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vendredi 8 avril 2022

Améliorons les chefs-d’œuvre (21)

On oublie trop souvent que le jeune Claude Monet apprit à peindre sur des albums de coloriage que lui préparait Eugène Boudin. Il avait beaucoup de mérite, parce que Boudin ne s’embêtait pas à inscrire sur chaque pièce le numéro de la couleur à appliquer.  Monet se perdait alors dans des nuances très raffinées auxquelles Boudin mit bon ordre en lui interdisant d'utiliser plus de 6 couleurs par tableau. On mesure mal les souffrances qui ont fait les grands génies, et les obstacles qu’ils ont eu à franchir pour atteindre ces sommets, pour avoir un jour un album de coloriage à leur nom.


Dérèglement climatique, épidémies, menaces de conflit mondial et atomique, hystérie générale, l’époque est aux causes planétaires. On en oublierait les scandales français.
Mais M. Rykner veille. La Tribune de l’Art vient de publier un de ses articles accessibles sans abonnement. C’est que la cause lui semble plus grande que le fragile équilibre financier de son site.

Toute personne qui est entrée dans une église catholique sait que sont accrochées, le plus souvent très haut et dans la pénombre, de grandes toiles sombres qu’on devine abimées, lâches, maculées de traces blanches, de reflets douteux, et dont les guides racontent qu’elles dépeignent les épisodes caractéristiques des récits fabuleux qu’enseigne cette religion. Parmi les raisons d’un tel délaissement citons la nationalisation des biens de l’Église et le dépérissement des pratiques religieuses dû à l’amélioration des conditions de la vie quotidienne.

L’histoire, relatée par M. Rykner, révolté, mais aussi par le Figaro, pondéré, et par La Voix de la Haute-Marne et FR3 Grand Est, admiratives, se passe dans l’église du village de Chatonrupt-Sommermont. Pour les fervents de minutie cartographique, c’est entre Toul et Troyes, à peu près.

Là, en haut du clocher, couvertes par près de 50 années de poussière, de moisissures et de fientes, se décomposaient dans leur cadre, disposées comme des livres sur une étagère, 14 toiles peintes d’un Chemin de croix, les 14 stations traditionnelles de la Passion du sauveur des chrétiens, chacune haute d’un mètre.

Comment tout est advenu serait trop long à conter, le lectorat chicaneur se reportera à l’article exhaustif, tempéré, limpide, illustré et d’accès libre de Simon Cherner sur le site du Figaro Culture cité plus haut, et au reportage bariolé de la chaine FR3 (2 minutes 20)
Toujours est-il qu’on se retrouve aujourd’hui avec 11 toiles et demie ressuscitées, pimpantes, bigarrées, rose fuchsia (c’est la couleur de la tunique du Christ) et mauves (c’est la couleur du ciel ténébreux), prêtes à retrouver le chemin des bas-côtés de l’église et le regard émerveillé des derniers fidèles survivants. Le demi-tableau, c’est parce que la Direction régionale des affaires culturelles, réveillée à temps, a sommé le responsable d’arrêter immédiatement, alors qu'il réanimait la 12ème station.

L’artiste responsable de ces restaurations miraculeuses n’est autre que le mari de l’adjointe au maire, anciennement météorologue et libre penseur dans l’armée de l’air, bénévole, passionné de peinture, mais un peu débutant. C’est pourquoi il est resté, par respect, fidèle au dessin des scènes bibliques, comme on suit soigneusement les lignes préimprimées dans un album de coloriage. Pour les couleurs, il s’est approché au plus près des tons originaux, les ravivant évidemment, conscient que les intempéries les avaient éteints, et le choix des teintes s’est fait en fonction des tubes disponibles à la quincaillerie de Joinville.

Depuis, les arguments volent en tout sens.

