vendredi 31 décembre 2021

C’est trop injuste

Quatre tableaux rouges, bruns et noirs de Mark Rothko. L'exactitude des couleurs n'est pas garantie, les bonnes reproductions sont rares sur internet.

Mark Rothko est un artiste envoutant, passé par les étapes courantes des peintres du 20ème siècle, de la figuration simplifiée, genre Matisse, aux grandes plages de couleurs vives superposées de la maturité (la période préférée du public et du marché de l’art), puis, définitivement insatisfait malgré le succès et affaibli par la maladie, aux surfaces brunes, grises et noires. il s’est suicidé à 67 ans.


Un tableau rouge, brun et noir de Philippe de Champaigne, peint en 1664 et vendu chez sotheby’s le 10 novembre 2021.
 
Philippe de Champaigne, « bon peintre et bon chrétien », à l’art rigoureux et dépouillé comme celui de Rothko, avec les mêmes couleurs, aurait peint 11 portraits du cardinal de Richelieu, d’après Wikipedia. Sa manière n’a pas sensiblement changé au long de sa vie. Il est mort renommé à 72 ans.

Au 17ème siècle, peindre était un artisanat. Il exigeait un long apprentissage. Après 350 à 400 ans les tableaux de Champaigne sont intacts. On n’en dira peut-être pas autant des toiles de Rothko dans trois siècles. 

Le portrait de Jérôme Bignon reproduit ci-dessus, peint en 1664 par Champaigne, vient d’être acquis aux enchères chez Sotheby’s pour l’équivalent de 65 000 dollars, dans la fourchette de l’estimation. Ça n’est pas un record pour le peintre, mais un bon indicateur. 
La moindre toile de Mark Rothko sur le marché ne s’enlève pas à moins d’un million de dollars, et on trouve 5 fois le nom du peintre dans le palmarès des œuvres de plus de 50 millions de dollars, à l’égal de Van Gogh, et pas loin de Picasso.
En résumé, pour le prix d’un tableau de Rothko, on en achètera environ 1000 de Philippe de Champaigne (c’est une hyperbole, bien entendu, Champaigne n’a jamais peint tout ça).

Comment les œuvres de ces deux artistes, à qui on reconnait autant de talent et qui mirent le même raffinement à peindre d’austères formes colorées sur des toiles tendues, peuvent-elles avoir aujourd’hui des valeurs si éloignées ? 
On nous répondra que les cotes et les prix sont le reflet des désirs du moment, qui dépendent des inclinations d’une société, des engouements de la mode, et qui sont injustes puisqu’ils font des choix.

Soit. 

samedi 25 décembre 2021

« Petit pan de mur jaune »

À l’exception d’opérations de prestige, le financement des musées a depuis tant d’années disparu des préoccupations des pouvoirs que leurs administrateurs, désignés par les mêmes pouvoirs, s’épuisent à la recherche de moyens pour les maintenir à flot.
Symptôme de cet abandon, tous les dirigeants de la planète en chœur ont interdit l’accès des musées, même déserts, aux personnes non vaccinées contre le coronavirus, même porteuses d’une preuve de test négatif (comme c’est le cas en Suisse et bientôt en France) pendant que les foules, vaccinées ou non, s’entassent joyeusement dans les transports en commun sans le moindre laissez-passer.

Toutes les méthodes ont été expérimentées par ces gestionnaires désappointés, de l’interdiction de photographier dans leur musée, au circuit de visite obligeant le transit par la boutique de souvenirs, jusqu’à la médiatisation outrancière d’expositions misérables, parfois financées par des mécénats douteux.
On ne s’étonne donc plus de voir les responsables de musée les plus dynamiques se laisser abuser par n’importe quel truc soi-disant infaillible venu d’on ne sait où et censé améliorer la situation de leur établissement.

