jeudi 17 juin 2021

Effacer l’historique

À la demande du musée, durant 18 mois en 1926 et 1927, un très jeune peintre un peu mondain aux talents d’illustrateur évidents, Rex Whistler, réalisait une très longue peinture de 2 mètres par 50 sur les murs du restaurant de la Tate Gallery à Londres, aidé seulement d’un assistant et de son amie Edith Olivier, écrivaine, pour la conception du récit illustré.
 
Le panorama s’intitule « The Expedition in Pursuit of Rare MeatsL’expédition à la recherche de viandes saignantes (ou rares, le mot anglais a les deux sens) » et relate les épisodes, dans un long paysage idyllique varié et finement arboré, d’un périple joyeux pour la chasse aux viandes exotiques. Toutes les figures, des animaux mythologiques aux arbres, n’y sont pas rendues de manière réaliste mais un peu caricaturale, comme dans une bande dessinée, donnant à l’ensemble de la scène allégresse et légèreté.
À l'instar du homard et de la truffe blanche, la clientèle aisée du restaurant a toujours apprécié ce vaste panorama historié, maintenant clos, comme le musée, depuis le début de la grande peur sanitaire du printemps 2020.

En 2013, lors de la restauration de la peinture, quand la Tate Gallery s’est métamorphosée en Tate Britain, quelqu’un signala que certains personnages, à la peau noire ou jaune, y étaient peints dans des situations stéréotypées humiliantes. L’affaire fut oubliée.

En 2020 des critiques d’art confinés, qui s’ennuyaient sans musées ni expositions, profitèrent des mouvements de « revendication identitaire » pour lancer une polémique sur un influent réseau social. 
On vit alors apparaitre sur l’internet de très mauvaises photos de parties du décor mural de Rex Whistler, avec quelques détails moins flous pour alimenter la controverse.
Ils montrent, dans la forêt, un enfant à la peau noire, nu et terrorisé, lié par les poignets à une corde que tire la jeune et enjouée héroïne de l’expédition, et, plus loin, attaché par le cou derrière un char à cheval. Aucun détail de personnages à la peau jaune n’a été diffusé pour l'instant.

Confondue et voyant la polémique enfler, l’administration de la Tate Britain, qui n’a pas l’intention de satisfaire les plus vindicatifs réclamant la destruction de la peinture, a annoncé que le restaurant ne rouvrirait pas avant l'automne 2021, et qu’une solution concertée et respectueuse serait alors trouvée.

Bien que le panorama ait été parfois décrit comme une satire de l'impérialisme, il faut admettre qu’il n’était peut-être pas « approprié » de montrer la bourgeoisie anglaise des années 1920 dans une situation aussi dégradante, de dépeindre les enfants de cette race aristocratique et cultivée qui avait inventé au 19ème siècle l’industrie et la civilisation s’égayant de guillerettes scènes d’esclavage.


Willem Kalf, nature morte au homard (détail), National Gallery, Londres. 
Peut-être conviendrait-il de retirer des lieux publics les images qui figurent des êtres vivants (ou qui l’ont été récemment) dans des situations embarrassantes, si on ne souhaite pas que leurs descendants apprennent un jour qu’on a pu les traiter ainsi.

Qui aurait supposé, en voyant aujourd’hui l’efficience avec laquelle elle a transformé notre planète et nos conditions de vie, que l’élite de cette race aux bonnes manières ignorait, au pays de Darwin, que des êtres qui lui ressemblaient, mais à la peau noire ou jaune, pouvaient être humains ?
Sans les excuser pour autant, rappelons que leurs cousins, issus d’ancêtres partis en Amérique pour de futiles questions de pratique religieuse, avaient commis la même erreur, et bêtement exterminé en quelques décennies un continent entier d’humains à la peau rouge.
Sans oublier que la localisation du panorama, dans un restaurant, et son titre ouvertement gastronomique, pourraient suggérer aux âmes les plus influençables que ces humains de couleur étaient chassés pour la satisfaction de tentations anthropophages.

On comprendra alors que certains envisagent de retoucher ou de faire disparaitre cette histoire qu’ils commençaient d'oublier.
 
Mais est-ce qu’effacer les manifestations du passé atténue le remords ?
Ne devrait-on pas au contraire vivre avec le souvenir, le diffuser largement, et ainsi éviter aux générations suivantes - rêvons un peu - de répéter les mêmes errements ?
Et du point de vue des victimes qui souffrent aujourd’hui de frustrations héritées de ces périodes obscures, gagneront-elles le repos de l’esprit, et en seront-elles réellement mieux traitées ?

Rassurons-nous, des personnalités averties, responsables, influentes, anglaises, peut-être même bourgeoises, et parfois commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, se penchent actuellement sur ces questions, dans les vastes salles lumineuses et désertes du musée, devant lequel passe,  indifférente, l'eau grise de la Tamise.
 

mercredi 9 juin 2021

Investir sous le coronavirus, épisode 6

Pietro Antonio Rotari, portrait de jeune femme avec une grenade et un masque (non homologué), vers 1760, détail.

Crise sanitaire, confinement planétaire, pertes d’emploi par centaines de millions, augmentation presque générale de la pauvreté… 2020 a été une année terrible.
Providentiellement, une loi inflexible de la nature garantit que l’énergie globale d’un système isolé est immuable, et ne peut que se répartir différemment. Résultat, en un an, augmentation de 31% du nombre de milliardaires dans le monde (ils seraient désormais 2755), dont 9 parmi les nouveaux sont gros actionnaires voire PDG de sociétés pharmaceutiques.

