mardi 30 mai 2017

Gilles de Rais, sauveur d'Orléans

Chaque année autour du 8 mai, depuis plus de 580 ans et dans de somptueuses réjouissances qui réunissent le gratin de la politique et des autorités ecclésiastiques, la municipalité d’Orléans fête la libération au printemps 1429 de la ville alors assiégée par les troupes anglaises.
Ce sont les « Fêtes johanniques », parce que l’exploit est attribué à la mythique sainte Jeanne d’Arc, par le moyen de quelques miracles, notamment une opportune inversion soudaine du sens du vent.

En réalité, on constate en lisant les historiens qui relatent l’évènement, que ce sont Gilles de Rais et deux ou trois autres barons soudards, aidés de quelques centaines de mercenaires et d’un bon sens tactique, qui ont fait le travail.
Les initiatives guerrières de Jeanne, jugées peu réalistes ou inappropriées, furent semble-t-il rejetées par les militaires.
Mais Jeanne était à l’époque en tournée promotionnelle et montrait de vraies aptitudes publicitaires, et le mythe a préféré retenir la jeune fille vierge devenue sainte plutôt que le barbu balafré excommunié pour des motifs sordides. Ça fait tout de même plus convenable sur une affiche 4 par 3 en quadrichromie.

À l’époque, guerroyer se faisait à ses propres frais, et Gilles menait en plus une vie dispendieuse (il aurait flambé une fortune à Orléans entre 1434 et 1435). Il était en train de ruiner toute sa famille, et avait même repris par la ruse et les armes une propriété qu’il avait vendue. Tout cela lui avait attiré de concevables inimitiés et l’hostilité procédurière de sa famille.
Alors on lui reprocha ses écarts de moralité, qu’on avait jusqu’alors couverts, et il fut jugé pour les crimes d’apostasie hérétique, d’évocation des démons, de sodomie et égorgement de plus de cent-quarante enfants de l'un et de l'autre sexe. Ce qui n’est pas rien, même pour un maréchal de France.

Finalement Jeanne et Gilles ont été carbonisés sur un bucher, Jeanne asphyxiée puis brulée trois fois pour qu’il n’en reste rien, en 1431, et Gilles, d’abord pendu puis partiellement brulé, à sa demande pour qu’un peu de matière puisse être inhumée, en 1440. Jeanne a été réhabilitée, après 25 ans, pour corruption et fraude des principaux responsables du procès, qui étaient morts depuis.
Gilles n’a jamais été innocenté.
Cependant en mai, quand la ville d’Orléans pavoise rues, maisons et monuments, l’Évêché reconnaissant honore encore la mémoire de Gilles de Rais, bienfaiteur de la ville, meurtrier en série, pédophile et toujours excommunié, en le plaçant (flanqué d’un blason erroné) au cœur de la cathédrale et à la droite du Christ.  


Hommage à Gilles de Rais,
cathédrale d'Orléans, mai 2017.

dimanche 21 mai 2017

Will Eisner a 100 ans

Will Eisner, détail de la page 5 originale de Gerhard Shnobble,
récit n°432 paru le 5 septembre 1948.

Visiter une exposition de bandes dessinées relève du pèlerinage fétichiste. Les pages exposées sont passées par tant de mains, du dessinateur à l’imprimeur, jaunies, raturées, retouchées, annotées, assemblées et contrecollées, mal éclairées pour les altérer le moins possible, qu’on n’y retrouve rarement ce qui nous avait enchanté à leur lecture.
Restent des souvenirs décousus et un espèce d’authenticité, la « main de l’artiste », propre à cristalliser momentanément notre irrépressible besoin d’admiration.

Will Eisner, né en 1917, est mort en 2005.

Eisner était, narcissisme en moins, une sorte d'Albrecht Dürer de la bande dessinée, maitre absolu du dessin et de la mise en scène (en page) d’un récit, devenu théoricien histoire de recenser et rationaliser tout ce qu’il avait inventé dans l’art graphique, et de gagner sa vie pendant les périodes maigres.

Il est surtout renommé pour les aventures du Spirit, qui au long de 645 récits, parus du 2 juin 1940 au 5 octobre 1952, relatent en 7 pages précisément les tribulations inconsistantes et souvent touchantes d’un justicier masqué, sur le ton caricatural du cinéma de genre des années 1930.
Eisner y pratique avec ironie tous les clichés du film noir, les déforme jusqu’au maniérisme, dans une inventivité graphique et narrative permanente et une joyeuse explosion des codes de la bande dessinée.
Il reconnaissait son admiration pour les films expressionnistes de Fritz Lang, les récits insolites d’Ambrose Bierce et l’univers iconoclaste et déstructuré de Krazy Kat, bande dessinée créée par George Herriman en 1913.

Puis le public, et Eisner probablement, se sont lassés du personnage. Alors Eisner pendant 20 ans s’occupera d’illustrations et de pédagogie, théorisant sur les années de créativité passées.


4 exemples de mise en page d’un
récit séquentiel par Will Eisner.


Au cours des années 1970, le milieu culturel indépendant américain, l’Underground, se prenait de passion pour le Spirit au point de le rééditer quasi intégralement et laborieusement (d’abord Warren puis Kitchen Sink)

Ainsi exhumé, Eisner était récompensé en 1975 par le 2ème grand prix du festival international de bande dessinée d’Angoulême (après Franquin en 1974), et à 60 ans, renaissant, il se mettait à publier de longs récits dessinés « sérieux », que la critique nomma « romans graphiques » pour les distinguer des « comics » pour la jeunesse. Il en obtenait de grands succès d’estime. 

