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samedi 27 juillet 2024

Tableaux singuliers (19)

Scènes de la vie de saint Jérôme et saint François en extase avec frère Léon (voir détails dans le texte).

Notez : en cours de lecture vous trouverez la description de peintures qu’il serait plus agréable de lire avec l’image en regard, donc de l'ouvrir dans une autre fenêtre ou un autre onglet, selon l’appareil utilisé. Pour vous avertir les liens vers ces images seront précédés du signe  

Bien avant le cinéma ou la bande dessinée, dès qu’il a su laisser des traces sur des matériaux ou des parois, l’humain a cherché à raconter des histoires se déroulant dans le temps. De l’énigmatique scène du puits de la grotte de Lascaux, dont on ne saura sans doute jamais ce qu’elle retrace, à l’explicite et conquérante colonne Trajane à Rome, aux scènes de la vie des personnages bibliques sur les vitraux ou les fresques des églises, les exemples sont innombrables. Pour les amateurs de compétition, les plus anciennes scènes historiées connues, peintes il y a plus de 50 000 ans, des millénaires avant les peintures rupestres d'Europe, seraient celles découvertes assez récemment sur l’ile de Sulawesi, de personnages animés autour d’un cochon.

Masaccio, au début du 15ème siècle dans les fresques de Santa Maria del Carmine à Florence, représentait, dans un décor unique, deux épisodes légendaires éloignés dans le temps et l’espace de la vie de saint Pierre. À gauche Pierre ressuscite le fils de son geôlier pour montrer ses compétences et gagner sa sortie de prison ; à droite, des années plus tard, Pierre est vénéré et traité comme un pape, parce qu’on ne ressuscite pas un mort tous les jours. La fresque elle-même a été réalisée en deux étapes très éloignées, à moitié inachevée par Masaccio en 1428 et terminée par Filippino Lippi vers 1485.

Mais c’est sur la fresque qui se trouve juste au-dessus que Masaccio s’est laissé aller. Il a peint dans une seule image trois moments successifs d’un même épisode de la vie du saint. C’est le "Paiement du tribut". Au centre, en courte tunique rouge, un occupant romain réclame la taxe pour l’entrée dans Capharnaüm. Jésus, qui a réponse à tout (on le reconnait dans la bande à ses traits nettement plus distingués), indique à Pierre à sa droite (tunique bleue, toge jaune avarié) qu’il trouvera de la monnaie dans la bouche du premier poisson venu - la méthode de fabrication de la fausse monnaie ne pouvait pas être décrite publiquement et Masaccio n’est pas limpide non plus sur le sujet. À gauche donc comme indiqué par la direction des mains, Pierre (le même) traficote avec ledit poisson et en sort une pièce qu’il donnera au percepteur romain à droite (il lui a déjà donnée, si vous êtes arrivés dans la chapelle par la droite).
Est-ce qu’un barbare qui ne connait pas la légende serait capable de reconstituer, à la vue de la fresque, la chronologie de la scène ? Peut-être, si la toge de Pierre au centre n’avait pas viré du jaune d’or à cet orange raté et si la monnaie était bien identifiable dans la bouche du poisson et dans la main du romain, mais serait-il assez malin, il ne résoudra pas le truc du poisson-tirelire.
  
Enfin, dernier exemple, on ne peut pas bavarder du temps et de l’espace sans considérer la performance de Hans Memling dans les Scènes de la passion du Christ, peintes vers 1470, aujourd’hui à Turin, Galeria Sabauda
Dans la moitié seulement d'un mètre carré, le peintre est parvenu à placer 23 scènes consécutives de la légende de Jésus, en respectant presque parfaitement la chronologie dans le déplacement du personnage sur l’image. Le miracle est dans l’ingéniosité de la mise en scène (suivez son cheminement sur cette image plus lisible, de deux fois la taille réelle).
Jésus arrive en haut à gauche, serpente dans la ville jusqu’aux scènes nocturnes du bas, et remonte en serpentant vers la crucifixion. De là-haut l’œil descend vers la mise au tombeau et la résurrection à droite (ici la chronologie se dilue un peu) pour suivre la remontée du personnage vers le soleil en haut à droite, comme dans les albums de Lucky Luke. Notez alors l’épisode minuscule du lac de Tibériade, où on distingue mal si notre héros a réellement marché sur l'eau (la collection Kress possède une copie ancienne fidèle et de dimensions proches, curieusement découpée en triptyque, dont la scène du lac est absente). 

Tous ces détours nous conduisent à la singularité du tableau d’aujourd’hui, car dans le Memling on aura peut-être remarqué, à droite, un homme qui emmène son enfant au réjouissant spectacle de la crucifixion. Et comme le soldat qui le suit, en passant il regarde vers sa droite la résurrection du Christ. C'est une erreur de chronologie à ce moment du récit, mais le génie du peintre transforme ici une faiblesse scénographique en un mirage prémonitoire. 
Et c’est un effet similaire, un flottement du temps qui emprunte des raccourcis, qui fait l’attrait de notre tableau singulier du jour.

