mardi 26 mai 2020

La vie des cimetières (94)

Toulouse, Muséum d'histoire naturelle

Tout amateur contrarié par ces deux longs mois de claustration virale a aujourd'hui de nouveau le droit d’entrer dans les cimetières, autrement que les pieds devant ou en famille.
Nous conseillerons cependant de ne pas trop se précipiter, et de faire ces premiers pas engourdis au matin, et sur l’herbe d’un cimetière déjà connu et fraichement fréquenté, comme ici la pittoresque nécropole d’Aulnay-de-Saintonge (illustrations).
Et si ces premiers pas sont assurés, sans hésitation, alors on envisagera la reprise des activités taphophiles avec confiance.

On pourra également, si l’on n’ose pas se risquer déjà dans un vrai cimetière, faire un peu d’exercice préparatoire en visitant sur internet des sites dédiés, comme LandruCimetieres.fr, Tombes-sepultures.com, Bertrandbeyern.fr, JeSuisMort.com
Mais vous remarquerez que dans ce domaine les sites sont nettement « orientés pipeule », et s’intéressent essentiellement aux personnalités, mortes ou presque, et peu au point de vue sociologique ou artistique.


Toulouse, Muséum d'histoire naturelle

dimanche 17 mai 2020

Vive la liberté

Cette vue, mille fois reproduite, représente la maison du gardien du parc ostréicole de l’aber d’Étel, sur l’ilot de Nichtarguér. On raconte que nombre de pays du monde, jusqu’à la Chine, ont pris modèle sur ce système de confinement et de surveillance, pour leur population. Il faut reconnaitre que de mémoire de Breton, de l'ilot de Riec’h à l'ilot de Fandouillec, on n’a jamais vu une huitre s’échapper par ses propres moyens, ni entendu de leur part la moindre plainte ou récrimination.


Après deux mois d’enfermement, il se peut qu’enivrés par cette soudaine bouffée de liberté, vous ayez déjà délaissé la lecture attentive de la presse pour courir humer l’air printanier. Finies les auto-attestations infantilisantes, vous gambadez désormais dans les rues, vous embrassez tous les passants (en respectant, bien entendu, les distances sociales et les gestes barrière), vous redevenez majeurs.

Sachez cependant que la loi du 11 mai 2020 vient de prolonger l’état d’urgence sanitaire de 2 mois, ce qui ne nous étonnera pas, habitués depuis les attentats terroristes aux prolongations répétées des états d’urgence provisoires, qui ne cessent que lorsque leurs mesures (1) sont discrètement intégrées dans une loi permanente, votée en principe au mois d’aout.

Éparpillés dans la nature, vous n’avez pas lu le détail de cette nouvelle loi. Qui vous en blâmerait ? Et puis c’est assez technique. Elle autorise la mise en place par décret d’un « fichier informatique de traçage des contacts des malades (sans leur consentement nécessaire, précise la loi), qui sera exploité par des brigades (2) sanitaires ».

Résumons pour les étourdis le fonctionnement de ce système : on suggère au médecin et au malade « Souhaitez-vous lutter contre le virus et sauver la France et les Français ? ».
Le médecin menacé s’assied alors sur le secret médical, et avec son malade en position de faiblesse, ils remplissent une liste informatisée des lieux et des personnes (appelées contacts) que ce dernier aura côtoyées, avec numéros de téléphone et adresses e-mail si disponibles, le tout dans le plus strict secret du cabinet médical.
Au même moment, des brigades de milliers de fonctionnaires, soumis également aux secrets professionnel et médical (3), épluchent et complètent cette liste informatisée, et commence alors, dans la plus extrême discrétion, la traque administrative des contacts, qui seront suivis avec insistance, jusqu’aux résultats des tests médicaux obligatoires qui leur seront prescrits, par les services d’enquêteurs sanitaires et téléphoniques.
Rappelons que tout refus de collaborer communiqué aux autorités est susceptible d'une amende de 135 euros, puis 1500 au deuxième refus, et enfin 3750 et 6 mois de prison, tout en restant dans le cadre strict et parfaitement contrôlé de l'état d'urgence, bien entendu.

En outre, il faudra s’attendre à ce que cette situation se prolonge un peu, tant qu’il n’existera pas de vaccin (les dernières annonces l’espèrent avant la fin de 2021, s’il en existe un), ou à défaut jusqu’à la contamination des deux tiers de la population, puisqu’il est admis chez les épidémiologistes que c’est la limite au-delà de laquelle une pandémie s’éteint naturellement.

Enfin à propos de cette loi, nous serons exhaustifs en mentionnant un article de deux juristes dans le journal Libération, qui extrapolent des incursions de brigades masquées jusqu'au domicile des contacts récalcitrants, qui seraient à leur tour incités à communiquer leurs propres contacts. Les rédacteurs imaginent en quelques semaines le fichage à grande échelle de toute la population française.
Comme ils y vont ! Ne seraient-ils pas légèrement conspirationnistes ou friands de science-fiction ?

Rappelons-leur que le peuple chinois est traité en permanence comme le décrit cette loi, sans consentement ni respect de la vie privée.
Presque un milliard et demi d’êtres humains ! Est-ce qu’on les entend se plaindre ?

