dimanche 26 février 2023

Nuages (47)


Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer.
Cioran, Cahiers le 20 février 1958

lundi 20 février 2023

Comptes de faits (6)

"6000 personnes par jour qui se bousculent pour aller voir les Vermeer… À quoi ça ressemble ? Ce sont les mêmes qui vont au salon de l’auto."
Chaval, entretiens avec Pierre Ajame, automne 1966.

Johannes Vermeer, peintre connu et apprécié à Delft de son vivant, était oublié depuis deux siècles et confondu aux peintres plus ou moins anonymes du même genre et de la même région, quand un journaliste plus curieux que les autres le distingua de ses confrères et se mit à le rechercher sans répit dans les collections et les ventes, à convaincre lentement des personnes fortunées et en vue, bientôt suivies par des écrivains, puis par les journaux, et enfin, récemment, par le cinéma populaire. Tout cela prit un bon siècle, mais depuis, le moindre barbouillage supposé de la main de Vermeer est devenu un chef-d’œuvre (pour mémoire on ne reconnait pas un chef-d’œuvre par l'objet même, qui peut être indifférent, mais par un mouvement de foule autour de lui, une onde faite d’humains attirés individuellement vers l'objet parce qu'il le croient aimé par les autres)

Et Taco Dibbits le sait bien. Directeur du Rijksmuseum d'Amsterdam, organisateur depuis 20 ans des expositions les plus courues en Hollande, détenteur d’un record personnel de 4780 visiteurs par jour autour de Rembrandt, il claironnait depuis 2021 qu’il allait exposer en 2023 à Amsterdam quasiment tous les Vermeer connus, et que personne n’en reverrait jamais autant réunis au même endroit.

Taco Dibbits savait probablement qu’en automne 1966, à Paris, l’exposition "Dans la lumière de Vermeer" à l’Orangerie, avec ses 12 Vermeer, avait accueilli (contenu) 6000 visiteurs par jour. 
Taco Dibbits savait certainement que la rétrospective de 1996 au Mauritshuis de La Haye (à 57 kilomètres d’Amsterdam), avec 23 Vermeer, avait supporté 5000 visites par jour et avait été contrainte en catastrophe de se réorganiser avec une salle supplémentaire (25% en surface), dès la première semaine. 
Taco Dibbits savait sans doute qu’en février 2017, le jour de l’ouverture de l’exposition "Vermeer et les maitres de la peinture de genre" au Louvre, les 12 Vermeer exposés avaient attiré 9400 visiteurs dont une bonne partie, munie cependant de droits d’entrée (l’impayable billet unique), avait été refoulée, créant un capharnaüm dont le musée mit des semaines à se remettre et qui reste dans les mémoires comme un des sommets de la logistique muséologique. 

Taco Dibbits savait tout cela en organisant son exposition ultime. Alors il a tout fait pour la fluidité du flux. 
(Précisons que la description qui suit ne prétend pas traduire une exacte réalité qui aurait été constatée sur place, elle n'est faite que de la lecture de la presse en ligne).

Quand le Louvre en 2017 avait regroupé 60 tableaux hollandais autour des 12 Vermeer, le Rijksmuseum en 2023 avait seulement 28 Vermeer à répartir dans 9 grandes salles, par thème, certains tableaux, comme la Femme lisant une lettre ou la Femme versant du laitse retrouvant seuls. Les vastes pièces aux murs presque vides en ont pris un aspect de salle d’attente, comme aux guichets de la poste.
Les tableaux ont été éloignés au mieux les uns des autres, les cartels explicatifs éloignés des tableaux et les articles plus longs, analytiques et biographiques, traditionnellement affichés à l’entrée de l'exposition, ont été déplacés près de la sortie. 
Pour éviter qu’on ne s’en approche trop, chaque tableau a été protégé par un arceau de sécurité autorisant "8 à 10 spectateurs simultanés" déclare Taco Dibbits, estimation optimiste, les hollandais ne souffrent peut-être pas du même embonpoint que les visiteurs du Nouveau Monde. 

Enfin la durée de l’exposition a été optimisée : 114 jours en continu, sans fermeture, 8 heures par jour du dimanche au mercredi, et 13 heures sans interruption du jeudi au samedi (avec nocturne donc). 


D’après le site de "Connaissance des Arts" Taco Dibbits pensait alors accorder un total de 350 000 entrées, en moyenne 3000 par jour. En réalité il en a distribué 450 000, soit 4000 par jour, avant de décider la fermeture définitive des guichets, et dès l’inauguration de l'exposition le site de vente de billets affichait complet, mais promettait de faire tous ses efforts pour chercher à offrir plus d’entrées.

