusivement) et d’en faire l’usage que vous souhaiteriez ? Car des brevets et des marques ont été déposés sur tout le bazar du système d’éclairage. C’est l’archétype ; on détourne le domaine public (l’image de la Tour Eiffel) au bénéfice d’intérêts privés.
Même infortune pour les peintures de Lascaux, la pyramide du Louvre, la Grande bibliothèque de France, l’orgue restauré de Notre-Dame de Paris.
Vous trouverez une trentaine de ces cas savamment commentés dans la présentation des nominés (involontaires) aux Copyfraud awards par les organisateurs du festival.
La Bibliothèque nationale de France vend le fonds du domaine public à des entreprises privées, les musées interdisent la photographie des collections publiques, Tarzan est transformé en marque pour ne plus jamais rejoindre le domaine public, Saint-Exupéry est libre depuis quelques jours dans tous les pays de la planète sauf le sien, la France, jusqu’en 2032, la chanson « Happy birthday to you » appartiendrait à Warner Music, géant de l’industrie du disque qui réclame des droits chaque fois que cet air imbécile est chanté en public…
Devant l’exubérance, la profusion, la surenchère de bassesse, tous mériteraient d’être lauréat.
Cette année, parmi une douzaine de Smith et quelques milliers d’inconnus comme Jakob von Uexküll ou Onésiphore Turgeon, arrivent dans le Domaine public des ombres mémorables, Edward Munch, Sanford Gifford, Mondrian, Kandinsky, Félix Fénéon, Max Jacob, Romain Rolland, et le génial illustrateur William Heath Robinson (dont voici deux illustrations, plus haut pour Kipling et ci-dessus pour Perrault).
***
1. Attention, s'agissant de l'interprétation de la loi, les choses ne sont pas toujours si simples. Lisez à ce propos le récit d’une désillusion vécue cette année par les organisateurs du festival du Domaine public à propos de Fantômas.
2. Principales chroniques du blog consacrées au thème des abus et détournements de la propriété intellectuelle : Une victoire de la nécrophagie (2009), le musée de l'extrême (2009), guide de la Venise secrète (2010), le visiteur à l'état fluide (2010), le tableau interdit (2011), respectons les imbéciles (2011), un sacrilège (2012), les valeurs orthopédiques (2012), le monde leur appartient (2013). pauvre Gaston (2013), David et son gros pétard (2013), mitraillez (2014).
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire