dimanche 27 décembre 2015

Les revenants de 1945

Les lois de la nature sont éminemment mathématiques, notamment en Europe ; à la fin de la 70ème année qui suit un décès, les réalisations intellectuelles et artistiques du mort entrent dans le domaine public et sont alors à la libre disposition de toute l’humanité.
C’est ainsi que nous verrons dans quelques jours paraitre la procession des trépassés de l’année 1945.

Et ce millésime sera spécialement lugubre. On y apercevra, parmi des millions de leurs victimes, les faces sinistres des tordus les plus minables de l’espèce humaine, Hitler, Himmler, Goebbels, Mussolini, Laval, mais aussi quelques musiciens considérables, de grands écrivains et des graphistes de valeur.

Quiconque pourra alors publier les livres d’Emmanuel Bove, Franz Werfel, Paul Valéry, Robert Desnos, reproduire les tableaux de Zuloaga et les illustrations de N.C. Wyeth, les bandes dessinées de Georges Colomb (alias Christophe), Fenouillard, Camember, Cosinus, jouer les quatuors de Béla Bartok, les pièces d’Anton Webern et certaines œuvres de Maurice Ravel.

« Certaines œuvres », car la loi souffre des exceptions. Les bénéficiaires des droits d’auteur se sont toujours ingéniés à prolonger la durée de leur rente, et les représentants du peuple qui ne sont pas insensibles aux arguments pécuniaires ont su pour cela truffer la loi de particularités.
Et comme le précise le site SavoirCom1 qui maitrise toutes ces subtilités (voir son calendrier de l’Avent du domaine public), alors qu’en 1945 Ravel était déjà mort depuis 8 ans, son sempiternel Boléro n’entrera dans le domaine public que le 30 avril 2016 (sauf coup de théâtre - car pour les ayants droit c’est une perte d’un à deux millions d’euros par an) mais son Menuet antique, pourtant antérieur d’une trentaine d’années, devra attendre le 29 septembre 2022 !

Et SavoirCom1 a beau en détailler les règles, il faudrait de longs calculs et une formation en musicologie pour réussir à déterminer la date de délivrance de la « Pavane pour une infante défunte », du concerto pour piano en sol ou de « l’Enfant et les sortilèges. »
Les charognards ont encore un peu à ronger sur le cadavre.


Au musée des confluences à Lyon, la vitrine consacrée aux grands musiciens morts expose le crâne de Maurice Ravel qu’on reconnait à la complexité des zones juridiques qui y sont figurées. Elles désignent le régime des droits d’auteur applicable à chaque pièce de musique sortie de son génial encéphale. On mesure la différence avec la simplicité du crâne de Mozart enfant avec qui il voisine.

dimanche 20 décembre 2015

Les animaux à carreaux de Gilles Aillaud

Gilles Aillaud, Otarie et jet d'eau, 1971, détail (collection M. & M.B.)


Un peu philosophe, un peu décorateur de théâtre, un peu écrivain, Gilles Aillaud était né à Paris en 1928.

En octobre 1965, avec deux amis agitateurs politiques (1) et l'aide de trois autres peintres (2), il assassinait Marcel Duchamp, l'artiste le plus important du 20ème siècle, le fondateur de l'art conceptuel, en l’étranglant et le précipitant nu et émasculé du haut d'un escalier.
La suite des huit toiles qui narrent l’évènement est aujourd'hui au musée de la reine Sofia, à Madrid. Duchamp mourra trois ans plus tard, cette fois réellement.

À l'époque Aillaud fréquentait déjà la ménagerie du Jardin des plantes et le zoo de Vincennes. Il avait été marqué, enfant, par le décor des jardins zoologiques et ne s’en était jamais remis. Fasciné par les grillages, les carrelages, les mosaïques, les plans d’eau, les barreaux dont les ombres formaient des motifs géométriques obsédants, il s’était mis à les peindre à l’huile sur des toiles de grand format.
De temps en temps apparaissaient une forme vague et molle, des taches indistinctes, des zébrures, des ocelles, c’était un animal.
Il représenta ainsi pendant plus de vingt ans des coins de ce monde en miniature, avec une neutralité distante.

Plus tard, dans les années 1980, apprenant que des animaux se trouvaient encore en liberté dans la nature, il s'envola pour le désert africain où il peignit alors les sables, les maigres herbes, les cailloux, les ondulations du sol et du ciel, et parfois un animal.
« Je peins des choses, je suis absolument incapable de peindre une idée. Je peins des choses parce que la force des choses me parait plus forte que toute idée. Pour nier une chose il faut la détruire, tandis qu’une idée, c’est du vent… » disait-il.

Il avait une passion pour Vermeer et pour Spinoza.
Puis il mourut à Paris en 2005.

Le Fonds régional d’art contemporain d'Auvergne à Clermont-Ferrand, après Rennes et Saint-Rémy-de-Provence, lui consacre une modeste et fascinante rétrospective jusqu’au 17 janvier 2016.
Vous regretterez un jour de ne pas y être allé.

