mercredi 28 septembre 2016

Tableaux singuliers (5)

Tout amateur de Venise connait ces vastes vues limpides peintes avec une précision au millimètre et où fourmillent de minuscules personnages affairés et indifférents.
L’auteur en est le plus souvent Antonio Canal, dit Canaletto, initiateur et grand fournisseur de ces paysages dessinés à l’aide de la chambre obscure et peints avec un flegme d’entomologiste.
C’est la Venise du 18ème siècle, la Venise du déclin, quand la ville est devenue un décor de carnaval, et qu’il ne lui reste que d’exhiber son passé en attendant la proche invasion du tourisme de masse.

Pendant une vingtaine d’années, de 1723 à 1745 Canaletto est assisté de son père et, en 1735 de son neveu Bernardo Bellotto dit Canaletto le jeune. Le père meurt en 1744, et le neveu, très brillant, s’absente souvent à partir de 1743, et va peindre Rome, Florence, Turin où ses vues ne concurrencent pas celles de l’oncle.

Le principe, hérité de certains maitres hollandais comme Van der Heyden, est de peindre avec le plus de minutie possible un quartier de la ville que les clients reconnaitront et seront fiers de suspendre sur leurs murs. Et comme le client cherche en général la grandeur, la majesté, l’ostentation, on trouvera toujours dans ces tableaux des édifices illustres. Parfois le point de vue choisi les éloigne un peu au second plan. Si le premier plan est en travaux ou en ruines, l’intégrité du peintre veut qu’il le reproduise également avec exactitude.




Ainsi dans les œuvres de l’oncle comme du neveu, vues réelles ou imaginaires, les paysages ordinaires sans un monument mémorable sont rarissimes. C’est pourquoi ce tableau du musée de Bristol où on les remarque à peine est si singulier. Il représente un endroit désolé et banal de la lagune, non loin de la vieille tour en ruines de Malghera au centre (détruite au 19ème siècle). À l'horizon une vague silhouette rappelle un peu l’église de la Salute.

Les experts attribuent le dessin du British Museum à l’oncle, ce serait l’original, mais la question est discutée. Un dessin similaire de la main du neveu est conservé à Darmstadt.
La peinture est sans trop de contestation (depuis quelques décennies seulement) attribuée au neveu, sur des critères de style dans certains détails.
Cette scène triviale et sans grand attrait (ce qui fait son charme un peu surréel aujourd’hui) ne risquait certainement pas de menacer les affaires de l’oncle, qui commençait alors à connaitre une certaine désaffection de la clientèle.

Canaletto s'en ira pour Londres en 1746, et représentera pendant 10 ans la Tamise et les monuments anglais, pour revenir mourir à Venise.

Bellotto pendant ce temps rencontrera lui aussi un succès considérable dans les cours de Dresde, Vienne, Munich, et enfin de Varsovie où il mourra, 12 ans après son oncle. 

mardi 20 septembre 2016

La vie des cimetières (72)


Par un beau jour de l'été 20.., l’auteur de ce blog se faisait expulser par le gardien du cimetière de Puteaux au motif que la photographie des sépultures y était interdite.
N’écoutant que son courage l’auteur s’était alors retiré dignement, non sans un imperceptible rictus de mépris.
Rappelons que Puteaux n’est pas un village perdu sur un plateau désolé du Massif central mais une ville dynamique de la banlieue parisienne au cimetière imposant de 4,3 hectares et qui jouxte le quartier d’affaires de La Défense.

Quelle circonstance a pu embrouiller ainsi l'entendement de l’employé municipal ?
On ne dira jamais assez les troubles nerveux occasionnés par la sensation de pouvoir que procurent certaines responsabilités sur des esprits fragiles, comme de régner en petit maitre sur un peuple sans nombre, fut-il trépassé. Le brave fonctionnaire tentait-il d’exercer une autorité contrariée par l’absence de réaction sensible de ses administrés habituels ?

Quelques années plus tard, l’auteur, armé d’un appareil photo astucieusement camouflé dans un téléphone de poche, déambulait discrètement dans les allées convoitées.

Et finalement il y a trouvé les tombes décevantes, pas de monuments vraiment monumentaux, pas de statuaire kitsch ni de mausolée présomptueux, peu de sculptures au gout douteux, et peu d’ombre.
En revanche le cimetière et ses occupants jouissent d’une localisation qu’envieraient tous les promoteurs immobiliers de la planète. Une déclivité générale du plan du cimetière offre à tous une vue dégagée sur Paris et sur son centre de gravité, ce clou de métal géant planté par Gustave Eiffel.

Ce jour-là le cerbère du cimetière ne s’est pas manifesté. Il aura peut-être déjà rejoint ses ouailles.


vendredi 16 septembre 2016

La mort du Zapping

À dater d’un jour mémorable de septembre 1989 il n’a plus été nécessaire de s’abrutir devant les écrans de télévision. On pouvait jeter l’appareil aux ordures (ou au moins le laisser éteint presque toute la journée) car Patrick Menais venait de créer le Zapping.
Le Zapping était une émission de quelques minutes regroupant les instants les plus marquants, les plus lamentables, les plus amusants diffusées sur l’ensemble des chaines de télévision, sans aucun commentaire mais avec un certain point de vue exprimé par l’ordre de juxtaposition des extraits.

