lundi 29 mars 2021

Louis ixe-vé-hihihi

En 1866, l’article CHIFFRE du Grand dictionnaire universel du XIXe (19e) siècle, tome 4 p.98, de Pierre Larousse, raillait les chiffres romains, malgré leur présence dans son titre :

« On voit, d’après cela, quelle complication présentent ces chiffres dans les calculs. Les Romains avaient assurément des règles; mais elles étaient, même pour les opérations les plus simples, d’une effrayante complication […]
La numération romaine […] est si pénible, si embarrassante, si éloignée de la perfection de celle des Arabes […] qu’il faut la laisser aux Trissotins et déterreurs de médailles et faiseurs d’inscriptions […]
Les chiffres romains, si absurdes, n’en restent pas moins usités […] C’est un abus peu grave pour les inscriptions et médailles, à qui un air d’hiéroglyphe ne messied pas, mais bien plus sérieux pour les livres […] destinés à être lus et compris. »

Et il ajoutait que déchiffrer les nombres en romain numérotant les 537 maximes de La Rochefoucauld éditées par Didot occuperait six fois plus de temps que la lecture de l’ouvrage même.
 

Ce qu’il reste du démocrate, du libertaire, du pédagogue Pierre Larousse, au fond de sa tombe au cimetière Montparnasse, doit encore fulminer après 150 ans, parce que cet usage archaïque des chiffres romains n’a guère évolué depuis. Encore aujourd’hui les numéros des chapitres de livre, les actes et les scènes au théâtre, les rois, les dynasties, les siècles, les millénaires ne sont pas représentés par un symbole directement lisible mais figurés par un certain nombre de bâtons, qu’il faut compter comme on compte sur ses doigts.

Et, à la façon des fièvres polémiques qui réveillent épisodiquement quelque académicien sénescent ou un vieil écrivain vicieux quand une réforme menace de simplifier l’orthographe du français, les grands médias italiens viennent de faire une poussée de température parce que le musée Carnavalet, musée de l’histoire de la ville de Paris, a décidé d’écrire le numéro ordinal des siècles en chiffres arabes (d’origine indienne) afin d’être compris de tous les visiteurs, notamment étrangers.
Que les nostalgiques du calcul avec les doigts se rassurent, les monarques seront encore numérotés avec des bâtons, s’est empressé de répondre le musée.

Un grand journal français déclara l’affaire insignifiante, mais en écrivit néanmoins deux grandes tartines bien tièdes, affirmant que la numération romaine apporte élégance, fantaisie, prestige, panache, et fait les « délices de la culture populairen’écrit-on pas Star Wars IX ? »
Voyez-vous Monsieur Larousse, rien n’a changé, c’est toujours l’élite bien éduquée qui définit ce qu’est la culture populaire.

Cette élite ignore peut-être que depuis une vingtaine d’années, avec la disparition du papier, notre nouveau monde informatique, certes volatil mais essentiellement anglo-saxon (même en Asie), ignore impérialement les numérations exotiques.
Les logiciels chargés de trier les données, feuilles de calcul et traitements de texte, qui savent classer par ordre alphabétique ou numérique, rangent les chapitres et les dates romaines comme des lettres, donc dans un ordre numérique fantasque (1, 2, 3, 4, 9, 5, 6, 7…), et les logiciels de lecture vocale de texte ou les assistants pour malvoyants prononcent l’index des monarques avec la même fantaisie, Louis XVIII (18) devenant Louis ixe-vé-hihihi, à la manière du sketch du trio Les inconnus, en 1989, quand ils guillotinaient Louis croix-vé-bâton.

Alors, comme le préconisait le grand Pierre Larousse, laissons les hiéroglyphes aux égyptologues, et considérons ce faux proverbe congolais « Si tu veux bavarder avec tes voisins, utilise déjà les mêmes mots ».
 