La pinacothèque Brera de Milan qui l’expose le titre "Scènes de la vie de saint Jérôme, Saint François en extase, avec frère Léon", le date des années 1500 et ne sait pas à qui l’attribuer, peut-être un peintre espagnol, en lien avec la Lombardie et Venise pour le style. 
On y voit, dans un paysage montagneux, aux premiers plans, Jérôme (trois fois) et au fond, François (en extase), Léon (un copain qui somnole sans cesse) et Jésus (on ne le présente plus). Jérôme est un des personnages les plus représentés dans l’art occidental, généralement en ermite dans un décor rocheux, flanqué d’un lion dépressif un peu collant et d’un chapeau de cardinal écarlate. Comme il s’y ennuie, il simule souvent quelque occupation, pour la photo ; lire un livre, écrire à la plume, se frapper la poitrine avec un caillou.
 
Le trouble dans cette scène anonyme ne vient pas de l’accumulation, habituelle, d’erreurs de chronologie : ici le personnage au centre est présumé avoir vécu il y a 2000 ans, Jérôme 1600 ans et François 800 ans ; par ailleurs le large chapeau de cardinal date de 800 ans après Jérôme et les parchemins aussi finement reliés n’existaient sans doute pas de son temps. Anachronismes banals dans toute peinture religieuse, qui créent le lien avec l’époque des spectateurs et font sans doute partie du charme de ces contes de fées.
L’étrangeté vient de ce Jérôme multiplié par trois "sans référence explicite aux épisodes habituels [de la vie du saint]" admet le commentaire du musée. 
On a l'impression d’assister à un seul évènement, une scène fantomatique de ferveur religieuse avec François d’Assise, traditionnellement représenté à genoux recevant les stigmates, ces mêmes blessures subies par Jésus 12 siècles auparavant. Habituellement François les reçoit d’un crucifix volant (comme chez Van Eyck). Ici, il lui tourne le dos, mais ne nous laissons pas distraire par cette question pour expert en byzantinisme. 
Devant cette apparition, le peintre a installé trois Jérôme qui exécutent peut-être dans son intention une séquence chronologique : de la gauche vers la droite Jérôme lit, quand, surpris par le mirage, il ferme son livre et s’agenouille pour prier ; ou bien de la droite vers la gauche il est surpris en prière, prend son journal et y note sa vision (ce détail dans sa main serait une plume, ou un calame ?)

Et ces trois Jérôme dans le même lieu évoqueront sans doute pour les cinéphiles la fantastique scène presque finale du film de Stanley Kubrick en 1968, 2001 l'odyssée de l'espaceDans un raccourci qui s’éternise, et une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma, le personnage, en observation dans une clinique stylée (une sorte de zoo disait le cinéaste), assiste physiquement aux évènements de son propre vieillissement, comme un double décalé dans le temps (voyez ici cette scène indescriptible, dans une petite qualité - 61Mo pour 6’41" - simplement pour en raviver le souvenir).

"Illusions, tout cela" direz-vous. "Narrativium" aurait dit Terry Pratchett.
Oui, c’est toujours la même chosel'humain ne s'est jamais satisfait du réel, c'est ce qui le distingue probablement des autres animaux. Dès la naissance on l'abreuve de fictions, alors il passe le reste de sa vie à se raconter des histoirescomme les Indonésiens autour du cochon*.

 

* Ces cochons en lien ne sont pas les mêmes que celui vu plus haut, ils se trouvent dans une autre grotte (Leang Tedongnge) du même massif située 4 kilomètres au nord-ouest. Alors que celui-là était daté de 51 200 ans, l'un de ceux-ci vient d'être re-daté à 48 000 ans.


mardi 14 mai 2024

Œuvre incomplet ou incomplète ?

Ponce Pilate, préfet romain de la Judée dans les années 30 de l'ère actuelle, crucifiait de temps en temps un opposant à l’empire envahisseur, et notamment un délinquant vaguement prêcheur qui aurait mis un peu de désordre dans le temple et qui est devenu une célébrité posthume, faisant du même coup la notoriété de son juge. Dans l’illustration, Pilate désigne le coupable avant sa crucifixion en annonçant au peuple Voici l’homme - Ecce homo en latin. Les sources de cette histoire sont néanmoins peu crédibles. 


Vous aviez fait l’acquisition d’un beau livre aux belles reproductions et au titre définitif, "Caravage, l’œuvre complet, 40ème édition", qui se disait catalogue raisonné exhaustif et détaillé de l’œuvre du peintre. Ou peut-être était-ce un autre catalogue.
Et voilà que le musée du Prado de Madrid annonce exposer jusqu’au mois d’octobre prochain un tableau de Caravage que vous ne connaissiez pas et ne retrouvez pas dans votre catalogue.

Ça n’est pas le premier tableau redécouvert et attribué à Caravage qui manque au catalogue. 39 éditions l’ont précédé. Le phénomène n’est pas si rare. 
En 2014 une des multiples répliques de la Madeleine pénitente reparaissait, affirmée être l’originale par les responsables - légèrement manipulateurs - de la découverte. En 2019 à Cavaillon c’était l’apparition de deux Caravage du Luberon, et la même année se concluait la fantasque aventure de Judith décapitant Holopherne déclaré en 2016 Trésor national par le ministère de la Culture puis négligé et finalement abandonné au marché. 

Ces apparitions nimbées de suspicion font rarement l’unanimité des spécialistes sur leur authenticité, contrairement à celle que proclame aujourd’hui le Prado autour de l'Ecce homo qu’il expose comme un authentique Caravage des dernières années, vers 1605-1610.
On aurait même trouvé une trace écrite de son existence dans la collection de Philippe 4 d’Espagne en 1664. Les faussaires utilisent parfois ce type d’information pour mystifier les experts ravis de confirmer leurs hypothèses et ainsi moins méfiants lorsque l'œuvre est découverte. 

