vendredi 27 décembre 2019

Passons, passons...

Passons, passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Guillaume Apollinaire (Cors de chasse, dans Alcools)
Ici s'élève un grand débat entre la science et le vulgaire. La science prétend que les hommes sont répandus sur le pourtour de la terre, qu'ils ont les pieds à l'opposite les uns des autres, que partout le ciel est également sur leurs têtes, et que partout le point de la terre foulé par les pieds de ses habitants est le centre pour chacun. Le vulgaire demande pourquoi les hommes placés à l'opposite ne tombent pas : comme s'il n'était pas facile de répondre qu'eux aussi ont le droit de s'étonner que nous ne tombions pas ! Il y a une opinion intermédiaire, et que la foule si indocile trouve probable : c'est que le globe est inégal, semblable pour la figure à une pomme de pin, et que la terre est habitée tout autour de cette espèce de cône. 
Pline l’ancien, Histoire naturelle, Livre 2, (an 77 de l’ère actuelle)

Visiteur, qui pose pour la première fois ton regard sur ce blog, sache que tu arrives dans un endroit peu fréquentable (et d’ailleurs très peu fréquenté). Sous une apparence austère parfois attrayante, tu constateras qu’il peine à respecter les valeurs dites sacro-saintes, les nations, les drapeaux, les religions, les institutions.
Tu noteras qu’il méprise les souverains affublés d’un numéro, en l’écrivant en chiffres arabes, qu’il ne fête pas les dates anniversaires des grands hommes, ni des grandes femmes, qu’il informe sur les expositions généralement après leur fermeture, et surtout, qu’il escamote l’accent circonflexe sur les mots aout, gout, abime ou maitre.

Bref, tu abordes un blog inconvenant.
Si, en dépit de cet avertissement, tu as décidé de poursuivre, apprends qu’il va faire, sous tes yeux, un pas supplémentaire dans l’ignominie et piétiner ses principes en célébrant son propre anniversaire.


Le 27 décembre 2006, dans un premier billet balourd mais déjà assoiffé de vérités scientifiques et… disons artistiques, le blog réclamait des images, que jamais il n’obtint, du verso d’une admirable statue d’Arsinoë 2, qui venait de sortir des eaux de Canope, ville engloutie près d’Alexandrie dans la baie d’Aboukir. Elle gisait là parmi d’autres débris dans un dépotoir à statues dont la religion était périmée, sauvée d’un recyclage moins noble par l’engloutissement de la cité.
Toutes ses représentations, sur internet et dans la presse, la montraient de face, de trois-quart, très rarement de profil, et jamais de dos. Personne depuis n’a proposé de dévoiler ce secret.

Tu penses certainement, visiteur, que le titre du blog comporte déjà une faute d’orthographe et une ambigüité, soit une inversion de lettres s’il entend écrire le mot blog, et dans ce cas ce serait un anglicisme inélégant, soit une faute d’orthographe s’il veut parler de la Terre, hypothèse plausible à la vue de l’illustration du bandeau de titre.

L’équivoque était délibérée.
À un blog ambitieux, il fallait des lecteurs susceptibles d’accepter n’importe quoi. Et c’est dans les exclus, dont on entendait déjà que l’internet et les réseaux sociaux étaient envahis, chez ceux qui souffrent d’être dévalorisés, socialement, affectivement, et qui sont prêts à adhérer à n’importe quelle explication qui ne serait pas celle de la société qui les ignore, que le blog pensait trouver des lecteurs.

Les adeptes de la Terre plate étaient parmi les mieux inspirés. Leur refus pathologique d’accepter la réalité quand elle ne coïncide pas avec leur vision du monde a quelque chose de Don Quichotte, leur opiniâtreté à réécrire autrement les règles les plus élémentaires de la science a tout de la poésie pataphysique et des prémices d’une grande religion. À n’en pas douter, c’était l’avenir.

Un sondage fameux et très respectable, réalisé avec beaucoup de sérieux, de mathématiques, et de biais de toutes sortes par l’Ifop a largement confirmé ce choix depuis.
Il se proposait, souvenons-nous, de mesurer la croyance des Français dans les grands mensonges supposés manipulés par les pouvoirs occultes des sociétés secrètes ou des gouvernements corrompus. Pour donner un exemple de la qualité des questions imaginées par l’Ifop, parmi les complots proposés (liste p.99), étant sous-entendu que tous sont faux, la question suivante était posée « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation que Dieu a créé l’homme et la Terre il y a moins de 10 000 ans ? », et 18% des sondés y répondaient positivement.
Vous noterez que ceux qui pensent qu’un dieu à créé l’ensemble il y a plus de 10 000 ans, hélas nombreux, ne pouvaient pas se prononcer, ni ceux, rares sans doute, qui pensent que tout cela s’est créé sans aide extérieure il y a moins de 10 000 ans. On mesure là toute la finesse de la méthode.