Car le musée peut encore, en effet, ajouter 4 nocturnes hebdomadaires (Il est peut-être plus facile de négocier des heures supplémentaires avec le personnel du musée que des jours de rallonge avec les assurances et les musées prêteurs). Il passerait alors de 71 à 91 heures d'ouverture par semaine, une augmentation de 28% qui se répercuterait directement sur le nombre de visiteurs, de sorte que si Taco Dibbits réagit à temps, il pourra pulvériser son propre record d’entrées, dépasser le Graal des 5000 visites par jour, et dès lors prétendre - il est jeune encore - à la direction des musées les plus prestigieux.

Enfin, le nombre de visites n’est pas tout, et le pragmatique directeur s’est couvert, pour pondérer les effets néfastes d'éventuelles circonstances imprévues, en renforçant le prix du billet d’entrée, qui est de 30 euros ! Toutefois, ça ne met le Vermeer qu'à 1,07€, ce qui est en fin de compte assez peu. Pour mémoire les 12 Vermeer du Louvre en 2017 étaient à 17€, soit 1,42€ pièce, et même à ce prix on n’était pas certain de les voir. 

***
Pendant ce temps très à l'ouest, dans les musées des arts de Nantes et de Rennes, les deux plus beaux tableaux du monde (bon d’accord, deux des trois plus beaux), faits de la main d’un peintre du même siècle et au même destin posthume que Vermeer, voient passer, les jours de semaine, quelques dizaines de touristes égarés, parfois moins.
On ne dira bien entendu pas son nom, afin d'éviter que la trentaine de fidèles de Ce Glob ne se trouve à l’origine d’un incontrôlable mouvement de foule.

samedi 11 février 2023

Autoportraits… et oreillers

On accuse bien vite de narcissisme les peintres qui se sont abandonnés sans retenue à l’autoportrait, Rembrandt, Schiele, Van Gogh, Spilliaert, Dürer… C’est parce qu’on ne tient pas suffisamment compte des conditions de réalisation des œuvres. On nous fait croire que l’artiste reçoit l’inspiration d’un mystérieux souffle intérieur, ou divin. En réalité ce sont principalement les circonstances extérieures, les aléas de leur bonne ou mauvaise fortune qui les déterminent. Le peintre qui souhaite se confronter aux subtilités de l’art du portrait mais n’a pas les moyens de payer des modèles, a toujours sous la main, justement, un modèle disponible, obéissant et gratuit : lui-même.

Illustrons le rôle prépondérant des contingences dans la création artistique par cet exemple célèbre de "l’autoportrait aux oreillers" d’Albrecht Dürer, dessin à la plume recto verso jalousement conservé par le Metropolitan museum of art de New York. 

Vous objecterez que parmi les peintres nommés plus haut Dürer n’est pas le meilleur des exemples. Riche et d’une famille fortunée, ce n’est pas le manque de modèles qui le poussait à se peindre lui-même, parfois déguisé en prophète, toujours embelli, mais la haute idée qu’il se faisait de sa personne, de ses talents et de la source de sa fortune (il aurait été le premier à intenter à Venise un procès contre le plagiat de ses gravures, quand elles avaient un énorme succès dans toute l’Europe et l’avaient beaucoup enrichi. En cela il était effectivement prophète). 

Mais notre exemple reste valable si la date de 1493 manuscrite en haut du verso est à peu près exacte (le monogramme AD, sur le recto, serait d’une autre encre que le dessin et certains experts le datent en réalité de 91 ou 92). Dürer, âgé de 20 à 22 ans, recommandé par son orfèvre de père, voyageait alors en Europe centrale pour parfaire sa formation, et rencontrait peintres, graveurs et imprimeurs importants.

Ainsi, à l’examen de la séquence des dessins sur cette feuille de jeunesse, pourrait-on imaginer les conditions probables de sa réalisation.
Albrecht s’ennuie dans la chambre d’auberge ou de l’éditeur qui l’héberge. Il a le temps de s'exercer avant le repas. Il prépare un godet d’encre et quelques plumes.
La lumière est à gauche, devant lui, posé sur la table un peu à gauche, un miroir. Il dessine d’abord en quelques traits rapides son visage qu’il a déjà représenté maintes fois. Sans doute lui a-t-on déjà commandé le traditionnel autoportrait destiné à la riche héritière qu’il épousera dès son retour. Il envisage de se montrer tenant un symbolique pied de chardon (ce sera l’autoportrait au chardon de 1493 aujourd’hui au Louvre). Il repousse le miroir inutile, et place à hauteur des yeux sa main gauche dont les doigts simulent la tenue du chardon. Il s’applique. 
La maitresse de maison, ou l’aubergiste, tarde à l'appeler pour le souper. Il reste de la place sur la feuille, et rien de passionnant à dessiner dans cette chambre austère. À droite, sur le lit défait par une sieste, quelques coussins ou oreillers fripés feront l’affaire. Et Albrecht se prend au plaisir de maitriser ces jeux de plis et de replis.
Après le souper il retournera la feuille et la remplira d’oreillers alignés qu’il aura soigneusement froissés. L’encre à peine sèche il s’endormira satisfait.