Il s’agit d’une huile sur toile de 111 centimètres par 86, de style caravagesque, représentant Pilate, le Christ couronné d’épines et un personnage le couvrant d’une étoffe rouge.
Repéré lors d’une vente de la maison Ansorena en avril 2021 sous le numéro 229, estimé 1500€ comme peint dans le cercle de Ribera, le tableau était alors interdit d’exportation en tant que bien d’intérêt culturel, expertisé et restauré sous contrôle public, acheté par un anonyme privé en 2024 et prêté au grand musée national pour y être exposé pendant 6 mois
Son authenticité en sera consolidée. Une 41ème édition du catalogue raisonné sera peut-être envisagée.

dimanche 11 décembre 2022

Améliorons les chefs-d’œuvre (25)



L’église Saint-Vincent du Mas d’Agenais, village sur la Garonne entre Bordeaux et Agen, abritait, depuis le don en 1805 d’un officier de l’armée napoléonienne, un tableau sombre de taille moyenne, accroché à plus de 3 mètres de hauteur et figurant le prophète de la religion chrétienne, dans une situation manifestement douloureuse au moment le plus désagréable de son histoire, "chétif et misérable" dit la conservatrice des Monuments historiques. 

En 1959 un restaurateur découvrait au centre du tableau, peint sur le bois au pied de la croix, un paraphe illustre, les lettres RHL imbriquées pour "Rembrandt fils d’Harmens, de Leyde" et une date, 1631.
Sans aucune protection mais jamais volé pendant 200 ans, à peine mieux protégé derrière une vitre de 2002 à 2016, le tableau vient de séjourner 6 ans dans la salle sécurisée du trésor de la cathédrale de Bordeaux, le temps de lui construire dans l’église Saint-Vincent un écrin blindé et vidéo-surveillé à outrance, avec des petits trous pour l’hygrométrie, homologué par les instances.  

Son retour au Mas d’Agenais le 24 mai 2022 fut une fête. Sur le site de la mairie la revue de presse en est impressionnante. La planète entière sait maintenant que le village possède, dans l'église accessible tous les jours pour des repérages, une chose invendable mais estimée 90 millions d’euros (ou "70 ans de budget de la commune"). De quoi donner des démangeaisons à tous les monte-en-l’air amateurs d’art et de sensations. On sait que l’épithète "invendable" ne les arrête plus.

Le 7 aout, dans l’église romane renaissante, une messe filmée par la télévision néerlandaise (Rembrandt est la fierté des Pays-Bas à l’égal de leur fromage) se concluait par une scène irréelle qui mérite d’être relatée (à 13:45 sur la vidéo) : un homme âgé couvert d’une cape vert-olive et d’une jolie petite calotte fuchsia au sommet du crâne, faisait vers la vitre qui protège le tableau des gestes mystérieux avec un petit marteau de métal argenté, puis balançait dans la même direction un appareil précieusement ciselé suspendu à une chainette et qui fumait un peu. Le commentaire en hollandais ne permet pas de savoir ce qu’il se passait mais la ferveur des chœurs en fond sonore soulignait l’importance de cet étrange cérémonial.

Importance au moins économique, car cet été, aux dires d’une commerçante du bourg, il fallait presque réserver pour aller prendre un café au Bistro de la Halle, et l’église voyait alors passer pas loin de 100 touristes par jour, "essentiellement des cyclistes", y compris en semaine. 
On entend même qu’un boulanger s’installerait dans le village. Il semble pourtant y en avoir déjà un, discret, au bout de la rue du beurre, et une boulangerie sans boulanger, abandonnée au coin de la Grand-Rue. L’euphorie et les micros-trottoirs font parfois dire n’importe quoi.
  

vendredi 8 avril 2022

Améliorons les chefs-d’œuvre (21)

On oublie trop souvent que le jeune Claude Monet apprit à peindre sur des albums de coloriage que lui préparait Eugène Boudin. Il avait beaucoup de mérite, parce que Boudin ne s’embêtait pas à inscrire sur chaque pièce le numéro de la couleur à appliquer.  Monet se perdait alors dans des nuances très raffinées auxquelles Boudin mit bon ordre en lui interdisant d'utiliser plus de 6 couleurs par tableau. On mesure mal les souffrances qui ont fait les grands génies, et les obstacles qu’ils ont eu à franchir pour atteindre ces sommets, pour avoir un jour un album de coloriage à leur nom.


Dérèglement climatique, épidémies, menaces de conflit mondial et atomique, hystérie générale, l’époque est aux causes planétaires. On en oublierait les scandales français.
Mais M. Rykner veille. La Tribune de l’Art vient de publier un de ses articles accessibles sans abonnement. C’est que la cause lui semble plus grande que le fragile équilibre financier de son site.

Toute personne qui est entrée dans une église catholique sait que sont accrochées, le plus souvent très haut et dans la pénombre, de grandes toiles sombres qu’on devine abimées, lâches, maculées de traces blanches, de reflets douteux, et dont les guides racontent qu’elles dépeignent les épisodes caractéristiques des récits fabuleux qu’enseigne cette religion. Parmi les raisons d’un tel délaissement citons la nationalisation des biens de l’Église et le dépérissement des pratiques religieuses dû à l’amélioration des conditions de la vie quotidienne.