La question qui regarde le blog était plus claire « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation qu’il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école ? »
9% des sondés ont répondu positivement. Ce qui fait beaucoup de lecteurs potentiels.
Hélas, le sondage lui-même était noyauté par les servants d'un vaste complot mondial, car en 13 ans de chroniques d’une régularité astronomique, aucun adepte de la Terre plate n’a jamais pris contact ni laissé un commentaire sur le blog. Pas un lecteur de plus. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu’il n’y a en réalité que quelques milliers de fidèles, et essentiellement aux États-Unis (Flat Earth Society).

Pourtant le blog avait concocté une documentation pointue destinée à soutenir les adeptes de la planéité, et déniché à l’appui de leurs certitudes le témoignage inestimable d’Augustin d’Hippone, le fameux Saint Augustin, lointain héritier des chimères de l’imputrescible Platon, et le plus grand penseur du christianisme. Il écrivait dans La cité de Dieu (16-9) au début du 4ème siècle :
« Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants. Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque, d’un côté, l’Écriture ne peut mentir, et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde. »
On comprend aisément qu'un argumentaire aussi robuste ait pu influencer plus de 1000 ans de science en Occident ! D’ailleurs Augustin mériterait d’être le parrain de ce blog. Car il ne faut pas blâmer les apôtres de la Terre plate. À leur manière, excentrique et malhabile, ils essaient de refaire l’histoire de la science. Les aurait-elle écoutés, l’espèce humaine n’aurait peut-être jamais réussi à transformer ce petit caillou, fut-il plat ou globuleux, en enfer.

Un autre échec de l’histoire du blog, parmi tant d’autres, fut la recherche pathétique du nom d’un sculpteur dont la signature peu lisible est gravée sur la statue d’une fillette assise sur une tombe, dans le cimetière monumental de Milan, en Italie du nord.
Pas la moindre proposition depuis 10 ans. Effrayant silence des espaces infinis de l’internet !

Mais ne nous attardons pas sur ces revers, et réjouissons-nous, puisque cette chronique célèbre un anniversaire. Voici une surprise, en vidéo. Elle dure 4 minutes. Le commentaire n’est qu’en anglais, mais à une minute et 13 secondes, vous verrez qu’on peut se passer de tout commentaire. Elle a été filmée en novembre 2016 au British Museum, à Londres, mais aurait pu l’être à Saint Louis, dans le Missouri, au printemps 2018 (à 15min.20) ou à l’Institut du monde Arabe de Paris, fin 2015 (à 20min.57) ou peut-être de retour au musée des antiquités de la Bibliotheca Alexandrina d’Alexandrie, en Égypte, qui sait ?


Enfin rappelons aux lecteurs de tout genre qu’une petite zone de saisie « Rechercher dans ce blog » permet d’y trouver n’importe quel mot incongru et de flâner parmi 680 chroniques richement illustrées, qui peuvent être lues avec des années de retard sans que la constance de leur futilité encyclopédique n’en pâlisse. Ils y dénicheront des informations insoupçonnées et inactuelles sur la peinture, le droit d'auteur et les cimetières, et sur toutes sortes d’animaux et de végétaux, éléphants, autobus, Tati, Kubrick, et même Mozart (mais que les inconditionnels de la planéité ou de la platitude ne cherchent pas les mots Terre ou globe, ils en ressentiraient sans doute de l’amertume).

lundi 16 décembre 2019

Souvenir tendancieux du Puy


Pour le voyageur qui voudrait garder en mémoire une image de la belle cathédrale du Puy-en-Velay, mais en effacer l’indécente Vierge rose qui la domine de son promontoire jupitérien, le plus difficile sera de trouver un angle favorable où celle-ci n’apparait pas. Cela demandera un peu d’imagination.
Mais il pourra alors exhiber ses photos sans risquer les quolibets peu charitables que susciterait sinon cette perspective curieuse qui donne l’impression d’un trucage, d'une maquette qui ne respecte aucune proportion, et qui éveillerait les soupçons sur un prétendu voyage lointain, alors que la photo semble prise dans le parc d’attraction de la France miniature, à Élancourt près de Paris.

Cette Vierge inexpressive et sulpicienne était dit-on d’un rouge tuile, délicatement repeint en rouge cuivré en 2013. En fait elle parait le plus souvent rose orangé.