*** 
(1) Une mesure d’urgence est en général une opération algébrique assez simple dont les termes sont immuables. On donne, en proportion, autant de pouvoirs à l’administration qu’on enlève de libertés aux administrés. 
(2) Brigade : mot emprunté à l’italien Briga, qui signifie combat, discorde. 
(3) On ne le répètera jamais assez, toute la chaine de ce système d’information, c’est-à-dire des milliers de personnes de bonne volonté, respecteront toujours la vie privée et la dignité humaine, principes fondateurs de notre civilisation.


dimanche 10 mai 2020

N'allez pas à Chancelade (2 de 2)

Résumé de l’épisode précédent : intrigués par l’évocation d’un tableau autrefois attribué à Georges de La Tour, vous envisagiez d’aller le voir à Chancelade. Or cela vous était déconseillé ici-même. Mais vous n’avez pas vraiment confiance dans les jugements de l’auteur de ce blog. Et on ne pourra vous donner tort, vous découvrirez que l’arrogant n’a jamais vu le tableau autrement qu’en reproduction.

Reprenons donc la question laissée en suspens : pourquoi ne pas aller, quand la fin de la pandémie l’autorisera, visiter ce christ de Chancelade ?
Après tout, si le tableau a survécu en 80 ans à plus d’outrages que son sujet même n’en a subis, plusieurs fois rafistolé, trois fois restauré à fond, déchu par deux fois, du rang de chef d’œuvre à celui d’original puis de copie, pareille résilience vaut bien une visite.

Vous auriez sans doute trouvé l’occasion d’y passer, depuis son retour de captivité champenoise, voilà plus de vingt ans, mais les guides en parlaient si peu. Aujourd'hui encore le Guide vert de Michelin conseille du bout des lèvres la banale abbaye reconstituée de Chancelade, mais ignore le tableau qui s’y trouve, et quand on se renseignait il y a quelques années sur les conditions de visite, elles étaient tellement aléatoires qu’on était découragé d’entamer ce périple incertain pour un tableau probablement décevant.

Mais un jour peut-être, après des mois d’enfermement, avide d’inattendu, vous vous rappellerez la destinée fatale de ce christ aux outrages. Alors l’ennui vous poussera vers Chancelade.

Mieux vaudrait ne pas y succomber, car on ne peut que s’incliner devant les faits : le christ de Chancelade est l’objet d’une malédiction.





Cette fois, c’était en juin 2018. Dans la nuit du 10 au 11, des pluies diluviennes s’abattaient sur une partie de la France et envahissaient l’église de Chancelade, emportant tout, bancs, cierges, missels, noyant le monument historique classé sous un mètre trente d’une eau boueuse et sacrilège, comme à Florence en 1966.
On prétend que le tableau, derrière sa vitre, a peu souffert, mais que le système sophistiqué de protection électronique n’a pas supporté la submersion.

Un an et demi plus tard, sur les lieux, n’est toujours exposée qu’une sombre photographie réduite, nommée « copie de l’original » sur le mot d’excuse qui l’accompagne (notre illustration).
Où est le tableau aujourd’hui ? Peut-être au musée voisin de Périgueux, entre les mains d’une restauratrice attentionnée.

Depuis ce déluge, la plaie suivante, le virus, s’est abattue sur le monde. Personne ne peut prédire quand le christ reparaitra dans l’église de Chancelade. Mais il reviendra ; il renait toujours après chaque outrage.
Toutefois ne vous méprenez pas, il ne sera pas transfiguré en tableau de Georges de La Tour. Il n’y a pas de miracle.
 

lundi 4 mai 2020

N'allez pas à Chancelade (1 de 2)

Ce titre, un peu catégorique, ne s’adresse qu’aux amateurs de peinture. Les amateurs de tout le reste trouveront toujours de bonnes raisons d’aller à Chancelade.


Gerritt van Honthorst, Couronnement d'épines (atelier ? - copie - copie de la copie)

Lorsqu’il redécouvre un peintre oublié, le monde de l’Art, ébloui par la nouveauté et sans repères, a tendance à devenir aveugle et lui attribue n’importe quelle croute qui évoque vaguement son style. Ainsi, dans les années 1930 à 1960, toute scène nocturne de personnages éclairés à la bougie était forcément de Georges de La Tour.

Or dans l’église paroissiale d’un modeste village de Dordogne, Chancelade, trônait, très abimé et peint à la manière du Caravage, un grand Christ de douleur sous un éclairage dramatique, appelé couramment Christ aux outrages, certainement émouvant pour qui croit à ces choses, mais d’une facture assez médiocre.

Un inspecteur zélé l’attribuait à La Tour en 1942, le faisait classer monument historique, et l’emportait à Paris en 1943, « jetant ainsi sur la commune qui en est propriétaire toute la gloire du maitre lorrain », dit un fascicule érudit que lui consacrera la mairie de Chancelade en 1997 (1).
Et alors qu’il aurait pu se dégrader tranquillement sous l’effet de l’humidité naturelle du lieu, le pauvre christ subira jusqu’aujourd’hui mésaventures et déboires qui suffiraient à justifier son surnom de Christ aux outrages.