L’histoire, relatée par M. Rykner, révolté, mais aussi par le Figaro, pondéré, et par La Voix de la Haute-Marne et FR3 Grand Est, admiratives, se passe dans l’église du village de Chatonrupt-Sommermont. Pour les fervents de minutie cartographique, c’est entre Toul et Troyes, à peu près.

Là, en haut du clocher, couvertes par près de 50 années de poussière, de moisissures et de fientes, se décomposaient dans leur cadre, disposées comme des livres sur une étagère, 14 toiles peintes d’un Chemin de croix, les 14 stations traditionnelles de la Passion du sauveur des chrétiens, chacune haute d’un mètre.

Comment tout est advenu serait trop long à conter, le lectorat chicaneur se reportera à l’article exhaustif, tempéré, limpide, illustré et d’accès libre de Simon Cherner sur le site du Figaro Culture cité plus haut, et au reportage bariolé de la chaine FR3 (2 minutes 20)
Toujours est-il qu’on se retrouve aujourd’hui avec 11 toiles et demie ressuscitées, pimpantes, bigarrées, rose fuchsia (c’est la couleur de la tunique du Christ) et mauves (c’est la couleur du ciel ténébreux), prêtes à retrouver le chemin des bas-côtés de l’église et le regard émerveillé des derniers fidèles survivants. Le demi-tableau, c’est parce que la Direction régionale des affaires culturelles, réveillée à temps, a sommé le responsable d’arrêter immédiatement, alors qu'il réanimait la 12ème station.

L’artiste responsable de ces restaurations miraculeuses n’est autre que le mari de l’adjointe au maire, anciennement météorologue et libre penseur dans l’armée de l’air, bénévole, passionné de peinture, mais un peu débutant. C’est pourquoi il est resté, par respect, fidèle au dessin des scènes bibliques, comme on suit soigneusement les lignes préimprimées dans un album de coloriage. Pour les couleurs, il s’est approché au plus près des tons originaux, les ravivant évidemment, conscient que les intempéries les avaient éteints, et le choix des teintes s’est fait en fonction des tubes disponibles à la quincaillerie de Joinville.

Depuis, les arguments volent en tout sens.

Pour faire bref, le village défend, solidaire et admiratif, le travail du bénévole, avec enthousiasme mais toutefois un peu penaud des réprimandes à peine voilées du monde de la culture. Pour sa défense, les tableaux, faits à la chaine au 19e siècle par des ateliers locaux (affirmation qui reste à vérifier), ignorés même par un très officiel inventaire du Patrimoine en 2006, appartenaient à la commune qui n’a pas les moyens de financer la moindre opération de restauration et qui les aurait bientôt abandonnés au ramassage des déchets encombrants, ce qu’aucune loi n’interdit.

De son côté, M. Rykner reconnait qu’aucune loi ou procédure n’a été déshonorée dans l’affaire, et que les suspects intervenants n’y ont fait preuve que de bienveillance et de générosité.
Mais on le sent chagrin, peut-être même grognon, à certains termes qui ponctuent discrètement sa chronique, comme barbouillages, technique redoutable, tableaux massacrés, absence de culture artistique historique et juridique, obscurantisme, vandalisme, destruction du patrimoine, couleurs psychédéliques
Il sait que ces pratiques sont régulièrement attestées et craint qu’elles s’attaquent, sans qu’on le sache jamais, à des chefs-d’œuvre méconnus, alors il en appelle au ministre, aux maires de France, à la Nation. Il compte faire changer la loi et éduquer les curés et les maires à la compréhension de ce qu’est une œuvre d’art.

Le brave militaire, restaurateur volontaire, doit s'en morfondre dans son atelier. Il regarde les deux ruines et demie encore à ressusciter. La 12ème station surtout, qui commence à sécher, à moitié renée, à moitié zombie, n’est pas belle à voir. 
Il se demande ce qu’il va faire pour occuper les centaines d’heures de peinture, 200 ou 300, qui devaient encore réjouir ses semaines à venir.
Mais c’est une personne équilibrée et rationnelle, athée probablement, peut-être fataliste. Le printemps revenant, tout en raillant un peu, en pensée, ce monde lointain, toujours assis, qui parle et qui décide, il retournera pêcher dans la Marne, le gardon, l’ablette, éventuellement le sandre. À pied, c’est à peine à 650 mètres de l'église.

mercredi 14 avril 2021

Salvator Mundi, le retour du zombi

Détail du portrait du Salvator Mundi en cours de restauration par Mme Modestini vers 2005-2006

 
Encore un épisode des tribulations du tableau le plus cher du monde !
 
Cette fois les scénaristes de la série sont en forme, ils ont même un peu fumé la moquette et proposent deux rebondissements simultanés et contradictoires dont les spectateurs ne pourront qu’attendre dans la fébrilité une éventuelle résolution. 

Ce portrait de Jésus, attribué à Léonard de Vinci par ceux qui tirent bénéfice de l’attribution, et boudé par les autres, ce visage flou et fantomatique de diseuse de bonne aventure derrière ses fumigations, ce spectre désossé comme un zombi et qui perd un peu de chair à chaque réapparition, dont on sent malgré le mot FIN qu’il bouge encore et renaitra plus décomposé dans un prochain épisode, ce chef-d’œuvre donc de la renaissance avec une minuscule vient de faire l’objet d’un documentaire récapitulatif de 95 minutes par Antoine Vitkine, diffusé en clair sur le site de France.tv du 13 avril au 12 juin 2021, « Salvator Mundi : la stupéfiante affaire du dernier Vinci ».