Pour faire bref, le village défend, solidaire et admiratif, le travail du bénévole, avec enthousiasme mais toutefois un peu penaud des réprimandes à peine voilées du monde de la culture. Pour sa défense, les tableaux, faits à la chaine au 19e siècle par des ateliers locaux (affirmation qui reste à vérifier), ignorés même par un très officiel inventaire du Patrimoine en 2006, appartenaient à la commune qui n’a pas les moyens de financer la moindre opération de restauration et qui les aurait bientôt abandonnés au ramassage des déchets encombrants, ce qu’aucune loi n’interdit.

De son côté, M. Rykner reconnait qu’aucune loi ou procédure n’a été déshonorée dans l’affaire, et que les suspects intervenants n’y ont fait preuve que de bienveillance et de générosité.
Mais on le sent chagrin, peut-être même grognon, à certains termes qui ponctuent discrètement sa chronique, comme barbouillages, technique redoutable, tableaux massacrés, absence de culture artistique historique et juridique, obscurantisme, vandalisme, destruction du patrimoine, couleurs psychédéliques
Il sait que ces pratiques sont régulièrement attestées et craint qu’elles s’attaquent, sans qu’on le sache jamais, à des chefs-d’œuvre méconnus, alors il en appelle au ministre, aux maires de France, à la Nation. Il compte faire changer la loi et éduquer les curés et les maires à la compréhension de ce qu’est une œuvre d’art.

Le brave militaire, restaurateur volontaire, doit s'en morfondre dans son atelier. Il regarde les deux ruines et demie encore à ressusciter. La 12ème station surtout, qui commence à sécher, à moitié renée, à moitié zombie, n’est pas belle à voir. 
Il se demande ce qu’il va faire pour occuper les centaines d’heures de peinture, 200 ou 300, qui devaient encore réjouir ses semaines à venir.
Mais c’est une personne équilibrée et rationnelle, athée probablement, peut-être fataliste. Le printemps revenant, tout en raillant un peu, en pensée, ce monde lointain, toujours assis, qui parle et qui décide, il retournera pêcher dans la Marne, le gardon, l’ablette, éventuellement le sandre. À pied, c’est à peine à 650 mètres de l'église.

mardi 19 octobre 2021

La vie des cimetières (101)



Rochefourchat est de ces localités qui font les bouche-trous et la joie de la presse régionale tant il n’y a rien à en dire

Le village a perdu méthodiquement un habitant par an depuis 1800, quand ils étaient 200. Depuis 1999 ils ne sont plus qu’un. C’est un pluriel de majesté. Le maire, lui, habite Paris, à 7 heures de route.

Sur 407 mètres carrés, le cimetière compte une quinzaine de tombes éparpillées. Quoiqu'entretenu, on devine qu’il n’en a plus pour bien longtemps. La population est partie mourir ailleurs. Reste la cabine téléphonique et l'église désaffectées, et quelques corps de bâtiment. 

Un artiste conceptuel pourtant, que personne n’a oublié parce qu'il n'a jamais été connu, avait apposé à Rochefourchat, avec beaucoup de cérémonie et peut-être un peu de dérision, en septembre 2006, une plaque inaugurant un Centre d’art contemporain fantôme. Ça n’a pas ressuscité le village.


Copie d'écran d'une page de consultation du cimetière de Rochefourchat sur le site de Geneanet.
 
Cependant on a pu voir, à l’occasion, un généalogiste égaré photographiant les inscriptions sur quelques tombes, et se laissant aller à en immortaliser de moins lisibles mais pittoresques. Ce qui ne fait pas les affaires du site Geneanet, qui veut bien mettre des moyens de diffusion à la disposition des taphophiles obsessionnels, mais il lui faut en échange des noms et des dates. 
Sur Geneanet on ne fait pas d'esthétisme, pas de photos d’ambiance, pas de flou artistique. On doit dénoncer les morts, les identifier par tombereaux. Le soldat inconnu au pied de l’Arc de triomphe les laisse de marbre. 