***
1. Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati (avec Aillaud) ont peint et figuré sur 5 toiles.
2. Fromanger, Biras et Rieti ont exécuté les copies des 3 œuvres de Duchamp.

 


FRAC de Clermont-Ferrand, exposition Gilles Aillaud, décembre 2015.
 

dimanche 13 décembre 2015

Illustration cherche auteur


Le pillage des illustrations de sites ou de blogs est devenu la règle sur internet, et les journaux et télévisions sont les premiers à se servir. C’est très bien. Plus une image est diffusée et vue plus elle fera connaitre son auteur.
Et il faut être particulièrement imbécile pour interdire, comme certains musées ou artistes, la reproduction (non commerciale, au moins) d’images de leurs œuvres. D’ailleurs l’interdiction ne sert à rien sur un internet planétaire aujourd’hui incontrôlable.

Mais il est désolant de constater que cette razzia se fait presque systématiquement en omettant de citer le nom de l’auteur de l’image.

Ainsi le dessin anonyme ci-dessus, astucieux, a été abondamment exploité sur internet pour illustrer les vertus de l’esprit critique et les manipulations des médias.
Les moteurs de recherche d’images en trouvent au moins 500 apparitions, Brésil, Turquie, Russie, Japon, dans les blogs, les réseaux sociaux. Mais aucune ne renseigne sur le nom de l’auteur. Il illustre même La couverture d’un livre, « Rethinking Srebrenica », dont l’éditeur new-yorkais avoue en page 3 avoir échoué à retrouver l’auteur du dessin.

La chasse est ouverte (et l’usurpation toujours possible).
 

lundi 7 décembre 2015

Améliorons les chefs-d'œuvre (9)

Qui n’a pas entendu parler de la comédie des deux maires ennemis du Mont-Saint-Michel, propriétaires de 80% des commerces de l’ile et du village, et qui se disputent depuis 30 ans l’administration municipale ?
Il faut dire que la beauté du site attire tous les ans deux millions de visiteurs (certains disent trois) qui consomment abondamment.

Et la cupidité des deux congénères s’est récemment exprimée à la faveur des grands travaux de désensablement et de retour à l’insularité du Mont.
Car il y a peu de temps encore les touristes étaient dans l’obligation de stationner leur voiture à plus de trois kilomètres de l’ile, puis de traverser à pieds les 1000 mètres de commerces du village (qui est devenu en quelques années le Disneyland de la galette bretonne) pour atteindre enfin la gare des autobus qui font la navette (incluse dans le prix du ticket de parking) jusqu’au pied du Mont, deux kilomètres plus loin.
Or le maire en exercice à l’époque du choix de l’emplacement du stationnement des navettes avait alors intrigué pour qu’il se situe précisément devant ses propres commerces. C’est ce qu’a conclu la justice, actionnée par le maire alternatif malchanceux, en punissant le coupable, pour prise illégale d’intérêt, d’une peine pécuniaire assez douce.

Finalement il a été décidé, certainement face au scandale et à la réticence de la clientèle, de faire partir les navettes depuis le parking des voitures. Le transporteur en tire un bénéfice certain puisque le prix du ticket a nettement grimpé, mais les habitants du village (qui sont tous commerçants) le regrettent, car les touristes, à l’aller comme au retour, ne sont plus obligés de côtoyer leurs boutiques.
Ne les plaignons pas, car le Mont-Saint-Michel, comme l’invention humaine, abonde en ressources insoupçonnées. Le village vient par exemple d’en trouver auprès d’une grosse banque également experte en scandales financiers et qui soutient le maillot jaune du prochain Tour de France.
L’image ci-dessus se passe de commentaires.

La loi n’autorise l’affichage publicitaire sur les monuments historiques qu’en cas de travaux de restauration et sous certaines conditions techniques et financières (articles R621-29.8, -89 et -90 du code du patrimoine), ce qui n’est certainement pas le cas ici.
L’affiche ne serait dit-on restée qu’une heure sur les vieilles pierres grises de l’abbaye, le 19 octobre 2015, le temps de faire la photo pour la conférence de presse des organisateurs du prochain Tour qui justement partira du Mont-Saint-Michel le 2 juillet 2016.
On la reverra alors sans doute plus longuement.

En conclusion, si vous êtes fatigués des paysages de carte postale et des clichés de l’architecture gothique, et recherchez les situations inattendues et les incongruités patrimoniales, prévoyez un séjour dans la région lors du départ du prochain Tour de France cycliste, mais vous risquez alors de ne pas y être seuls.
Et si la mesquinerie, la convoitise et les querelles d'un clocher qui appartient au patrimoine de l'Humanité mais ne surplombe que 43 âmes vous passionnent, abonnez-vous à ce blog que vous trouverez palpitant, « lemontsaintmichel.centerblog.net ».