Pour qui connait déjà le dossier, le reportage apporte l’éclaircissement de certaines rumeurs vagues, quelques détails savoureux, et une révélation déterminante. Pour qui ne connait pas l’histoire, et pour éviter de renvoyer aux chroniques de Ce Glob qui en ont parlé depuis 2017, voici un résumé des épisodes précédents, qu’on retrouvera richement illustrés à l’écran :
 
1958 : une médiocre effigie du Christ à la boule de cristal, attribuée à Boltraffio, un élève très doué de Léonard de Vinci, est vendue aux enchères 45 livres sterling (équivalant à 1000$ d’aujourd’hui)
 
2005-2007 : le tableau acheté 1100$ est très largement restauré, voire totalement repeint dans l’esprit de Léonard, disent nombre de spécialistes dont une bonne part ne l’ont jamais vu qu’en photographie
 
2007-2010 : la maison d’enchères Christie’s entame une lourde opération de lobbying auprès de quelques experts pour qu’ils l’attribuent à Léonard de Vinci
 
2011 : la National Gallery de Londres (après une réunion informelle et sans trace avec 5 experts qui n’ont pour la plupart pas réellement confirmé) expose le tableau dans le cadre d’une grande rétrospective et l’attribue à Léonard, au mépris de toute déontologie puisqu’il se trouve alors sur le marché de l’art (ce que la National Gallery dit naïvement ne pas avoir su)
 
2012 : malgré ce pédigrée tout frais, les musées et milliardaires sollicités déclinent poliment l’offre
 
2013 : un milliardaire russe douteux, associé à un intermédiaire louche, achète le tableau 127 millions de dollars, et fait un procès à l’associé quand il apprend par la presse que l'escroc s’est réservé une commission de 35% du montant
 
2017 : après une monumentale campagne publicitaire, Christie’s vend le tableau du russe, qu'elle appelle « le dernier Léonard de Vinci », au tout nouveau petit Staline de l’Arabie saoudite (initiales MBS), pour 450 millions de dollars (2,5 fois le précédent record de Picasso en ventes publiques)
 
2018-2019 : le tableau, qu’on pensait voir exposé bientôt au Louvre Abu Dhabi, disparait de la circulation.
 
En réalité, le documentaire nous apprend que pendant que le président français négociait à l'Élysée de lucratifs contrats militaro-culturels avec MBS, le tableau était examiné en secret par la haute technicité des laboratoires du musée du Louvre.
 
Et ici se situe une des branches de l’intrigue scénaristique.
 
Un rapport d’examen aurait alors été rédigé par le musée, mais interdit de diffusion, parce que l’éthique du Louvre commanderait qu’il ne publie rien sur une œuvre qu’il n’expose pas.
Toutefois le reportage nous dévoile, dans la pénombre, la silhouette masquée d’un personnage très haut placé dans la hiérarchie de la République, qui en connait les conclusions, et qui affirme qu’elles excluent l’attribution à Léonard, ou seulement de très loin, et qu’il ne pourra pas être question dans ces conditions de satisfaire le caprice de MBS d’exposer son tableau à côté de la Joconde, à égalité d’authenticité, lors de la grande célébration par le Louvre en 2019 du cinq-centenaire de la mort de Léonard.
On sait depuis que le tableau n’a pas été montré en 2019.
 
Les pièces du puzzle se rejoignent enfin et la conclusion de l’histoire devient morale : le tableau, vaguement inspiré par Léonard, n’est pas de sa main, et la République, qui a aussi une éthique, ne peut pas se discréditer en satisfaisant toutes les lubies d’un prince saoudien (tant qu’il continue tout de même à se fournir en armements pour détruire son voisin péninsulaire).

Cependant, les scénaristes pensaient qu’il restait dans cette affaire suffisamment de potentialités dramatiques pour dévoiler l'endroit où l'intrigue pourrait prendre une autre voie. Ce qu’ils firent à la veille de la diffusion du documentaire de Vitkine.
 
Le 31 mars, un billet déconcertant dans The Art Newspaper, puis les 9 et 13 avril, 2 longs articles libres d’accès de M. Rykner dans la Tribune de l’Art, et enfin le 11 avril un article du New York Times, révélaient que le rapport d’examen du tableau avait réellement fait l’objet de l’édition, par Hazan et le Louvre, d’un livret de 46 pages très illustré, mis en vente, et retiré de la boutique du Louvre dès les premières heures, suite au refus par MBS de prêter le tableau s’il n’était pas exposé selon ses désirs.
Et au moins un exemplaire du rapport aurait été vendu et aurait circulé... Rocambolesque, non ?
 
La péripétie ne ferait pas un rebondissement bien palpitant si ces trois sources n’étaient unanimes et formelles dans leur lecture de l'analyse du musée et de ses résultats : le laboratoire du Louvre conclut son rapport sans hésiter en faveur de l’attribution du tableau à la main de Léonard, et en apporte de solides preuves !

Depuis, M. Vitkine a confirmé avec assurance l’authenticité des témoignages de son documentaire, qui attribuent le tableau à l'atelier, ajoutant qu’il en sait plus qu’il ne peut en dire pour la sécurité de ses sources, et M. Rykner, qui de son côté ne peut raisonnablement pas supposer que le rapport du Louvre est un faux, s’égare un peu, et l’admet, en hypothèses hasardeuses.

