mardi 28 novembre 2023

Encore un petit vert...

Le vert Lamorinière au milieu de la gamme des verts de la maison Blockx.

Qui a un jour appuyé sur des tubes de peinture débouchés et fait des mélanges de couleurs sait que le tube de vert est inutile (comme l’orange et le violet) et qu’on obtient tous les verts imaginables en mélangeant, superposant ou juxtaposant essentiellement du jaune et du bleu.
 
D’ailleurs l’artiste parcimonieux et méfiant n’achète pas de tube de vert. Il porte malheur* et rend malade. Les pigments utilisés pour confectionner les verts, à base de cuivre voire d’arsenic, ont longtemps été dangereux et instables - on ne compte plus les tableaux de paysage dont le feuillage est devenu une bouillie brune ou grise.

* Au bout de ce lien, en bas d’un court et instructif récapitulatif sur les inconvénients du vert vous trouverez une captivante conférence (65min.) de l’inévitable Michel Pastoureau sur l’histoire du vert dans la peinture. Il déplore l’état lamentable des tableaux de Delacroix et de Constable et en accuse le mélange de mauvais jaunes avec de piètres bleus, mais il oublie que les tableaux d’autres peintres contemporains plus rigoureux qui utilisaient alors les mêmes matériaux, Ingres par exemple, n’ont pas subi ces ravages. C’est que la persistance des couleurs et des matières dépend pour une grande part des bonnes pratiques du peintre, notamment de l’emploi réfléchi des liants et de l’observation des temps de séchage.

Depuis, la chimie et la peinture en tube se sont nettement améliorées, et les fabricants de couleurs proposent maintenant d’opulentes gammes de nuances de vert, lumineuses, persistantes, siccatives et inoffensives, disent-ils.
Au moins simplifient-elles sur l’instant la vie du peintre de plein air, qui a rarement le loisir de fignoler mélanges et superpositions et n’a que le temps de déposer furtivement ses touches de couleurs entre deux averses passagères, les nuées de moucherons et la poussière soulevée par les rafales de vent.

Pour ajuster la chimie de leurs verts les marchands de couleurs vont jusqu’à s’acoquiner avec des peintres professionnels, et leur rendent parfois hommage en octroyant leur nom à un pigment. C’est ainsi que dans les années 1860, vers Anvers, le chimiste Jacques Blockx et le peintre François Lamorinière concoctèrent un "vert Lamorinière".

Lamorinière était alors un peintre paysagiste exclusivement et méticuleusement consacré aux arbres, déjà Chevalier de l’ordre de Léopold, et apprécié, pour ses teintes raffinées, par le Léopold suivant, fils du Léopold précédent, qui deviendra également roi des Belges, et propriétaire du Congo et de tous ses habitants. 
Blockx deviendra une marque renommée de produits de qualité pour artistes.

Personne n’aura sans doute compté le nombre d’arbres peints minutieusement par Lamorinière, de ses débuts autour de 1850 à son dernier tableau, vers 1898, quand il devenait aveugle. On en contemplera dans les musées de Bruxelles, Gand et surtout au Kmska d’Anvers (Forêt de lapins sapins, Forêt près de Schilde, Forêt sur l’ile de Walcheren, Marais sans aucun arbre - un moment de déprime du peintre, manifestement).

Valentina Sarafian, à Bruges, vend actuellement un bosquet d'arbres particulièrement échevelés, dont on dénombre une bonne centaine, peints sur un panneau d’acajou de plus d’un mètre (avec un chasseur, discret, pour l’échelle). 
Encadré, signé Fçois Lamorinière, daté de 1874 et authentifié au dos, le tableau contient certainement une bonne dose de vert Lamorinière, qui aura donc traversé déjà 150 ans sans dommages.

Le petit bois peint sur un panneau de bois par Lamorinière avec du vert Lamorinière, en vente chez Valentina Sarafian à Bruges.

mercredi 22 novembre 2023

La vie des cimetières (110)



L’horreur et la folie n’ont-elles point de limites ? Un homme conservait depuis plus de quinze ans les cadavres de ses parents dans deux boîtes en chêne elles-mêmes ensevelies à la périphérie de la ville, dans un vaste terrain clos de murs où les enquêteurs ont mis au jour quantité d’autres corps pareillement conditionnés. Plusieurs familles de la région seraient impliquées dans ce scandale.
Éric Chevillard, Journal l’autofictif, aphorisme 3355-1, lundi 10 juillet 2017. 

L’autre cimetière de Douarnenez (voir l’épisode 109) digne d’intérêt et de quelques clichés, c’est le grand cimetière historique de Ploaré, probablement plein avec ses 4000 tombes sur deux hectares au cœur de la ville. 
Le granit, le calcaire et le lierre y poussent sans retenue, parce qu’ils sont constamment arrosés par le ciel et les veuves qui s’ennuient.