Une de ces idées miracles, qui commence à faire des ravages dans la présentation des œuvres et sur le confort des visiteurs, concerne les cartels, ces étiquettes explicatives traditionnellement placées près des objets exposés, si possible à hauteur des yeux.
Ces cartels ont tendance, depuis quelque temps, à tomber au sol, au pied de l’œuvre et aux pieds des visiteurs, sans l’aide de courants d’air, ni de la gravitation.

Le musée y gagne de la place sur les murs, et peut resserrer les tableaux et ainsi satisfaire une autre tendance moderne, illusion de transparence, qui est de montrer un maximum des réserves du musée. Surenchère louable quand elles recèlent des trésors (qui devraient plutôt être partagés avec les musées moins dotés), mais débauche vite épuisante quand les cimaises se couvrent de rogatons.

Et les plus zélés des conservateurs en profitent pour muer la petite étiquette discrète, qui situait brièvement l’artiste dans l’espace et le temps, en une véritable encyclopédie. On y retrouve alors toute l’histoire du tableau, du peintre, du musée et de la région, en petits caractères et en 500 mots. 

Ici encore l’exubérance est honorable, mais tous les désagréments en ont-ils été évalués ?

En effet après 45 ans, une large proportion de l’espèce humaine qui fréquente assidument les musées éprouve des difficultés à voir de près et corrige cette altération naturelle par des lunettes adaptées mais qui ne permettent plus de voir vers le bas des petits caractères trop éloignés. Pour lire les cartels au sol, il n’y a plus alors que la génuflexion ou l’accroupissement. 
Toute à l’admiration des cimaises à hauteur de ses yeux, la personne suivante, affectée probablement de la même pathologie, ne verra pas l’obstacle. Il en résultera une scène burlesque qui dérangera le silence recueilli des lieux, déclenchera peut-être l’alarme et alertera les gardiens qui soupçonneront des déprédations.



 
Et puisqu’il faut bien parler de rentabilité, on reproche encore souvent au touriste qui prend 30 secondes pour photographier un tableau de spolier l’esthète, qui attend après lui, d’un temps de contemplation jugé d’une valeur supérieure ; on s’impatiente également, derrière un touriste qui tripote nerveusement l’audioguide et stationne plusieurs minutes devant un tableau sans s’apercevoir que la voix nasillarde qu’il écoute distraitement ne commente pas la même œuvre ; alors que dira-t-on de l’amateur qui passera et repassera entre les visiteurs et les tableaux, et s’arrêtera bien 5 minutes devant chacun pour en lire consciencieusement le cartel ?

Dans l’exemple tout à fait réel de l'illustration ci-dessus, au musée des beaux-arts d’une ville moyenne du centre de la France dont tous les étages, après 5 ans de travaux, ont vu l’ensemble des cartels ainsi gonflés d’information et cloués au sol, l’amateur pointilleux du paragraphe précédent demandera plus d'une demi-heure pour lire les étiquettes et regarder les œuvres de ce coin de mur.
Ceci dit, ça n’est peut-être pas un problème dans un musée de province. Il étaient déjà peu fréquentés avant la crise sanitaire. 

Enfin passons vite sur les questions de lumière. Il faut bien éclairer les pieds des touristes qui passeront désormais une partie de leur visite à regarder leurs chaussures, et régler finement la chose pour que le faisceau lumineux n’y projette pas leur propre ombre et n’interfère pas trop avec l’éclairage destiné aux tableaux.

Comme dit le proverbe congolais, les bonnes idées ne sont pas toujours les meilleures
Peut-être verrons-nous parfois, au pied d'un tableau, dans une salle reculée d’un musée désert, quelque vieillard ratatiné qui n’aura pas pu se relever d’une génuflexion, à l’image de l’écrivain Bergotte venu mourir devant le petit pan de mur jaune d’un tableau de Vermeer, dans le roman de Marcel Proust.

vendredi 17 décembre 2021

La vie des cimetières (102)

Les quelques habitués de ces lieux virtuels auront peut-être remarqué depuis quinze ans, parmi 101 chroniques funéraires, que l’auteur parle régulièrement des cimetières mais jamais, ou rarement, de leurs habitants. C’est qu’ils n'ont plus vraiment d’actualité.