Alors qui tire les ficelles de toutes ces marionnettes ? Peut-être les scénaristes de Netflix, dont on dit qu’ils sont hautement qualifiés. Il n’est pas certain qu’on le découvrira dans la prochaine saison de la série. Depuis Ésope, le fabuliste, on ne tue plus la poule aux œufs d’or.
   

mardi 26 janvier 2021

Découverte par hasard du vol ignoré d’une copie supposée d'un faux Léonard disparu

Quoi ? Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans ce titre ? 
Bon, reprenons en commençant par la fin.

1. « … d’un faux Léonard disparu. »

Le faux Léonard disparu, c'est ce tableau médiocre qui, entre 1958 et 2017, à force de restaurations et soutenu par de grands experts, est devenu un authentique Léonard de Vinci, acheté 450 millions de dollars par un petit Staline saoudien.
Du jour de sa vente en 2017, les experts se défilant l’un après l’autre, le chef-d'œuvre, qui aurait pu être exposé en tête de gondole à la grande foire au Léonard du Louvre en 2019, et devenir le joyau du Louvre Abu Dhabi, a en fait disparu. On le dit dans le yacht du despote milliardaire.

2. « … d’une copie supposée… »

Avant de devenir le plus cher du monde, le tableau disparu était considéré comme l’un des nombreux exemplaires d’un modèle pictural du Christ vu de face et faisant un signe de la main, venu de Byzance par la Flandre, et dont des spécimens tenant un globe de verre de l’autre main se sont multipliés à la fin du 15ème siècle en Italie.
Dès l'entrée dans le livre des records du tableau du paragraphe 1, les musées qui possédaient des copies d’après le même modèle modifièrent leur catalogue, en ajoutant « d’après un tableau de 450 millions de Léonard de Vinci », ce que fit le musée Doma de l’église San Domenico Maggiore, à Naples, qui en exposait un exemplaire attribué à Giacomo Alibrandi de Messine.  

3. « Découverte par hasard du vol ignoré… »


C’est l’épisode amusant de la blague, sa chute. Des carabiniers italiens qui perquisitionnaient dans l’appartement d’un suspect napolitain ont trouvé au fond d’une armoire, sans le chercher, l'exemplaire du paragraphe 2. Peut-être ont-ils cru un instant découvrir le disparu du paragraphe 1, très semblable, aussi inexpressif, mais ici la robe était rouge, et non bleue, et le sfumato, le fondu entre ombre et lumière, était moins réussi (ou moins restauré). Fermé depuis des mois de confinement, le musée Doma, qui se croyait encore détenteur de ce Christ du paragraphe 2, ne s’était pas aperçu de sa disparition sans effraction.
 
Voilà pour les éclaircissements. Il reste cependant un mystère. Comment une croute peut-elle se transformer en un Léonard de Vinci, puis se transmuer en or et ruisseler sur ses répliques au point de faire briller la cupidité dans les yeux de tous ceux qui les approchent ? 
C’est peut-être ce qu’on appelle le miracle de la foi. Il parait que c’est le même prodige qui maintient en équilibre le petit monde de la spéculation financière.
 
***
Illustration : le tableau recouvré, mis en scène par la police italienne. On admirera sa parfaite connaissance de l’iconographie chrétienne de la crucifixion, qui représente toujours le Christ entre les deux larrons.

mardi 14 juillet 2020

Histoire sans paroles (37)

Sans paroles ? C'est vite dit ! Car il en a été proféré des myriades en un siècle, et des milliers d’articles à sensation, des faux reportages, des romans de gare, et il en coulera encore, du haut des 500 mètres du piton rocheux de Rennes-le-Château

Au début de l’histoire c’était un petit village occitan et somnolent de 200 habitants, au pied d’une église délabrée, à 50km au sud de Carcassonne. Arrive en 1885, envoyé par l’évêché, un abbé relégué, un peu escroc. Il pille quelques tombes derrière son église, organise un trafic de messes et de sacrements et, soutenu par des amitiés royalistes, restaure l’église (elle sera inscrite aux Monuments historiques en 1994), l’ornant d’un décor tape-à-l’œil sulpicien, puis se fait construire un belle demeure Renaissance entourée d’un parc arboré, d’un belvédère, d’une serre pour quelques animaux exotiques et d’une petite tour très gothique. 
Réprimandé puis déchu par l’Église en 1911, il prétendra pour sa défense avoir trouvé un trésor. 

L’histoire aurait pu se conclure à la mort du curé, très endetté, en 1917, et de sa servante et légataire, en 1953 (il l’avait intéressée très jeune à ses affaires), mais le nouveau propriétaire du domaine, qui avait tant attendu la fin du viager, transforma promptement le tout en « hôtel-restaurant de la Tour » et fit publier dans la Dépêche du Midi en janvier 1956 une série de chroniques promotionnelles racoleuses sur un trésor caché par le curé de Rennes-le-Château. 
C’était le début de la légende et des mystifications, charlataneries, chasses au trésor et autres impostures. 

Depuis, une nuée d’auteurs et d’éditeurs cupides alimentent sans arrêt les crédules d’une quincaillerie mythologique qui va de Blanche de Castille à Léonard de Vinci (tiens, encore lui !), passant par les Templiers, l'apocalypse du calendrier Maya, les extraterrestres et le Christ (qui serait venu à Rennes), sans oublier les pratiques ancestrales de méditation relaxante.
Mythologie bénigne, triste pacotille ennuyeuse et sans imagination, elle fait vivre aujourd’hui un village qui n’a plus que 80 habitants, mais 4 restaurants et 3 librairies ésotériques, quelques artisans d'art parasites, un modeste festival du film insolite (catégorie mysticisme et paranormal), un parking payant de 100 places en bas de la colline, et la crédulité de 30 000 béats annuels, parait-il.