On rappellera pour l’anecdote qu’y est honorée depuis bientôt deux siècles la tombe de l’inventeur du stéthoscope - instrument de torture qui fait abdiquer toute dignité au rédacteur quand il s’agit de savoir où placer le h - et dont le patronyme s’étend jusqu’à orner toutes les plaques* de la longue rue qui mène à l’entrée même du cimetière, sur plus d’un kilomètre, signe d’une expansive notoriété.

* En réalité, sauf aux deux extrémités, les plaques ont disparu, subtilisées sans doute par les adorateurs du fameux docteur, et si vous passez un jour par une des voies qui croisent cette rue interminable, vous ne saurez jamais que vous étiez si près d’une véritable légende bretonne.

 

vendredi 17 novembre 2023

La vie des cimetières (109)



Il y a bien longtemps, venu à pied de la lointaine Afrique, l’humain était contraint de s’arrêter à la fin de la terre, qu’il appela donc le Finistère. Impossible d’aller plus loin avant d'inventer le bateau.

Et encore, au début, le bateau lui servait surtout à arpenter les alentours, cueillir la sardine et la rapporter à sa veuve - car il périssait souvent en mer - ou à sa fille de 10 ans, qui l'allongeait soigneusement noyée d'huile dans des boites de métal (on parle là de la sardine) et dans des conditions de travail et d’hygiène discutables, et qui périssait donc beaucoup, elle aussi, d'épuisement ou d’épidémies de choléra, de diphtérie et d’autres variétés de ces bactéries taquines qui aiment tant les voyages en bateau. 


Heureusement, un riche industriel qui vendait lesdites sardines aux humains qui n’avaient pas osé s’aventurer dans cette région inclémente, pris de remords devant une telle hécatombe, offrit à la ville un terrain vacant de plus d’un hectare, à Tréboul, pour y établir un cimetière devant la baie de Douarnenez. Geste philanthrope qui l’assurait en même temps d’être un jour enterré face à la mer qui l’avait enrichi - ce qui sera fait 26 ans plus tard - et entretenu par la municipalité reconnaissante jusqu’à la fin des temps. 

C'était en 1849. Depuis les sardines ont disparu de la baie mais les restes du prévoyant industriel sont toujours régulièrement honorés.


Évidemment, à la demande du gardien du cimetière qui interdit de photographier les tombes, ou alors, après négociation, en effaçant les noms gravés - sans quoi la mairie serait submergée de procédures judiciaires actionnées par des familles voyant leur nom diffusé sur internet dans une position peu avantageuse - nous ne citerons aucun des noms des locataires des cimetières de Douarnenez, seraient-ils renommés.

Et de toute manière ils seront vite oubliés. Il n’y a déjà plus de sardines, on l'a constaté plus haut, il n’y aura bientôt plus de poisson du tout et la mer viendra, deux fois par jour au commencement, empêcher les accès au cimetière inondé, jusqu’à ce qu’il justifie pleinement son titre si envié de cimetière marin.


Vous avez bien lu "les cimetières de Douarnenez", parce qu’il y en a au moins quatre. En 1945 la ville absorbait les communes de Ploaré (et un cimetière de 2 hectares), Tréboul (1,2 ha), Kerlouarnec (0,5 ha) et Pouldavid (0,4 ha), qui devenaient de modestes quartiers.


Nous évoquons aujourd’hui le plus pittoresque des cimetières, celui de Tréboul. C’est certainement, plus encore que celui de Talmont-sur-Gironde, le lieu où on aimerait que reposent tous les êtres qu’on a aimés, pour son ciel si capricieux, et pour la planéité presque parfaite de son horizon, propriété utile aux photographes qui évitent ainsi ces clichés penchés qui n'inspirent que des haut-le-cœur. 


Le voici en 1905 et vers 1920, plus pastoral que marin, puis surveillé par Gougueule en 2016 et en 2019. Entre ces deux photos trois vieux cyprès de Lambert en bord de mer devenus dangereux ont été sciés au ras, et le destin du géant centenaire survivant qui domine la petite plage en contrebas (à gauche) et perd au fil des tempêtes des branches de plus en plus lourdes, est maintenant incertain.


On ne compte plus dit-on les films et les séries mélodramatiques qui ont choisi ce cimetière pour décor. Il ne recèle pourtant pas de curiosités funéraires particulières et on doit s’y sentir à l’étroit, dans moins de 5 mètres carrés par emplacement, mais il offre, de chacune des tombes installées sur sa pente, orientée précisément vers le nord, un panorama photogénique et parfaitement exposé sur la baie de la sardine. 


Et pour rester dans le domaine des poissons, parmi ses 2000 tombes est parait-il enterré un curieux poète hydropathe mort à Tréboul et lauréat du premier prix Goncourt, en 1903, pour un roman frénétique et sombre dont on retiendra surtout que certains des personnages souffraient de merlancolie.


