vendredi 26 mars 2010

Peinture et confiserie

L'amoureux couronné (détail) © Frick Collection, New York.

Il y a des peintres modestes et méticuleux, qui estompent délicatement chaque touche de pinceau et fondent les couleurs entre elles. Artisans besogneux, ils cherchent à effacer, par discrétion, toute trace de leur passage sur la toile.
Et puis il y a les virtuoses. Chaque coup de leur pinceau dépose une crème onctueuse qui retrace le mouvement de la main. Futile ou grave, le sujet du tableau importe peu, il devient abstrait, on en goûte la matière comme une friandise, le regard y vagabonde et s'abandonne au bavardage du geste. Honoré Fragonard est de ces prodiges. La collection Frick de New York héberge une série de ses grandes toiles foisonnantes et frivoles «Les progrès de l'amour dans le cœur d'une jeune fille». Sur le site, un zoom généreux permet d'en explorer la moindre touche de matière. L'amateur gourmet s'en délecte. Peintes vers 1771, elles ont naturellement pour titres «La poursuite», «La rencontre», «La lettre d'amour», et enfin «L'amoureux couronné».

La rencontre (détail) © Frick Collection, New York.

dimanche 21 mars 2010

Un peu de numérologie

Dans la série « Les nombres sont nos amis, nous devons les protéger », examinons aujourd'hui le nombre 666.
Une de ses premières apparitions, la plus fameuse, est dans une fable allégorique écrite sous l'emprise de produits hallucinogènes, vers la fin du premier siècle de l'ère actuelle, et appelée Apocalypse de Jean. L'auteur y décrit la fin pompeuse et pathétique du monde terrestre, et notamment la venue du diable que les clairvoyants reconnaitront au nombre 666 (1), le nombre de la Bête, qu'il dissimulera.

Et quand un bouquin aussi populaire prophétise, forcément, ça impressionne les plus fragiles. Ces obsédés du nombre 666 ont un nom, hexakosioihexekontahexaphobes. On les regroupe dans le même pavillon que les amateurs effrénés des lettres H, X et K réunies dans un même mot (2), qui eux n'ont pas encore de nom. Mais la science progresse.

On le sait en numérologie, même un idiot distrait arriverait à repérer le nombre 666 à peu près n'importe où, par exemple dans des rouleaux de papier toilette... Et c'est bien la plus grande supercherie de Satan que de nous faire croire qu'il n'existe pas, qu'il n'est qu'une farce de collégien. Or il est parmi nous, il nous attend dans l'ombre. Il vit actuellement une retraite discrète dans un quartier reculé de Venise et on voit clairement sur notre illustration, aux corps exsangues pendus au dessus de sa porte, qu'il n'a pas renoncé aux habitudes sanguinaires des époques plus glorieuses.

Cliquez sur l'image pour découvrir le nombre fatidiqueLes malheureuses victimes de la Bête pendent étripées et vidées de leur sang sur une corde à linge devant la porte du Démon. Mais qu'est-ce que le monstre six fois millénaire peut encore faire de ces dépouilles desséchées ? Cette photo a été réalisée sans trucage, au péril, hélas, de la vie de notre reporter.

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(1) Quelques manuscrits bibliques disent 616 au lieu de 666.
(2) les dictionnaires de Scrabble français ne donnent que deux mots pertinents (ce qui suffit à justifier l'état dépressif de ces amateurs).

samedi 13 mars 2010

Nuages (20)

... Et c'est pourquoi, il y a longtemps,
Dans ce royaume près de la mer,

Un nuage exhala un vent

Glaçant ma belle Annabel Lee.

Alors sa famille advint,

Et m'en sépara. Depuis,

Elle repose au fond d'un tombeau,

Dans ce royaume près de la mer ...