Cependant le site « Le Journal des Arts » ne voit pas les choses ainsi, et depuis au moins deux ans, il publie pour ses abonnées payants, dès les premiers jours de décembre, un bilan des grandes personnalités du monde de l’art international mortes dans l’année (bien qu'inachevée).

Pourtant succursale de L’Œil, fameuse revue d’art, Le Journal des Arts est une publication bimensuelle certainement nécessiteuse. Connaissez-vous d’autres sites consacrés à l’art qui ne montrent quasiment jamais d’illustrations d’œuvres dans leurs articles sur les artistes ? C’est sans doute cette nécessité, et en conséquence le besoin de se faire remarquer, qui lui fait publier ce bilan funèbre incomplet un mois avant le brouhaha imminent des fêtes annuelles de la consommation. 

Un bilan, disons plutôt un petit florilège, puisqu’ils n’ont trouvé que 41 personnalités remarquables (sur près de 60 millions de morts cette année, rappelons-le), plasticiens, critiques, modistes, marchands, collectionneurs, fonctionnaires, éditeurs… Tous au masculin, puisque malgré une progression encourageante (de 9% en 2020 à 12% cette année), les femmes décédées restent scandaleusement sous-représentées dans ce florilège.


Que constater d’autre de ce bilan ?

La moyenne d’âge au décès a nettement augmenté entre 2020, où elle était à 78,7 ans, et 2021 où elle atteint 80 ans. D’aucuns y verront la réussite incontestable de cette nouvelle méthode d’expérimentation des vaccins pratiquée directement sur la cohorte innombrable de la population planétaire.
Notons que cette année la moyenne d’âge des femmes décédées est de 93,8 ans, mais leur nombre, 5, est insuffisant pour influencer sensiblement les statistiques. 
Et observons tout de même la bonne santé de ces personnalités du monde de l’art commercial, qui meurent presque 9 ans plus tard que la moyenne de l’espèce humaine, aujourd’hui à 71 ans et quelques mois.

Pour conclure et calmer le besoin de potins d’une part éventuelle du lectorat qui se reconnaitra, commettons deux indiscrétions :

Le peintre Christian Zeimert est mort en octobre 2020, encore plus discrètement qu’il aura vécu. Reste ses tableaux calembours, le Monument aux ivres morts, Le lièvre et la torture, et Jésus et ses dix slips, dont on ne trouve pas de reproductions valables sur internet. On en parlait en 2017 avec Cueco. On sait maintenant qu’il ne deviendra pas célèbre.
Et cette année 2021, également en octobre, est mort Pierre Pinoncelli. Il avait commis une inexcusable méprise en urinant en 1993 dans une des célèbres Fontaines de Marcel Duchamp, ne remarquant pas que l’urinoir était exposé renversé et qu’il n’était pas raccordé à un réseau sanitaire. 

Que ces deux phares de l’humanité souffrante reposent en paix, comme on dit habituellement. Ils ne seront jamais oubliés, comme l'écrivait Éric Chevillard*, puisqu’il y faut cette condition d’avoir un jour été connus.


Rappel : notez-le bien, si vous êtes artiste ou gravitez autour, essayez de ne pas mourir au mois de décembre. Ça passerait totalement inaperçu dans les revues d'art et les chroniques.

***
Commentaire flottant sur l’illustration : Ce qu’il reste au cimetière du Montparnasse à Paris d'un certain Joseph Ottavi, qui fut en son temps une personnalité de l’année, mort en descendant de la tribune enseignante publique et gratuite.

(*) : Chevillard, L'autofictif, Jeudi 15 octobre 2009, 693-2


mercredi 8 décembre 2021

Petit guide pour la perpétuité


Doubovskoï Nicolaï, berges d’une rivière en forêt, c.1900 (huile/toile 106x69cm).