Reconnu alors comme un phare dans l’histoire de la bande dessinée, il sera pendant 30 ans couvert d’honneurs et de prix en tout genre, jusqu’à la grande réédition chronologique en 27 volumes des aventures du Spirit (chez DC Comics), à partir de 2000, et dont il ne verra que les 15 premiers numéros.

Aujourd’hui, sous le prétexte du centenaire de sa naissance, le musée de la Bande Dessinée d’Angoulême lui consacre, du 26 janvier au 15 octobre 2017, une riche et complète exposition mal éclairée (certaines étiquettes sont illisibles). Y sont notamment présentées les 7 pages originales de l’histoire mythique de Gerhard Shnobble, abattu par une balle perdue et dont personne ne saura jamais qu’il savait voler, une des histoires préférées de Will Eisner. 


Will Eisner, détail de la page 7 originale de Gerhard Shnobble,
récit n°432 paru le 5 septembre 1948.

Regret : on ne trouve hélas, traduits en français, que des recueils disparates du Spirit, quelques florilèges, et un certain nombre de courtes tentatives d’intégrale laissées à l'abandon. 

dimanche 14 mai 2017

Fairepart navrant

L'excellent Étienne de La Boétie (ou peut-être est-ce Michel de Montaigne) nous a fait parvenir, après les Russes, les Turcs, et les Américains, des nouvelles de nos amis les Français.
Sous les pompeuses et lourdes trompettes d’un hymne à la joie européenne, ils ont, langue pendante, queue balayant l’air et cou tendu, regardé venir de l’horizon le ridicule petit monarque inculte qu’ils venaient de choisir comme maitre, et lui ont confié le fouet pour leur soumission.

Que leur félicité soit éternelle.  

Martin Van Rode, Saint Michel et le dragon,
flèche de l’hôtel de ville de Bruxelles.

jeudi 4 mai 2017

Les Le Nain et le Maitre des Jeux

Les trois toiles du mystérieux Maitre des Jeux,
à l'exposition Le Nain, Lens 2017.

On sait peu de choses des peintres des siècles passés, au moins jusqu’au 19ème. Les musées sont remplis de leurs œuvres mais leur histoire est une énigme. Il suffit d'y piocher au hasard, on n’y trouve que des mystères. Et le mystère se vend bien.
Nous parlerons donc du « Mystère Le Nain » puisque c’est le titre de la grande exposition organisée par le Louvre à Lens et consacrée à ces trois frères, peintres à Paris au milieu du 17ème siècle, et qui signaient d'un laconique « Le Nain ».

On s'attendait donc à des révélations, des découvertes sensationnelles, 39 ans après la grande rétrospective Le Nain de 1978 à Paris.
En fait, rien de bien nouveau.
Il y a dans la production des frères Le Nain, comme on le savait déjà en 1978, quelques tableaux superbes, d’une main virtuose, représentant des paysans pensifs à la pose un peu empruntée, attribués à un certain Louis mort en 1648, et puis d'autres tableaux assez moyens et parfois médiocres donnés à Antoine mort en 1648 ou à Matthieu mort en 1677. L'affaire se complique un peu quand les experts voient dans certains tableaux les mains de deux des trois frères.
Tout cela n’a pas vraiment changé et les attributions valsent encore comme elles le faisaient en 1978, au point que la même exposition présentée en 2016 aux États-Unis, à Fort Worth puis San Francisco, n'a pas fait l'objet du même catalogue qu’à Lens, tant il y avait de désaccords entre les commissaires d'exposition. Comme le raconte monsieur Rykner dans La Tribune de l’Art, nombre de tableaux on changé de prénom, voire de nom de l’auteur, en traversant l'Atlantique.

Le « mystère » de la signification de leurs tableaux n’est pas nouveau non plus. On savait que leurs représentations de paysans étaient soigneusement fabriquées en atelier, avec des modèles, des objets et des animaux qu'on retrouve au long de leurs œuvres, et qu'ils répondaient à une mode que les frères avaient sans doute créée et qui mélangeait la rigueur d’une inspiration peut-être religieuse à l’influence des peintres de paysans flamands et hollandais.

En réalité, le seul mystère un peu neuf, pour l’amateur négligent qui en était resté au catalogue de 1978, c’est l’existence et l’identité du Maitre des jeux.
En 1978, peu après la rétrospective, certains tableaux magnifiques, dont l’admirable « Danse d’enfants au joueur de pochette » et les « Joueurs de trictrac », qui étaient alors considérés comme des chefs d’œuvre des Le Nain, furent inopinément attribués à un peintre flamand et inconnu qui aurait travaillé à Paris à la même époque. En raison des thèmes de ses tableaux il fut appelé le « Maitre des jeux ».
Aujourd’hui encore, à part une poignée de tableaux au style semblable éparpillés sur la planète à Cleveland, Paris, Toledo, Cologne ou Reims, on n’en sait pas plus sur cet obscur peintre anonyme.

Les organisateurs de l’exposition ont eu l'excellente idée de consacrer une place importante à une quinzaine de tableaux donnés hier encore aux Le Nain, dont trois toiles de ce mystérieux « Maitre des jeux ».
Et on comprend, à la contemplation de ses scènes où les gestes et les regards sont suspendus, isolés, découpés dans l’espace comme dans le temps, qu’ils aient été pendant plus de deux siècles considérés parmi les plus beaux tableaux des Le Nain.

On peut les voir à Lens pendant deux mois encore.


Le Maitre des Jeux, Danse d'enfants
Cleveland museum of art (attribué au cercle des Le Nain)

Le Maitre des Jeux, Danse d'enfants au joueur de pochette
Belgique, collection particulière

Le Maitre des Jeux, Repas de famille
Toledo museum of art