***
Illustration : Buste de Pierre Larousse constipé, placé au haut d’un grand pilier sur sa tombe par un sculpteur plein d’humour, qui mériterait qu’on oubliât son nom.

samedi 20 mars 2021

Tableaux singuliers (14)

« Parrhasios, dit-on, proposa la dispute à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité que des oiseaux vinrent pour les becqueter ; l'autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, fier de la sentence des oiseaux, demanda qu'on tirât enfin le rideau, pour voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s'avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu qu’il n'avait trompé que des oiseaux, alors que Parrhasios avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. »
Pline l’ancien (23-79), Histoire naturelle (livre 35, sur Zeuxis, peintre au 5ème siècle avant notre ère)

Les peintres de trompe-l’œil pensent souvent que l’illusion est d’autant plus crédible que le motif peint est commun, d’où une profusion de pommes, de verres d’eau, de pinceaux, et de diverses choses banales et immobiles qui renseignent avant tout sur le contenu du grenier de l’artiste, de son atelier ou de sa cuisine.

Pour éviter l’ennui devant ces objets répétés à l'infini, quelques peintres plus subtils ajoutent à leurs assemblages des choses insolites, des rébus, ou des points de vue inattendus, dignes quelquefois des géniales inventions de Cornelius Gysbrechts.


Jacques Poirier (Paris 1928-2002), qui a longtemps été illustrateur notamment de livres pour la jeunesse, a consacré ses 20 dernières années au trompe-l’œil virtuose et ironique.
Didier Leplat lui rend hommage dans une galerie de 35 reproductions hélas trop petites pour deviner avec précision les rébus peints et en comprendre les multiples sous-entendus.
Remarquons néanmoins l’exhaustif « J’ai ce qu’il te faut », la triste « Vanité » en bien mauvais état, ou encore le « saint Sébastien » transpercé avec ce que Poirier avait sous la main.

Notant les prix (assez représentatifs) atteints la semaine dernière, en vente publique à Lyon chez De Baecque, par deux extraordinaires petits tableaux (20,5 x 16cm) de Poirier, 2800€ et 6000€ hors frais, on s’interrogera sur la rentabilité de la discipline. 
Un trompe-l’œil de dimensions moyennes demande 400 à 500 heures de travail (plusieurs mois) d’une déraisonnable et incessante concentration.    
 
Le tableau en illustration, le plus cher, est intitulé « Jacques Poirier s'excuse de n'avoir pas eu le temps d'exécuter le motif de ce panneau ». C’est le texte manuscrit peint sur la carte de visite peinte sur l'envers du panneau, peint lui-même sur l'endroit.
Y a-t-il plus jubilatoire ?

samedi 13 mars 2021

Investir sous le coronavirus, épisode 4

Carl Moll, Intérieur blanc, 1905, vendu par Freeman's en février 2021.
 
Depuis des siècles nous croisons dans la plus complète indifférence, en bronze sur les places publiques, portraiturés dans les musées, ou inscrits sur les plaques de rue, les hommages officiels que la nation rend à ses personnages historiques. Et nous savons maintenant qu’elle a dépensé des fortunes, en marbre, en bronze, et en honoraires d’artistes inspirés, pour entretenir la mémoire de citoyens parfois peu respectables, voire sanguinaires. Nous le savons parce que les encyclopédies en ligne nous renseignent si facilement. Ainsi l’internet a rendu l’époque soupçonneuse à l’égard du pouvoir et des institutions. C’est bien. Mais il l’a rendue émotive et sentimentale envers les symboles et les manifestations artistiques de ce pouvoir.
On s’informe, on s’indigne, puis on débaptise, on déboulonne, on renverse, on escamote un passé qui nous laissait hier indifférents.

Le marché des œuvres d’art, n’est pas touché par cette sensiblerie.
Le 23 février, à Philadelphie en Pennsylvanie, la maison d’enchères Freeman’s obtenait un double record par la vente d’un beau tableau d’un mètre carré de Carl Moll, « Intérieur blanc 1905 » (illustration).

Carl Moll était un peintre viennois maniaque du format carré (même du mètre carré). Formaliste - il privilégiait dans ses tableaux l’harmonie formelle - il fut un des fondateurs en 1897 du courant artistique sécessionniste viennois, avec le peintre Klimt et l’architecte Hoffmann. C’était un mouvement élitiste qui, sous l’influence des courbes et des enluminures gothiques, prêchait le purisme des formes artistiques et la primauté des arts décoratifs dans tous les domaines, de l’architecture à l’argenterie.
   