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Au lieu de visiter ce monument vaniteux fait de la fonte des canons de la guerre de Crimée en 1860, et équipé d’un escalier interne de 3 étages et de quelques hublots, le sage gravira de préférence les sombres ruelles pentues de la vieille ville du Puy, jusqu’à la cathédrale.

Essoufflé, il aura l’impression d’y entrer par la cave, croisera un aveugle de bois et sur des bas-reliefs usés des êtres émergeant à peine de la pierre, et il s’arrêtera devant la ténébreuse Vierge noire et l'enfant divin qui surgit de son manteau comme la créature monstrueuse dans le film Alien

La cathédrale est sombre, le beau cloitre, encaissé et oppressant. Le lieu est désert.
Il recevrait cependant plus de 1000 visiteurs par jour, en moyenne !
Des fantômes, peut-être. Ou alors, l’obscurité les dissimule. En 75 ans la ville du Puy a perdu, avec régularité, près d’un tiers de sa population.

mardi 10 décembre 2019

Un portrait de Friant



Reconnaissons-le, s’il faut payer les tubes de toutes les couleurs, le charbon pour réchauffer l’atelier et les modèles, l’habit de soie vert, et les plumes d’autruche qui siéent au costume d’académicien, et puis la précieuse épée ouvragée, et toutes les réceptions d’amis influents pour s’élever dans les grades de la Légion d’honneur, s’il faut payer tout cela, qui est tout de même le minimum vital de l’artiste, un peintre ambitieux se devra de convenir exactement aux gouts de son temps.
Et entre 1880 et 1920, si l’impressionnisme ou le fauvisme éclairaient parfois la vitrine de rares galeries parisiennes, l’époque était plutôt aux grands tableaux charbonneux, sentimentaux et moralisateurs.

Or Émile Friant était naturellement enclin au pathétique quotidien. On l’appelait parfois le « pompier photographe » ou le « peintre des cimetières » (pompier au sens de pompeux, bien entendu).
Alors, tout se fit naturellement ; médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1889 à 26 ans, avec Légion d’honneur et achat de La Toussaint par le musée du Luxembourg, biographie éditée à 36 ans, médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1900, élu à l’Académie des beaux-arts en 1923, à l’Institut de France en 1924, pour finir Commandeur de la légion d’Honneur en 1931.

Une vie réussie donc, globalement heureuse, on le suppose. Et peu importe que ses tableaux fleur bleue, moralisateurs, voire mythologiques, soient aujourd’hui regardés avec dédain et échangés contre quelques milliers d’euros seulement dans les enchères publiques.

On aurait pu ainsi oublier Friant, invendu dans quelque salle des ventes de province.
Mais le marché de l’art, qui ne peut pas se tromper tout le temps, ne serait-ce que statistiquement, montre depuis un certain temps, bien avant la superbe rétrospective de Nancy en 2016, une attirance sensible vers ses portraits.
Et Friant a sans doute peint parmi les plus beaux portraits de son temps, souvent plus expressifs que ceux des messieurs Bonnat, Cabanel et autre Bouguereau qui ne figuraient en général que de belles enveloppes creuses.
D’ailleurs Friant ne s’intéressait foncièrement qu’à l’humain qu’il représentait. Le fond l’ennuyait. Il torchait ses décors en trois coups de pinceau délavés, ce qui est astucieux, l’œil se concentre alors sur ce qui reste net, le visage.

Une vente récente est venue confirmer brillamment cet engouement des amateurs, le 29 novembre, au 9 rue Drouot, à Paris.
Quatre portraits par Friant étaient mis aux enchères, timidement estimés, une petite aquarelle à 3000€, un pastel à 4000 (notre illustration), une petite toile à 8000, et une toile moyenne à petit pédigrée, à 15 000 (estimations hautes).

Et les résultats de la vente alimenteront les annales. L'aquarelle, un portrait raté, est partie pour 7700€, les deux huiles pour 84 000 et 122 000 (pour le portrait de madame Paul, à la mise en scène si originale). Pour les deux toiles, c'était 10 fois les estimations. Quant au pastel, magnifique portrait, il frôlait 100 fois les estimations à 324 000€ (1).

Double record, pour les chasseurs de superlatifs, parce qu’aucune œuvre de Friant, sauf erreur, n’avait atteint un tel prix, certainement même du vivant à succès du peintre (2), et parce que, sauf exception, le prix des pastels, médium extrêmement fragile et déconsidéré, est habituellement très largement inférieur au prix des huiles.