Edgar Allan Poe, Annabel Lee

(extrait librement traduit)

lundi 8 mars 2010

La photo du photon

Tout lecteur assidu aura noté la tonalité scientifique de Ce Glob Est Plat. Disons même matérialiste. Or depuis plus d'un siècle, quelques savants respectables, à l'aide de concepts insolites, ont troublé cette tranquille vision mécaniste du monde. On trouve leurs noms dans tous les dictionnaires des noms propres, Planck, Einstein, Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Dirac, Born, de Broglie... Ils ont inventé la physique (ou mécanique) quantique (1), une description (2) du comportement intime, microscopique de la matière.
Jusqu'alors on considérait la matière un peu comme un voisin de palier. En public, elle se conduisait comme vous et moi, elle suivait son train-train sans surprise, descendait la poubelle à heures fixes et fermait les volets avant de se coucher. Et puis voilà cent ans, on apprenait, à la une des journaux scientifiques, qu'elle avait une vie privée assez déviante, des attitudes fantasques, et qu'elle se moquait même discrètement de la physique classique. Parmi les débordements qu'on lui prêtait, on racontait que dans l'intimité, pour entrer au salon, elle s'évaporait et passait au même instant par les deux portes situées aux extrémités de la pièce, que son chat était à la fois mort et vivant quand elle le cherchait (d'où l'odeur parfois particulière), que son poisson rouge, soluble, dilué dans son aquarium, ne reprenait une forme de poisson qu'à l'écoute de son petit nom, que sa plomberie ne respectait pas la gravitation et que l'eau de son appartement s'écoulait parfois de la bonde vers le robinet. Ainsi, à écouter cette nouvelle physique, la matière était réduite à n'être, dans l'intimité, qu'une vague probabilité, une vibration, un fantôme d'elle-même errant indéfiniment dans un appartement vide, flanqué de quelques ectoplasmes domestiques. C'était une situation désagréable pour le matérialiste, mais après tout, si la matière souhaitait se comporter comme un gamin irresponsable quand personne ne la regarde, c'était son affaire. Au moins savait-on à peu près où la trouver, comment la localiser. Enfin, c'est ce qu'on croyait, car la théorie prévoyait que des particules associées, puis dispersées, continuaient à constituer un tout inséparable quel que soit leur éloignement. Einstein même ne voulait pas y croire. On avait un peu oublié cette plaisanterie quand le coup de grâce advint à Orsay au début des années 1980, par Alain Aspect et ses expériences sur la «non séparabilité». Il démontrait (1) par un brillant bricolage (2) qu'un frère et une sœur jumeaux séparés par des kilomètres, sans pouvoir se concerter, restaient liés, et quand quelqu'un sonnait chez l'un, ils regardaient alors tous les deux par leur fenêtre, au même instant. C'était le pompon! La matière n'était pas seulement impalpable et évanescente, elle devenait unique, continue et indivisible.

  «Ne pas toucher les œuvres». Comment s'assurer que la matière existe, quand il est interdit de toucher les statues des musées?

Il est inutile de résister à une science qui n'a aligné que des succès technologiques, du transistor au laser. Nous en étions donc là depuis une trentaine d'années, à végéter tristement dans l'indécision, englués dans une réalité sans forme, parfait humus pour tous les spiritualismes, les idéalismes, les religions de toutes confessions. Épicure dépérissait et Démocrite faisait rire les enfants. Et puis le 25 février 2010, l'Institut Rayonnement Matière de Saclay, plus précisément le Service des Photons Atomes et Molécules (SPAM), associé à quelques honorables institutions, déclarait avoir enregistré les images du mouvement d'un nuage d'électrons dans une molécule constituée de deux atomes d'azote. Le procédé, décrit avec des mots incompréhensibles (imagerie d'orbitales par la méthode tomographique utilisant l'émission attoseconde en champ laser) est certainement très astucieux. Mais le résultat est là. La matière reprend un peu de consistance. Son image se précise. Finalement il est probable qu'elle existe.

 
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(1) Vidéo de la conférence UTLS (2) Texte de la même conférence