Ils auraient indexé plus de 30 000 cimetières dont 24 000 en France, et pas loin de 20 millions de noms, gravés sur tombe ou monument aux morts. 
Ils appellent cette collecte un projet collaboratif. C’est très bien organisé, et leur chaine Geneanet sur Youtube est dynamique et pédagogique, accommodée de musique guillerette. S’il faut croire le bandeau en fronton, les personnes qui cherchent leurs ancêtres morts sont plutôt jeunes et jolies, avec la peau claire.

Enfin, ils sont inévitablement passés à l’ère désoxyribonucléique. Vous aurez préalablement, contre 150 euros, craché dans une enveloppe envoyée ensuite à un site internet illégal implanté à l’étranger.
À réception du résultat, vous envoyez le fichier ADN à Geneanet

Ils reconstituent alors automatiquement votre généalogie complète, vous retrouvent de la famille en Nouvelle-Écosse, en Papouasie, en passant par Darwin, ou par Neandertal, remontant par Toumaï, puis Adam, et enfin… On conseillera d’arrêter là et d’éviter les dernières pages, dès que vous verrez les mots écailles ou tentacules.

Et quand vous réaliserez ébahis que tant de science permet à Geneanet de satisfaire cette interrogation essentielle « Suis-je cousin d’un médaillé olympique ? », réservée toutefois au profil Premium abonné à renouvellement automatique résiliable à tout moment, vous vous poserez peut-être la question « ces recherches ont-elles un sens, une utilité ? »

Vous y répondrez sans doute.

samedi 27 février 2021

La vie des cimetières (99)


Hellesylt en Norvège, son cimetière, son église, et au fond la maison à la webcam (d'après une belle vidéo de Arvid Hjelm filmée d'un drone en 2018).

Partout dans le monde fleurissent les pétitions implorant l’ouverture des salles de spectacle et des musées. La culture et l'art seraient nécessaires à la santé des populations guettées par la neurasthénie. En réalité n’importe quelle motif de rencontre ferait l’affaire. Mais ces retrouvailles sont encore interdites un peu partout, et les frontières fermées.
En attendant que le bonheur d’aller voir ailleurs et de s'y agglutiner nous soit accordé par nos maitres, il reste un moyen d’épier ce que deviennent nos congénères en temps réel : les webcams, ces caméras installées dans des sites pittoresques et connectées en permanence à l'internet.   

Nous parlerons prochainement du métier cruel de chercheur de webcams qui fonctionnent. Décevant, il réserve cependant parfois de belles trouvailles. Le site d’Hellesylt, petit village situé au bout d’un fiord (ou fjord) en Norvège est l’une de ces pépites.

La caméra est placée en surplomb (sur la maison au fond de l’image plus haut). Elle observe en vue d'oiseau le centre du village, le port, le débarcadère pour bateaux de croisière touristique, la conserverie de poissons, le pont qui regarde passer les eaux tumultueuses et glacées de la cascade, et l’église, ceinturée de tombes.
Il n’y passe que de microscopiques insectes et de gros nuages lents et sombres. Quand le soleil parait, les ombres démesurées des hautes latitudes donnent au spectacle sa troisième dimension, et quand la neige arrive le site se transforme en décor d’un film de Walt Disney.


Février 2021, vue plongeante sur le village d'Hellesylt diffusée par la webcam (cliquer pour agrandir le diaporama de 13 vues).
 
À quoi bon rester des heures à regarder le temps qui passe à peine sur ce cimetière de carte postale, direz-vous ?
Mais parce qu’il disparaitra bientôt sous la vague d’un tsunami, avec le village de poupée, les bateaux et tout le décor, et que la scène sera filmée en haute définition. Les sites qui hébergent les données de la caméra (WebcamTaxi et Youtube) conservent en permanence les 12 dernières heures enregistrées. Et la séquence peut être rejouée en manipulant la ligne rouge en bas de l’image.