 *** 

(1) Le titre du pastel, « La modiste », attribué sur le catalogue de la vente, est assez inapproprié. « Chez la modiste » aurait mieux convenu. La scène se passe effectivement dans un magasin de mode, mais la jeune femme est habillée chaudement comme une cliente, et elle tient à la main un petit pain et un maigre bouquet d’œillets blancs. On retrouve ici la tendance à la sensiblerie d’Émile Friant. La jeune femme, habillée avec un soin discret, vient d’entrer dans le magasin, mais son regard rêveur et un peu triste et ses modestes courses suggèrent qu’elle ne fera qu’admirer les présentoirs de la modiste. 
(2) Grossièrement calculé, 300 000€ aujourd’hui feraient 100 000F en 1890, c’est à dire le prix que Bouguereau demandait pour les immenses pensums cuisinés particulièrement pour les musées et qu’il ne parvenait pas toujours à vendre.

mardi 3 décembre 2019

La malédiction du Louvre

« Il est temps de décrocher Mona Lisa. […] Le Louvre n’a pas un problème de surpeuplement, il a un problème de Mona Lisa[…] Il faut qu’elle s’en aille. Elle est un risque pour la sécurité et un obstacle pour l’éducation. […] Les Anglais viennent d’élire cette année Mona Lisa l’attraction la plus décevante au monde, battant ainsi Checkpoint Charlie. […] Aucune œuvre d’art ne devrait rendre les gens malheureux. »
Jason Farago, éditorialiste spécialiste de l’art, publiait dans le New York Times du 6 novembre 2019 un article grinçant, après une visite du Louvre en été, article en accès libre sur artdaily.com.

Le Louvre en 2024. Les salles sans Joconde, jamais visitées, sont devenues trop couteuses à entretenir et à surveiller. On en a supprimé tous les tableaux. Il est toujours possible de les voir, un par un et sur demande, en prenant rendez-vous, dans les réserves de Lens, mais la visite privée est hors de prix.


Le rôle principal d’un musée de beaux-arts est, encore pour quelques temps, de préserver et présenter le patrimoine artistique des peuples, avec tout le flou que comporte chacun des termes de la proposition.
Préserver, c’est empêcher la dégradation naturelle. Dans un système physique on appelle cela réduire l’entropie, dans un système économique c’est dépenser sans fin.
S’agissant du domaine public, il est logique que cette dépense soit financée par l’État et l’impôt. Mais, ici comme dans bien d’autres domaines plus vitaux, l’État se défile progressivement.
Dans le cas des subventions au Louvre, en 10 ans par exemple, la participation de l’État a été réduite de 16%, soit une baisse de 26% en comptant l’inflation (14%), quand le nombre de visiteurs augmentait de 20%.
Il est juste de dire qu’en contrepartie l’établissement public est libre d’imaginer tous les moyens, pas nécessairement légaux, de compenser cette érosion.
Et là, c’est le Far West ! Le Louvre se comporte depuis une vingtaine d’années comme une entreprise désespérée au bord de la faillite, capable de n’importe quel acte irréfléchi.

Passons rapidement sur la prolifération des visites ou soirées privées pour gens fortunés, sur les prêts d’œuvres (qui sont des locations très lucratives, parfois de très longue durée), et sur les réductions d’effectifs et par conséquent la fermeture régulière de 20% à 30% des salles du musée, justifiées par des travaux imaginaires dans un plan annuel des fermetures.

Il y eut, en 2005 et pendant les années suivantes, l’interdiction de prendre des photographies à l’intérieur du musée, afin d’augmenter la vente de cartes postales, véritable comédie de la mesquinerie en quelques épisodes peu reluisants, petitesse qui sévit toujours, illégale, à l’occasion d’expositions temporaires d’œuvres pourtant du domaine public.

Il y eut entre 2010 et 2015 la ruée vers les mécénats les plus douteux. Peu regardant sur la provenance de l’argent, on vit le président de l’institution se livrer à quelques bassesses, comme faire exposer aux Tuileries les photos de vacances d’un coréen criminel et milliardaire en échange d’un substantiel don sans affectation.
Et les dons douteux n’ont pas pour autant disparu, comme le montre aujourd'hui la résistance du Louvre aux pressions écologistes qui voudraient que soit abandonné le considérable soutien financier de la société Total, alors que les plus grands musées internationaux ont maintenant annulé tous les mécénats des compagnies pétrolières.

Sans oublier l’histoire du Louvre Abu Dhabi, grosse opération profitable, activement soutenue par l’État français et qui mélange, à la gloire des plus belles réalisations de l’espèce humaine, une partie de la collection d’œuvres du Louvre, une base militaire française, un faux Léonard de Vinci porté disparu, les fruits les plus sophistiqués de l’industrie de l’armement, et des marées d’hydrocarbures, le tout ponctué de tortures d’opposants et de crimes de guerre, dans une monarchie minuscule dirigée par le Père Ubu.