Évidemment c’était une émission sur la télévision diffusée à la télévision, sur la chaine Canal+, mais on l’a très rapidement trouvée sur internet, et puis il suffisait de n’allumer l’appareil que 5 minutes par jour pour les plus avides d’information, ou même une fois par semaine, voire une fois l’an pour les observateurs les plus désinvoltes des spectacles du monde. L’année du Zapping regroupait alors en 4 heures les évènements audiovisuels marquants de l’année passée.
Et c’était un plaisir de contempler à distance leurs contradictions, leur absurdité souvent, leur poésie, rarement, en fin de compte leur insignifiance.

Hélas ces années d’insouciance et de décrassage de l’encéphale seront bientôt loin.
Car Canal+ est devenue en 2015 la propriété d’un petit actionnaire despotique et stupide qui n’a pas compris que le succès de la chaine venait pour une bonne part de son insolence (tempérée).
Parmi les irrévérencieux, Patrick Menais avec son équipe de 12 zappeurs était un des plus sincères. En octobre 2015 il diffusait des extraits d’une émission censurée sur sa propre chaine pour des motifs de copinage entre son despote de patron et une banque indélicate. Puis il a récidivé. C’était un suicide en direct. Et on apprenait sans surprise que l’ultime Zapping de la chaine avait été diffusé le 2 juillet 2016.

Espérons que Patrick Menais aura les moyens de perpétuer ailleurs ce regard salutaire sur les travers de l’espèce humaine, car il n’est pas question de se remettre à regarder toutes ces chaines médiocres, vulgaires, complaisantes et hypnotiques dont on s'était libérés il y a 27 ans.

Mise à jour le 10.01.2017 : Menais et son zapping reviennent sous un autre nom, Vu, et sur une autre chaine de télévision, France 2, à partir du 16 janvier 2017 à 17h25.
 

mercredi 7 septembre 2016

Dormez, on s'occupe de tout

Entre autres textes, la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 et la loi n°2013-660 du 22 juillet 2013 dans son Article 9 encouragent l’administration française, l’école et l’enseignement supérieur à privilégier l’utilisation des logiciels libres.
Sage décision. Les logiciels libres sont gratuits, respectent l’égalité des chances de l'utilisateur et l’indépendance commerciale de l’administration, ils sont souvent de grande qualité, ne récoltent pas les informations personnelles de l’utilisateur pour les monnayer, permettent la compatibilité des données entre eux et les logiciels commerciaux, et enfin leur code source est publiquement diffusé et les spécialistes peuvent ainsi y vérifier l’absence de portes dérobées qui permettraient d’espionner les actions de l’utilisateur.

C’est certainement dans le respect de la loi et en vertu de ses principes républicains voire humanitaires que le Gouvernement français, par la plume de la ministre de l’Enseignement, a signé le 9 novembre 2015 un énième accord de coopération avec la société Microsoft.
Cette fois-ci l’entreprise américaine fournit gratuitement des services de formation, d’accompagnement au changement vers l’éducation numérique, et met à disposition sa célèbre suite logicielle Office 365 avec toutes les ressources et technologies nécessaires pour son fonctionnement.

On connait l’adage éculé « si un logiciel ou un service sont gratuits c’est que les informations fournies par l’espionnage du comportement et des données du client qui les utilise constituent le produit ». Le client devrait être rémunéré pour cela.
Cohérent, Microsoft met gratuitement ses ressources à la disposition des écoles. Cela lui couterait 13 millions d’euros pour une phase de 18 mois. Des miettes pour une société qui sait que former les enfants dès l’école à l’utilisation des logiciels de la marque revient à les enrégimenter définitivement. Adultes ils les retrouveront (ou les réclameront) en entreprise où leur utilisation aura alors un prix, récurrent, mensuel et pour des décennies.

Nombre de commentateurs ont fait remarquer que le partenariat Microsoft serait comparable à faire enseigner la biologie et la chimie par la société Monsanto, ou à confier les cantines et l’alimentation des écoliers à la société Mac Donald.
Rappelons que Microsoft avec son système d’exploitation Windows 10 et sa suite logicielle Office 365 ne respecte ouvertement pas les principes humanitaires cités plus haut, d’ailleurs l’accord du 5 novembre instaure déjà la mise en place d’une « plateforme d’analyse des données d’apprentissage ».

Mais la vie privée sera respectée, insiste-t-on, car une Charte de confiance (en projet seulement lors de la signature) sera rédigée (sans précision de date).

Il faut lire, sur le blog de la ministre, les 237 commentaires qui fleurissent la nouvelle de cette coopération. Souvent clairement motivés, les plus indulgents se disent déçus ou honteux, beaucoup insinuent ou l'accusent ouvertement de corruption. Certains l'injurient. 

Ce cliché est la photo officielle et solennelle de la signature de l’accord du 9 novembre 2015. À gauche la ministre de l’Éducation, à droite le président de Microsoft France. Comment imaginer une seconde que ces deux splendides spécimens en pleine action pensent à autre chose qu’à l’épanouissement des écoliers ?