Un tableau qui un jour a été attribué à un grand nom par quelque expert respecté en portera toujours les stigmates. Dans les rares guides qui en parlent, la qualité qui distingue le christ de Chancelade est d’avoir été « longtemps attribué à Georges de La Tour ».
En réalité, pas très longtemps. À peine une décennie entre sa « découverte » et les premiers doutes sérieux des spécialistes, quand le Rijksmuseum d’Amsterdam acheta à Rome en 1948 une copie très proche, aussi médiocre mais aux formes plus douces, qu’il étiqueta « copie d’après Honthorst » (2). Le tableau dordognais ne pouvait alors plus être attribué à La Tour, il devenait l’original par Honthorst de la copie d’Amsterdam. Cette nouvelle attribution, moins flatteuse, n’avait rien de déshonorant.

Au Louvre donc depuis 1943, le tableau, restauré en 1946, restera jusqu’en 1956. Il y était entré Georges de La Tour, il en sortait Gerritt van Honthorst.
Succèderont 10 années de valse-hésitation, où le christ se promènera du musée ou de la cathédrale de Périgueux, à la mairie de Chancelade, en passant plusieurs fois par les murs de l’église d'origine dont les travaux d’assainissement étaient régulièrement reportés. Il se couvrit alors d’un voile gris, de champignons et d’autres choses inavouables et grouillantes que le Louvre éradiquera en 1966.

Revenu à Chancelade en 1967, il sera de nouveau trimbalé entre la sacristie, le presbytère et quelques interventions d’urgence, jusqu’en 1975, quand, devant l’impossibilité chronique de le conserver décemment, on le perdra dans les réserves de l’atelier de restauration des Monuments historiques à Champs-sur-Marne. Pendant 20 ans.

Régulièrement réclamé cependant, il sera enfin de retour à Chancelade en 1996, et la mairie tentera de le promouvoir en éditant sa monographie (1). Suivront une vingtaine d’années discrètes sans évènement documenté.
C’est durant cette période, pour le protéger d’une humidité décidément obstinée, et de la cambriole, qu’on le mettra sous verre et l’équipera d’un système d’alarme électronique. Était-ce nécessaire ?
Car s’il était alors décrit comme « attribué à Honthorst après l’avoir longuement été à La Tour », et si la renommée de Honthorst avait crû depuis 50 ans, un nouvel outrage l’avait entretemps atteint qui rendait cette attribution au Hollandais très discutable. 

En effet, en 1990, un grand tableau nocturne à 5 personnages, figurant le Christ couronné d’épines par des moqueurs, avait quitté une collection privée allemande pour rejoindre le musée Paul Getty de Los Angeles.
Et malgré des faiblesses dans le dessin, notamment des plis des tissus, et une rusticité de la touche qui faisait penser à un travail de l’atelier, on y voyait une composition à la manière de Honthorst, à qui il était attribué. Or le Christ, au centre de l’image, était exactement identique à ceux de Chancelade et d’Amsterdam, de même dimension (environ 130 centimètres en hauteur), avec les mêmes défauts aux mêmes endroits, si bien qu’il était devenu aisé de reconstituer une chronologie vraisemblable des trois copies :
À Rome vers 1615, Gerritt van Honthorst commençait un grand « Couronnement d’épines ». Appelé à Venise ou Florence, il en abandonnait l’exécution à l’atelier (version de Los Angeles, à gauche). Le succès de la composition engendrait une commande de copie du Christ, exécutée par l’atelier en présence de l’original (version de Chancelade, au centre). Tous les personnages sauf le Christ étant éliminés, le copiste avait remplacé la source de lumière par une bougie illogique, au fond.
Des années plus tard, toujours à Rome, on commandait une copie de la copie à un peintre qui en adoucissait les formes (la mode du réalisme cru était passée). Conscient de l’incohérence de la bougie, il la rapprochait du Christ, sans oser la supprimer (version d’Amsterdam, à droite). (3)

« Tout cela est bien palpitant » - direz-vous, non sans un soupçon d’ironie - « Alors pourquoi me déconseiller d’aller juger moi-même ce christ à Chancelade, quand la fin de la pandémie autorisera les voyages d’agrément ? »

C’est que l’histoire n’est pas finie...

***
(1) Bernard Reviriego, Le Christ aux outrages de Chancelade, 56p., 11 reprod. dont 3 coul. ed. Mairie de Chancelade 11.04.1997. C’est de ce fascicule que nous avons extrait les étapes de l’infortune du tableau.
(2) Gerritt van Honthorst était de quelques excellents peintres qui arrivèrent à Rome peu après la mort de Caravage, qui furent bouleversés par sa peinture et en diffusèrent le réalisme aux lumières brutales dans toute l’Europe du 17ème siècle, marquant définitivement Georges de La Tour, notamment.
(3) Cette reconstitution pourrait être améliorée (ou totalement remise en cause) si étaient faites un jour l’étude rapprochée des 3 tableaux et la datation des supports et des pigments.