Et le pauvre Satan, claustré sous le bénitier aux initiales du curé dévoyé, en est au moins à sa troisième tête. Elle avait disparu, avec les bras, en 1995. Recréés, ils viennent d’être à nouveau détruits à coups de hache par une jeune illuminée en 2017. La justice lui réclame 17 718 euros pour rembourser la restauration (notre illustration date de septembre 2019), ce qui parait très excessif pour une attraction de carton-pâte de style Disneyland, même inscrite aux Monuments historiques.

dimanche 10 mai 2020

N'allez pas à Chancelade (2 de 2)

Résumé de l’épisode précédent : intrigués par l’évocation d’un tableau autrefois attribué à Georges de La Tour, vous envisagiez d’aller le voir à Chancelade. Or cela vous était déconseillé ici-même. Mais vous n’avez pas vraiment confiance dans les jugements de l’auteur de ce blog. Et on ne pourra vous donner tort, vous découvrirez que l’arrogant n’a jamais vu le tableau autrement qu’en reproduction.

Reprenons donc la question laissée en suspens : pourquoi ne pas aller, quand la fin de la pandémie l’autorisera, visiter ce christ de Chancelade ?
Après tout, si le tableau a survécu en 80 ans à plus d’outrages que son sujet même n’en a subis, plusieurs fois rafistolé, trois fois restauré à fond, déchu par deux fois, du rang de chef d’œuvre à celui d’original puis de copie, pareille résilience vaut bien une visite.

Vous auriez sans doute trouvé l’occasion d’y passer, depuis son retour de captivité champenoise, voilà plus de vingt ans, mais les guides en parlaient si peu. Aujourd'hui encore le Guide vert de Michelin conseille du bout des lèvres la banale abbaye reconstituée de Chancelade, mais ignore le tableau qui s’y trouve, et quand on se renseignait il y a quelques années sur les conditions de visite, elles étaient tellement aléatoires qu’on était découragé d’entamer ce périple incertain pour un tableau probablement décevant.

Mais un jour peut-être, après des mois d’enfermement, avide d’inattendu, vous vous rappellerez la destinée fatale de ce christ aux outrages. Alors l’ennui vous poussera vers Chancelade.

Mieux vaudrait ne pas y succomber, car on ne peut que s’incliner devant les faits : le christ de Chancelade est l’objet d’une malédiction.





Cette fois, c’était en juin 2018. Dans la nuit du 10 au 11, des pluies diluviennes s’abattaient sur une partie de la France et envahissaient l’église de Chancelade, emportant tout, bancs, cierges, missels, noyant le monument historique classé sous un mètre trente d’une eau boueuse et sacrilège, comme à Florence en 1966.
On prétend que le tableau, derrière sa vitre, a peu souffert, mais que le système sophistiqué de protection électronique n’a pas supporté la submersion.

Un an et demi plus tard, sur les lieux, n’est toujours exposée qu’une sombre photographie réduite, nommée « copie de l’original » sur le mot d’excuse qui l’accompagne (notre illustration).
Où est le tableau aujourd’hui ? Peut-être au musée voisin de Périgueux, entre les mains d’une restauratrice attentionnée.

Depuis ce déluge, la plaie suivante, le virus, s’est abattue sur le monde. Personne ne peut prédire quand le christ reparaitra dans l’église de Chancelade. Mais il reviendra ; il renait toujours après chaque outrage.
Toutefois ne vous méprenez pas, il ne sera pas transfiguré en tableau de Georges de La Tour. Il n’y a pas de miracle.
 

lundi 4 mai 2020

N'allez pas à Chancelade (1 de 2)

Ce titre, un peu catégorique, ne s’adresse qu’aux amateurs de peinture. Les amateurs de tout le reste trouveront toujours de bonnes raisons d’aller à Chancelade.


Gerritt van Honthorst, Couronnement d'épines (atelier ? - copie - copie de la copie)

Lorsqu’il redécouvre un peintre oublié, le monde de l’Art, ébloui par la nouveauté et sans repères, a tendance à devenir aveugle et lui attribue n’importe quelle croute qui évoque vaguement son style. Ainsi, dans les années 1930 à 1960, toute scène nocturne de personnages éclairés à la bougie était forcément de Georges de La Tour.

Or dans l’église paroissiale d’un modeste village de Dordogne, Chancelade, trônait, très abimé et peint à la manière du Caravage, un grand Christ de douleur sous un éclairage dramatique, appelé couramment Christ aux outrages, certainement émouvant pour qui croit à ces choses, mais d’une facture assez médiocre.

Un inspecteur zélé l’attribuait à La Tour en 1942, le faisait classer monument historique, et l’emportait à Paris en 1943, « jetant ainsi sur la commune qui en est propriétaire toute la gloire du maitre lorrain », dit un fascicule érudit que lui consacrera la mairie de Chancelade en 1997 (1).
Et alors qu’il aurait pu se dégrader tranquillement sous l’effet de l’humidité naturelle du lieu, le pauvre christ subira jusqu’aujourd’hui mésaventures et déboires qui suffiraient à justifier son surnom de Christ aux outrages.