Ce qu’on lit sur les intentions de l’artiste, sur les profonds concepts qu’incarneraient ces dessins d’oreillers entre réalité et rêve, étrange et imaginaire, visages déformés et cornes de satyre, n'est qu'élucubrations, balivernes, et n’a pas plus de valeur que les 18,84 euros (16,01 dès le deuxième acheté) de cette mise en abyme commerciale imprimée sur un coussin.

vendredi 3 février 2023

Tableaux singuliers (17)


Nous nous inquiétions dernièrement et incidemment du sort des fraises de Chardin, ce tableau d’un panier débordant de fraises et d’un verre d’eau, acheté aux enchères le 23 mars 2022 à Paris par le musée Kimbell de Fort Worth au Texas, mais que la France cherche à s’approprier et a interdit de sortie du territoire, en attendant de réunir les 20,5 millions d’euros de l’adjudication (sans compter la commission)

En cherchant à connaitre le point de vue de l’acquéreur déchu sur son site internet on découvre, au mot "fraises", ce beau tableau en illustration qui abonde également en fraises (et en cerises). Elles furent peintes, 130 ans avant celles de Chardin, par Louise Moillon, peintre renommée en son temps, collectionnée par les plus nobles, mais dont la production parait s’être arrêtée dès son mariage, à 31 ans, et pour les 55 années qui suivirent.

Or, quand on retrace les circonstances de la vente de ces deux tableaux à la fraise, point une savoureuse coïncidence, presque romanesque. Voici les faits.

Mercredi 23 mars 2022, peu après 18h, chez Artcurial à Paris, au 7 rond-point des Champs-Élysées, assis dans la salle (que le film de la vente ne montre jamais de face), l’acheteur d’une galerie new-yorkaise pour le compte du musée Kimbell lève le bras régulièrement, depuis l’enchère de départ, 9 millions d’euros, jusqu’aux 20,5 millions de l’adjudication.

Jubilant de rentrer en Amérique avec le célèbre "Panier de fraises des bois" de Chardin sous le bras, il apprend, au moment de payer, que l’État français est sournoisement sur le coup, et qu’il va lui faire des misères, peut-être même le faire attendre deux ans et demi pour finir par lui dire "Oh finalement, on n’aime plus les fraises !" Et là, qui sait ce qu’il se passerait, le cas est si rare ? Il faudrait bien sûr payer le tableau, mais à quel prix ? Dans ce cas très particulier, le vendeur peut-il demander des intérêts pour retard de paiement ? Et deux ans et demi, au taux d’inflation actuel, même si le dollar maintient son ascension, ça chiffrerait ! 

Vendredi 25 mars 2022, le surlendemain, après une nuit fort arrosée et une journée très embrumée (ici c’est l’auteur qui imagine), l’acheteur américain inconsolable erre sans but sur le boulevard Haussmann et de dépit s’arrête devant la fameuse salle des ventes, 9 rue Drouot.
Il est 15 heures. Il se laisse tomber sur une chaise, au hasard, et c'est le mot fraise qui le fait sortir de sa torpeur : "Lot numéro 22, une nature morte à la coupe de fraises, panier de cerises et branche de groseilles à maquereaux, signée Louyse Moillon 1631, une huile sur panneau de 50cm par 36".
L’acheteur ouvre alors un œil sur une large assiette de faïence débordant de fraises, des fraises des bois comme chez Chardin, avec un grand panier de cerises. Et il croit entendre "on commence à 100 000 euros, one hundred…"
La suite est confuse. S’est-il cru dans un cauchemar en train de rejouer la scène chez Artcurial ?  Combien de temps l'hallucination aura-t-elle duré ?

Quoi qu’il en soit, celui qui emporta finalement l’enchère, exceptionnelle pour un Moillon, de 1 734 880 euros (Taxes et commission incluses), 10 fois les estimations basses, ne pouvait être que notre acheteur, puisque le 18 novembre suivant, les fraises qui firent enfin la fierté des cimaises du musée Kimbell de Fort Worth, près de Dallas en Amérique, étaient celles de Louise Moillon, dépoussiérées, rutilantes. 

Le Louvre possède 37 tableaux de Chardin qu’il expose presque tous. Il n’en a que 3 de Moillon et n’en expose qu’un, le plus beau restant dans les réserves. 
Tout à sa furtive manœuvre pour accaparer un Chardin supplémentaire hors de prix, il n’a même pas remarqué qu’un rare tableau de Louise Moillon, qui était dans ses moyens, partait pour l’Amérique. 

Note : en 1631 Louise a 21 ans. Avec ce tableau elle peaufine sa formation en copiant très exactement, fraise à fraise, un tableau de son beau-père François Garnier (parti à 34 000€ en 2008 à Drouot). En réalité elle dépassait déjà le maitre, dit-on, ce qui est difficile à juger d’après la mauvaise reproduction de l’original (page 44 ill.2). On remarque cependant qu’elle a aéré le sujet et modifié des détails comme l’anse du panier.