Le site de la Fondation Gustav Mahler fait de la vie de Moll une chronologie froide comme un rapport de police, illustrée de quelques photos et tableaux. Y sont inventoriées sa fréquentation des nazis par le mariage de sa fille à un dignitaire du parti en 1933, leur vie raffinée dans la haute société viennoise, le suicide des trois personnes susmentionnées le 13 avril 1945, jour où les Russes envahissaient leur résidence à Vienne, les intrigues successorales de la belle-fille de Moll, Alma Mahler…

On peut voir des tableaux de Moll dans quelques musées de Vienne et ne pas en voir un grand nombre (on parle de 900) dans des collections privées.
Rarement exposée, son œuvre survit dans une sorte de clandestinité que Jane Librizzi, dans son blog « Blue lantern », pense être le résultat, provisoire, de la personnalité détestable de Moll et de ses liens avec les nazis.
Ces choses n’arrêtent pas le marché et éveillent plutôt sa curiosité.
Le 23 février, « Intérieur blanc », alors généreusement estimé à 500 000$, ce qui aurait été un record pour Moll, a été adjugé pour 4,7 millions de dollars le mètre carré, constituant également un record de vente, depuis 2011, pour Freeman’s.  

Il parait que l’acheteur étasunien le prêtera pour l’exposer dans un musée.

vendredi 5 mars 2021

La foire en ligne

Les pissenlits, qu'est-ce que c'est bon!
Avec un œuf mollet et des p'tits lardons,
C'est l'un de ces instants merveilleux
Qui font douter de la non-existence de Dieu.

[…]
Les pissenlits, de toute manière,
Faut s'en délecter tant qu'on est sur la Terre
Plus tard, on les mang'ra par en d'ssous,
Par la racin', mais ça n'a pas l'même goût.

Les Pissenlits (José Artur - Ricet Barrier) 
 
Il y a bien longtemps que vous n’alliez plus visiter la Foire internationale d’Art Contemporain (la FIAC). Elle ne durait que quelques jours par an, à Paris depuis 45 ans, généralement au Grand palais ou au Louvre. Elle réunissait plusieurs centaines de galeries influentes qui exposaient ce qu’elles pensaient être l’art contemporain, et vous finissiez la journée de visite le corps lessivé et l’esprit abruti par des milliers d’œuvres parmi lesquelles vous aviez cherché, souvent en vain, des émotions nouvelles. Et puis les prix étaient loin au-dessus de vos moyens.

L’année dernière, le coronavirus a empêché la FIAC 2020, mais les organisateurs planifient déjà une FIAC 2021 en octobre, dans le « Grand palais éphémère » qui se construit actuellement autour de la statue (pas encore déboulonnée) du maréchal Joffre, au pied de la tour Eiffel. Et ils y envisagent les FIAC suivantes jusqu’en 2026, durant la refonte du Grand palais.
 
Pour faire patienter l’adepte et tâcher de continuer la vente à la manière des commerces non essentiels sur internet, la FIAC a ouvert le 4 et jusqu’au 7 mars une exposition-vente en ligne (c’est absurde de fermer si vite !)
La présentation est bien faite et montre un peu plus d’un millier d’objets qui vous donneront certainement une idée complète et précise de la création contemporaine en vogue. Comme dans la vraie FIAC, les prix sont d’un autre monde, et les surprises rares.

Nous avions préparé l'éloge de « Weed #558 » du sculpteur hyperréaliste Tony Matelli, un impressionnant pied de pissenlit en bronze peint et grandeur naturelle, mais il a été vendu peu avant la publication de ce billet. Il ressemblait beaucoup à cet autre pissenlit de l'artiste. Il est remplacé dans le catalogue par « Weed #556 », mauvaise herbe malingre mais moins chère, 22 000$ (le lien n'est plus accessible puisque la FIAC en ligne est fermée).
On rêverait d’exposer chez soi ces herbes en bronze, dans un coin, à l’angle d’une plinthe, si elles n’étaient hors de prix et ne risquaient d’être un jour arrachées et mises aux ordures par erreur en faisant le ménage.



Détail d’un pastel de Jean-François Millet actuellement au MFA de Boston. Heureusement, le peintre est mort depuis plus de 70 ans et la reproduction de ses pissenlits est donc libre de droits d’auteur, contrairement aux herbes de Matelli, qui n’a pas 50 ans et semble en bonne santé.