Devant la profusion des reproductions d’œuvres du peintre Ilya Répine présentées dans notre dernière chronique, et à la perspective d’une nouvelle vague annoncée du coronavirus qui nous retiendra encore un long moment à voyager sans bouger de chez nous, peut-être avez-vous entrepris de visiter les autres pages de ce site prometteur et manifestement russe.

Vous avez alors dû braver ses méandres labyrinthiens, ses hiéroglyphes cyrilliques intempestifs, ses classements alphabétiques déroutants, et ses pages entières de tableaux qu’on n’oserait afficher même au-dessus de la chasse d’eau.
On vous avait dit le site monumental. Vous l’avez découvert colossal. Près de 11 000 peintres du passé, des centaines de milliers - peut-être des millions - de reproductions généralement correctes ou bonnes, et quelquefois monumentales, comme dans cette catégorie des Musées du monde où 2400 œuvres de la National Gallery de Londres sont reproduites dans des dimensions allant de 4000 à 8000 pixels. 

Créé voilà 10 ans, le site Gallerix existe en trois versions, russe, chinoise et anglaise, est libre d'accès, déclare être agréé auprès des instances de régulation les plus officielles de Russie, dit ne pas faire de bénéfices, est envahi de publicités, et reçoit en moyenne 1.000.000 de visites par mois.

Gallerix, semble avoir recueilli tout ce qui est ou a été disponible un jour en matière de peinture sur internet. Les peintres rares ou les musées pingres n’y sont donc pas représentés, ni les peintres contemporains ou à la dépouille encore fumante, peu reproduits pour des raisons de droits d’auteur. On y trouvera néanmoins, classées par période, 3600 images des productions du fameux Pablo Picasso
Peut-être êtes-vous à l’heure qu’il est encore à errer sur ses pages bariolées, complètement désorientés ?

Alors voici quelques conseils pratiques :

• D'abord, optez impérativement pour un navigateur sur internet qui traduit automatiquement les pages en les chargeant, ou traduit de manière interactive les textes que vous sélectionnerez (Chrome fait les deux). Pensez à sélectionner le drapeau français, en haut à droite, mais avec parcimonie, il vous enverra parfois vers des pages hiéroglyphiques.
• Ensuite, ne croyez pas que si le site présente une liste de peintres d’une catégorie, par exemple la page des peintres russes et soviétiques, celle-ci est nécessairement complète. Dans cet exemple, un grand nombre de peintres russes sont absents, parmi les plus importants (c’était le cas de Répine, mais aussi de Verechtchaguine, Aivazovski, Shishkine, Lagorio…), que vous ne trouverez qu’en les cherchant par leur nom ou parfois, un peu par hasard, dans les listes analphabétiques.  
• Quand, en mode recherche, il vous arrivera de tomber sur des pages en cyrillique, pensez à regarder les liens internet (en alphabet latin bleu). Leur destination est souvent explicite.
• Et si une publicité intempestive envahit l’écran, elle disparait en rechargeant la page.

Enfin, avant de vous égarer, pensez à noter ces 4 repères :

➤ Page d’ACCUEIL du site Gallerix en français :
➤ Page de RECHERCHE de peintres (partiellement en français) :
https://fr.gallerix.ru/roster/
➤ Page des peintres commençant par la LETTRE A, classés par le nombre de reproductions (choisir une lettre en haut de page) :
➤ Page d’index des visites par MUSÉE :
https://gallerix.org/album/Museums#fr

Ainsi équipés de ces instruments de navigation, vous pourrez entreprendre une odyssée qui durera des jours, des mois…
Ha ! Il peut bien venir nous submerger, ce virus de l’apocalypse et sa cinquième, sixième, ou septième vague avant le jugement dernier ! Nous sommes fin prêts pour un confinement perpétuel.

Verechtchaguine Vassilii, le Taj Mahal à Agra c.1875 (huile/toile 55x40cm)