Les scientifiques norvégiens, qui surveillent en permanence depuis plus de 20 ans l’écartement d’une faille sur la rive ouest du fiord, 15 kilomètres en aval, sont certains que le lourd pan de roche qu’elle sépare lentement du flanc de la montagne Åkerneset s’effondrera soudainement dans les eaux, et que la vague générée rebondira sur la rive opposée jusqu’à 100 mètres au dessus du niveau actuel, et se propagera en quelques minutes à travers le fiord, submergeant le village entier, port, pont, cascade, église et cimetière sous une vague de 85 mètres, ou peut-être de 35 mètres, c’est selon.
Cette imprécision dans la prévision du débit d’eau ne fera pas vraiment de différence pour les habitants de la vallée. Et elle est fournie avec un pronostic temporel aussi vague. Inévitablement, la catastrophe surviendra, dans 30 ans ou peut-être 100 ans, dit la science.

Le cinéaste norvégien Roar Uthaug en a fait en 2015 un film catastrophe, plutôt catastrophique, truffé de tous les clichés américains du genre, « La vague (Bølgen) », afin que les Norvégiens n’oublient pas la menace. Elle s’était déjà concrétisée, dramatiquement, en 1905 et en 1936, dans un autre fiord, plus au nord.

Hellesylt comptait 600 habitants en 2007, et 257 en 2017. Si la fuite de la population conserve cette allure, il ne restera au village en 2025 que les occupants du cimetière.
La vague pourra alors pulvériser et emporter tout ce qu’elle voudra dans la vallée, mais faute de maintenance la webcam ne fonctionnera vraisemblablement plus pour enregistrer l’évènement.

mardi 29 septembre 2015

La vie des cimetières (65)

Topographie de Ronesque-le-Roc

35 kilomètres à l'est d'Aurillac, on arrivera par le nord, sur la route D459, on traversera Cros-de-Ronesque, et après 5 kilomètres, avant le hameau de Ronesque on prendra à gauche au panneau marron « Site de Ronesque ».
Dans les hauteurs, derrière quelques toits épars, on verra alors apparaitre la pointe d'un modeste clocher, la chapelle de Ronesque, érigée sur « le roc ».

C’est un plateau de basalte qui a résisté à l'érosion tandis que les monts du Cantal alentour s'arrondissaient lentement, comme une larme figée et aplanie de 300 mètres sur 200 à 770 mètres d’altitude.
La roche est si dure qu'on n'y a posé qu'un minuscule cimetière d'une trentaine de places, complet depuis longtemps, et une chapelle bâtie en 1888 sur les restes d'un édifice religieux installé là au quinzième siècle, dit-on.

Le hameau est en contrebas de 100 mètres. On ne sait pas très bien si des êtres y vivent. On ne les voit pas, peut-être plus rares encore que les habitants du cimetière sur le roc.


 Le cimetière de Ronesque-le-Roc en gris

 
 
 
 

vendredi 6 décembre 2013

Impressions de Vic-sur-Seille

Vic-sur-Seille est un village lorrain, tranquille, près de Nancy.

Un temps capitale administrative de l’évêché de Metz, puis terre d'accueil de plusieurs ordres religieux, il connait son zénith, et le début de son déclin au cours du 17ème siècle.
Le peintre Georges de La Tour y nait en 1593, ne le quitte qu'en 1620 pour Lunéville, à vingt kilomètres, et y revient souvent.
Viennent la guerre de Trente Ans et ses dévastations, les épidémies de peste bubonique, et la Révolution française qui disperse ordres religieux et structures administratives. Les tableaux de La Tour sont éparpillés, ou détruits. Le peintre est oublié.

Puis Vic-sur-Seille s'éteint doucement.


En 1993 apparait en vente publique aux enchères une sorte de miracle, un tableau figurant saint Jean-Baptiste dans le désert, attribué sans conteste à La Tour, mais de thème et de forme tellement inattendus que les experts hésitent, puis le datent de la fin de la vie du peintre, vers 1650.