À suivre… dans La vie des cimetières (110)


vendredi 10 novembre 2023

Un panier de crabes au Gala des fraises


Jérôme Bosch l’a démontré dans son Jardin des délices ci-dessus, la passion de la fraise, à la manière de la tulipe en son temps, conduit à tous les débordements sexuels, jusqu’à la folie collective.

La présidente du musée du Louvre s’est trouvée atteinte le 23 mars 2022, lors de l’achat aux enchères à Paris, par un musée du Texas, d’un panier de fraises de la main du peintre Chardin.

De ce jour, elle manigance pour récupérer le tableau. Elle veut le voir trôner dans son musée, parmi les 38 Chardin déjà exposés, et leurs poires, pêches, prunes, lapins, faisan, raie et brioche. L’adjudication du tableau était de 24,3 millions d’euros, frais compris. Elle en a fait interdire l’exportation au motif de Trésor national pour s’accorder le délai légal de 30 mois, le temps de trouver de quoi le payer.
Nous avions abondamment relaté ce feuilleton médical sur les tourments d’une addiction.

18 mois plus tard, il y a trois jours, elle lançait la dernière étape de la machination, nécessairement publique cette fois, afin de réclamer aux citoyens français la faveur d’une aumône, car il lui manque 1,3 million d’euros, 5% de la somme totale. Il y aurait eu d’autres moyens d’arrondir l’opération, mais comme on sait que la stratégie "Tous mécènes", ces appels annuels du Louvre à la conscience artistique nationale, rapporte en moyenne un million d’euros, pourquoi ne pas en profiter ?

La présidente annonce sa complainte dans une courte vidéo et sur une page de presse du musée, où il est question, comme pour toute réclame du genre, "d’absolu chef-d’œuvre de la peinture française du 18ème siècle qui menace de quitter la France" si le citoyen ne fait pas un petit effort. On y lit surtout la gloire de LVMH, qui aurait avancé 15 millions dans l’affaire !
Mais si, vous savez, ce marchand de sacs à main, de mousseux et d’eau de toilette hors de prix qui a parfaitement compris que la plus célèbre des institutions culturelles françaises était le support publicitaire idéal, économique et quasi éternel.

Économique, parce que la communication du Louvre, qui met en avant, avec force exemples de calcul, les 66% de déduction fiscale applicables aux bons citoyens qui feraient un don, oublie discrètement, en parlant de "l’importante réduction fiscale qui s’applique aux entreprises", d’en afficher le taux, qui est, le tableau ayant été déclaré Trésor national, de 90% !
Et quasi éternel, parce que le nom de la marque LVMH sera ainsi définitivement attaché au tableau, sur les cartels, dans les catalogues et livres d’art, tous écrits citant l’œuvre, et pour un investissement raisonnable de 1,5 million d’euros puisque les 13,5 millions restants, les 90%*, seront payés étourdiment par le gentil contribuable.
* Dans un recoin du site Tous mécènes, il est écrit que les entreprises bénéficieraient d’une réduction d’impôt de 60% du montant versé. C'est certainement une erreur, qui dérogerait au Code général des impôts.

Cahier pratique : comment se faire offrir des entrées gratuites au Louvre, et monter éventuellement, si on est extrêmement indélicat, un petit trafic de billets :
Dans le document du communiqué de presse (PDF) où il détaille les modalités de donation, le Louvre a peut-être commis une petite libéralité de calcul (qui ne serait pas la première bourde dans sa gestion des entrées au musée). 
On y lit parmi les exemples de déduction fiscale, qu’un don de 50€ ne nous couterait après remise que 17€, et qu’en plus deux billets d’entrée au musée nous seraient offerts (page 5).
Versez aujourd’hui 50€, et 67€ vous seront finalement restitués, sachant que le prix actuel de l'entrée est de 17€, c'est une plus-value de 34% ! (33€ pour les 66% de déduction fiscale, plus 2 billets d’entrée soit 34€). Et votre nom sera inscrit quelque part dans le musée et cloué au "mur des donateurs" sur une page de remerciements du site du Louvre.

Comme on l'a vu à propos de LVMH, y a-t-il un moyen plus sûr de faire profiter des intérêts privés que de les investir dans le domaine public ?

Et puis le communiqué prévoit que les plus généreux des donateurs auront droit à des visites privées, les plus que généreux jouiront de "soirées privées", et ultime cerise, pour les plus libéraux d’entre eux sera organisé un "Gala des fraises" dont le seul nom fait déjà saliver tout amateur d’art, et dont on ose à peine imaginer les implications érotiques.

Jusqu'où la folie des fraises mènera-t-elle la présidente du Louvre ?