Un tableau qui un jour a été attribué à un grand nom par quelque expert respecté en portera toujours les stigmates. Dans les rares guides qui en parlent, la qualité qui distingue le christ de Chancelade est d’avoir été « longtemps attribué à Georges de La Tour ».
En réalité, pas très longtemps. À peine une décennie entre sa « découverte » et les premiers doutes sérieux des spécialistes, quand le Rijksmuseum d’Amsterdam acheta à Rome en 1948 une copie très proche, aussi médiocre mais aux formes plus douces, qu’il étiqueta « copie d’après Honthorst » (2). Le tableau dordognais ne pouvait alors plus être attribué à La Tour, il devenait l’original par Honthorst de la copie d’Amsterdam. Cette nouvelle attribution, moins flatteuse, n’avait rien de déshonorant.

Au Louvre donc depuis 1943, le tableau, restauré en 1946, restera jusqu’en 1956. Il y était entré Georges de La Tour, il en sortait Gerritt van Honthorst.
Succèderont 10 années de valse-hésitation, où le christ se promènera du musée ou de la cathédrale de Périgueux, à la mairie de Chancelade, en passant plusieurs fois par les murs de l’église d'origine dont les travaux d’assainissement étaient régulièrement reportés. Il se couvrit alors d’un voile gris, de champignons et d’autres choses inavouables et grouillantes que le Louvre éradiquera en 1966.

Revenu à Chancelade en 1967, il sera de nouveau trimbalé entre la sacristie, le presbytère et quelques interventions d’urgence, jusqu’en 1975, quand, devant l’impossibilité chronique de le conserver décemment, on le perdra dans les réserves de l’atelier de restauration des Monuments historiques à Champs-sur-Marne. Pendant 20 ans.

Régulièrement réclamé cependant, il sera enfin de retour à Chancelade en 1996, et la mairie tentera de le promouvoir en éditant sa monographie (1). Suivront une vingtaine d’années discrètes sans évènement documenté.
C’est durant cette période, pour le protéger d’une humidité décidément obstinée, et de la cambriole, qu’on le mettra sous verre et l’équipera d’un système d’alarme électronique. Était-ce nécessaire ?
Car s’il était alors décrit comme « attribué à Honthorst après l’avoir longuement été à La Tour », et si la renommée de Honthorst avait crû depuis 50 ans, un nouvel outrage l’avait entretemps atteint qui rendait cette attribution au Hollandais très discutable. 

En effet, en 1990, un grand tableau nocturne à 5 personnages, figurant le Christ couronné d’épines par des moqueurs, avait quitté une collection privée allemande pour rejoindre le musée Paul Getty de Los Angeles.
Et malgré des faiblesses dans le dessin, notamment des plis des tissus, et une rusticité de la touche qui faisait penser à un travail de l’atelier, on y voyait une composition à la manière de Honthorst, à qui il était attribué. Or le Christ, au centre de l’image, était exactement identique à ceux de Chancelade et d’Amsterdam, de même dimension (environ 130 centimètres en hauteur), avec les mêmes défauts aux mêmes endroits, si bien qu’il était devenu aisé de reconstituer une chronologie vraisemblable des trois copies :
À Rome vers 1615, Gerritt van Honthorst commençait un grand « Couronnement d’épines ». Appelé à Venise ou Florence, il en abandonnait l’exécution à l’atelier (version de Los Angeles, à gauche). Le succès de la composition engendrait une commande de copie du Christ, exécutée par l’atelier en présence de l’original (version de Chancelade, au centre). Tous les personnages sauf le Christ étant éliminés, le copiste avait remplacé la source de lumière par une bougie illogique, au fond.
Des années plus tard, toujours à Rome, on commandait une copie de la copie à un peintre qui en adoucissait les formes (la mode du réalisme cru était passée). Conscient de l’incohérence de la bougie, il la rapprochait du Christ, sans oser la supprimer (version d’Amsterdam, à droite). (3)

« Tout cela est bien palpitant » - direz-vous, non sans un soupçon d’ironie - « Alors pourquoi me déconseiller d’aller juger moi-même ce christ à Chancelade, quand la fin de la pandémie autorisera les voyages d’agrément ? »

C’est que l’histoire n’est pas finie...

***
(1) Bernard Reviriego, Le Christ aux outrages de Chancelade, 56p., 11 reprod. dont 3 coul. ed. Mairie de Chancelade 11.04.1997. C’est de ce fascicule que nous avons extrait les étapes de l’infortune du tableau.
(2) Gerritt van Honthorst était de quelques excellents peintres qui arrivèrent à Rome peu après la mort de Caravage, qui furent bouleversés par sa peinture et en diffusèrent le réalisme aux lumières brutales dans toute l’Europe du 17ème siècle, marquant définitivement Georges de La Tour, notamment.
(3) Cette reconstitution pourrait être améliorée (ou totalement remise en cause) si étaient faites un jour l’étude rapprochée des 3 tableaux et la datation des supports et des pigments.
 

mardi 19 juillet 2016

Histoire sans paroles (21)

Scénographies fétichistes à Naples (église Santa Maria anime del purgatorio) et à Gênes (musée d'histoire naturelle).
 

samedi 19 avril 2014

La vie des cimetières (54)


Quand on monte les douze marches qui conduisent au cimetière de Louannec, devant l'église Saint Erwan (Saint Yves), on a l'impression de surprendre un rituel, un congrès de christs, tous exposés exactement vers le sud, vers le soleil.