Mais tout cela n’était rien, car il restait, susceptible d'ajustements dans le budget de l’établissement public, le poste le plus important dans ses ressources propres (60%), et 35% de ses recettes totales : le client.
Le Louvre a une réputation internationale de grand musée, et il dépasse effectivement en nombre de visites la Tour Eiffel et le château de Versailles. Il a reçu plus de 10 millions de visiteurs en 2018, supplantant ainsi le parc d’attraction Disneyland Paris, qui accuse une régulière érosion de sa fréquentation depuis 10 ans.
Et le plus simple pour manipuler le client, après le fiasco des cartes postales, était de bidouiller le prix du ticket d’entrée.

Cela s’est fait avec régularité et à des taux de hausse à rendre jaloux n’importe quel usurier : 10% en 2012, 10% en 2013, et le pompon en 2015, avec une augmentation de 25%.
Pour camoufler l’envergure du geste, le Louvre groupa alors simultanément la visite des collections permanentes et des expositions temporaires dans un seul ticket, sans en mesurer l’impact déplorable sur l’organisation des flux. Et le tout sans réaction notable des consommateurs, constitués il est vrai à 73% de clients étrangers captifs et soumis aux agences de voyage.

Le Louvre en 2024. Des militaires armés de mitrailleuses parcourent le musée en tous sens pour dénicher les visiteurs qui cherchent à éviter la Joconde. Ils les conduisent alors aimablement mais fermement dans l’aile d’attente pour l’œuvre la plus géniale du monde, après quoi les contrevenants doivent montrer leur allégeance en publiant un selfie sur le site de la préfecture de police. Ici, un touriste exilé dans les salles de sculpture antique essaie d’échapper à leur œil perçant, mais il est sans doute repéré par la présence du journaliste photographe accrédité.

La conséquence catastrophique du ticket unique se produisit en février 2017, quand une partie des visiteurs qui avaient réservé pour l’exposition Vermeer se vit refuser l’entrée du musée au prétexte qu’il y avait trop de monde.
Le chaos et la petite apocalypse locale qui s’ensuivirent secouèrent quelques temps même la presse généraliste et confirmèrent la réputation de redoutable gestionnaire du président de l’époque (qui a pourtant été reconduit en 2018).

Depuis, dans l’administration du musée, on a vu encore bien des actes malheureux et inconséquents.
Le dernier en date, pendant l’été 2019, période d’affluence extrême, fut la réalisation des travaux de rafraichissement des peintures de la salle d’exposition de la Joconde, forçant son déplacement temporaire dans une aile du musée transformée en hangar à bestiaux, avec des barrières de cheminement d’une file d’attente, des gardiens libérant l’accès au tableau à un petit groupe chaque minute, à distance respectable, et lui aboyant des semonces.
Des journalistes spécialisés racontent qu’ils erraient abasourdis dans les autres salles quasiment désertes, alors qu’on refusait des visiteurs à l’entrée d'un musée totalement désorganisé.

Cet épisode a suscité des critiques et des éditoriaux sarcastiques, jusque dans les plus grands journaux étrangers (voir l’exergue de cette chronique), et a entrainé la décision par le Louvre d’obliger à réserver dorénavant à l’avance un créneau d’une demi-heure pour toute visite du musée, y compris des collections permanentes.
Ça n’est certainement pas la bonne solution logistique, mais l’obligation a provoqué un effet collatéral bénéfique en posant une jolie cerise au sommet du gâteau, car à l’occasion de l’exposition Vermeer en 2017, le prix du ticket avait été augmenté de 13% en cas de réservation par internet (sans justification crédible). Comme toutes les visites des collections permanentes doivent désormais être réservées ainsi en ligne, et qu’elles constituent plus de 90% de l'affluence, faites le calcul…

Enfin une autre voie prometteuse, qui s’ouvre aujourd’hui dans le cadre de la farce des restitutions d’œuvres d’art, est la tentative du gouvernement de relâcher discrètement les derniers freins à l’aliénabilité des œuvres des collections publiques. S’il y parvient, le Louvre pourra tâcher d'équilibrer son budget en vendant des œuvres du domaine public à des institutions et des intérêts privés.

On voit par là, à travers cette revue succincte des combines et tribulations du plus grand musée de l’univers, qu’il reste une confortable marge de progression, pour des gestionnaires incompétents et motivés.