Alors pour ces milliardaires débutants, nous conseillerons de commencer par une vente discrète et en ligne de tableaux aux estimations modestes, constituée essentiellement d’imitateurs médiocres, mais où se cachent deux ou trois raretés. C’est la seconde partie d’une vente des maitres anciens de la peinture, à Vienne (Autriche) au Palais Dorotheum, aujourd'hui 9 juin. La vente, en ligne, finit à 16 heures. Pressez-vous.

Vous y trouverez notamment un portrait inexpressif assez réussi de Pieter Thijs, une étrange scène nocturne de soldats d’Aniello Falcone, et un rare portrait de jeune femme au masque et à la grenade, de Rotari (détail en illustration), dans un très bel état, estimé 25k€ mais déjà disputé au double de l'estimation (comme l'avait été ce très beau portrait en 2013). Le catalogue dit qu’une version de ce tableau se trouve parmi les 368 portraits de la salle des Rotari à Peterhof.
 
Pour information l’ergonomie du site est remarquable et les reproductions, de haute qualité, sont téléchargeables (cliquer Full screen view, puis High resolution image).
Et c’est heureux parce que la visite de l’exposition avant vente, qui finissait hier à 16h, était un insoluble casse-tête. Il fallait arborer, comme laissez-passer, une « preuve de bas risque épidémiologique », soit une vaccination certifiée EMA, entre 21 jours et 3 mois après la première dose, ou depuis 6 mois après la seconde dose, ou depuis 21 jours à 9 mois en cas de dose unique, ou une confirmation médicale de fin d’infection au SARS-CoV2 depuis moins de 6 mois, ou un test PCR négatif de moins de 3 jours, ou un test antigénique négatif de moins de 2 jours (informations non contractuelles)
Enfin il fallait y porter un masque homologué FFP2
Répétons que le masque de la jeune femme du tableau de Rotari, s’il l’était dans l'Europe des années 1750, n’est plus conforme aujourd’hui.


Mise à jour le 9 juin à 17h : Malgré plus de la moitié d'invendus et une vente morne, les 3 tableaux conseillés se sont bien comportés : le portrait de Thijs estimé 15k€ a été disputé au dernier moment jusqu'à 35,3k€, le Rotari estimé 25k€ a fait également l'objet d'un duel emporté contre 81,5k€, la bonne affaire restant le curieux Aniello Falcone, légèrement inachevé mais en bon état, enchéri une seule fois, à 14k€ (17,8 avec frais), en dessous de l'estimation basse. Falcone a certes peint beaucoup de soldats dans beaucoup de batailles, mais une scène où les soldats semblent surpris à discuter des points de revendication syndicale qui les décideraient à participer ou non à la bataille, en fait un sujet singulier.

jeudi 3 juin 2021

Le retour de Margot l’engagée

 
Détail d’une gravure de Jacques Callot (Tentation de saint Antoine - 1ère planche. Voir ici le tirage de la BNF) qui fait partie de quelques œuvres du cabinet des dessins du musée des beaux-arts de Nancy dont mad meg (*) a entrelardé son énorme exposition (la moitié de son œuvre ?). Callot gravait le monde du 17ème siècle, qui ne peut plus nous inquiéter. 
Mad meg dessine le monde d'aujourd’hui, avec le même génie. Le lectorat de Ce Glob ne supporterait peut-être pas de reconnaitre son présent à la vue de ses gigantesques pandémoniums à la plume, et risquerait des dommages mentaux. Libre à lui d’aller examiner à ses risques et périls le site fabuleux de mad meg. Nous ne prendrons pas le risque d’en reproduire ici les maléfices.

2020 était pour mad meg une année particulière, et sans doute majeure. Elle venait de vendre son plus grand dessin au Musée des beaux-arts de Nancy (pas seulement grand par son format de 8,7 x 1,5 mètres), et était devenue commissaire (le terme la ferait rigoler) de sa propre exposition, dans le même musée, qui devait se tenir du 10 octobre au 31 janvier 2021, place Stanislas.

Mais 2020 fut en même temps une année particulière pour les musées, à cause d’une épidémie plus mauvaise qu’habituellement qui a entrainé une panique disproportionnée des gouvernements ahuris et désorganisés. Ils ont imaginé que le virus en voulait particulièrement aux visiteurs clairsemés des musées de province. L’exposition, qui avait déjà attendu pour ouvrir la fin d’un premier confinement de 7 mois, était suspendue au bout de trois semaines.
Or aucune des expositions qui comptaient alors (Peinture danoise, Altdorfer, Koudelka), interrompues le 29 octobre 2020, n’a repris avec la réouverture des musées en France depuis le 19 mai 2021.

Sauf mad meg, qui est de retour à Nancy jusqu’au 27 juin 2021 ! 
 
Comment a-t-elle fait ?
Les incantations de sœurcellerie qu’elle a dessinées sur des parchemins de chèvre judicieusement dispersés dans l’exposition y sont certainement pour quelque chose.
Peut-être aura-t-elle usé de ses tarots pipés (qui ne sont pas pour rien dans la nomination d’une femme à la tête du musée du Louvre), ou menacé de manger les dirigeants du musée, cuisinés et assaisonnés.

Il reste à peine un mois pour aller le découvrir à Nancy.

 

(*) On avait présenté mad meg en juillet 19 à l’occasion de l’exposition HEY#4, puis parlé de son immense Cène achetée par Nancy, en aout 20, et annoncé son exposition en octobre 20. On retrouvera le principal de son œuvre sur son site inouï et unique. On trouvera de l’intérêt à suivre ses fréquentes participations au blog communautaire Seenthis.net et à feuilleter son blog de recherche de documentation et de conception de son immense projet depuis 2013, l’École d’Athena (d’après l’École d’Athènes de Raphaël).