Après de romanesques péripéties politico-financières le tableau est préempté par l'État français pour constituer le cœur d'un musée Georges de La Tour dans son village natal.
Le musée ouvre finalement en 2003, et fait preuve, depuis, d'un étonnant dynamisme, comme le montre l'exposition actuelle « Saint Jérôme et Georges de La Tour ».


À Vic-sur-Seille il n'y a plus de gare rue de la Gare. On y trouve trois ponts sur la Seille, trois boulangeries, et une maison d'accueil spécialisée. Il y aurait même une rue Perdue. Le reste est à vendre.

Dans une petite pièce protégée du musée Georges de La Tour est accrochée une toile sombre et méditative. C'est l’œuvre d'un peintre qui n'avait plus rien à prouver, ni personne à séduire. Le dépouillement définitif.

Au-dehors la place Jeanne d'Arc est vide, la rue de l'Abattoir est déserte, le brouillard et le silence gagnent.

mercredi 8 juin 2011

Écriteaux et écrivains

Un panneau ne se trompe jamais. Pendant que les plus grands philosophes ergotent sur l'origine de l'Univers, on sait depuis des lustres dans l'Administration de l'Équipement et de la Voirie qu'un lieu n'existe pas tant qu'il n'est pas nommé sur une plaque d'aluminium convenablement galvanisé et laqué (voire électro-zingué).
Y, Yz, Fa, Bû, Eu, Oö, Py, Ur, improbables villages français, existeraient-ils si le touriste égaré n'y était guidé par une route d'asphalte et reçu par un glorieux panneau indicateur ? Et on ne dira jamais assez le rôle bienfaiteur pour la littérature de ces panneaux de signalisation routière. Qui lirait encore Marcel Proust si le décor de son enfance, le village d'Illiers, devenu en hommage Illiers-Combray en 1971, ne lui faisait une publicité permanente ? (voir l'illustration ci-dessous)


Mais il y a une douloureuse contrepartie. Serait-il génial, un artiste restera méconnu si les cartes et les guides l'ignorent. Et c'est le sort d'Alexandre Vialatte. Le panneau d'entrée de Magnac-Laval, son village natal (voir l'illustration plus bas), est muet sur celui qui fut le plus jubilatoire des écrivains de son siècle (1).
Est-ce afin de palier les lacunes de la signalétique et de la cartographie, et peut-être de rentabiliser un placement, que le quotidien La Montagne, dans lequel Vialatte avait publié une grande part de son œuvre de 1952 à 1971 (900 chroniques sur 1128), a décidé de faire de 2011 l'année Vialatte et d'y employer quelques moyens ?
Ainsi, 110 ans après sa naissance et 40 après sa mort, le créateur du sinistre Monsieur Panado et de la plupart des proverbes bantous se trouve affublé localement d'une année Vialatte, d'un Prix littéraire Alexandre Vialatte annuel, et d'un site internet temporaire farci d'hommages insipides, de quelques rares chroniques en version intégrale, et de courtes citations mal documentées (3).
Et pour couronner l'ensemble, alors que la discrète Association des Amis d'Alexandre Vialatte vient de publier son 36ème cahier annuel (2), se créé le très médiatique Club des Vialattiens, garni de petits fours et de gens célèbres et bruyants.

Le véritable amateur de mots choisis et rangés dans un ordre agréable et significatif voit ces débordements d'un œil amusé. Il imagine ce que Vialatte en aurait dit.


***
1. Avec Vladimir Nabokov, peut-être.
2. 230 pages d'articles de Vialatte journaliste parus dans Le Petit Dauphinois de 1932 à 1944.
3. Par exemple celle où Alain Rey (le dictionnaire Le Robert, c'est lui), amoureux de Vialatte, est cité dans une citation qu'il fait de Vialatte dans son «Dictionnaire des amoureux des dictionnaires» (c'est clair ?). La citation manque de précision : deux lignes de Vialatte, suivies des mots «Alexandre Vialatte, chronique à La Montagne». C'est un peu court. Quelle chronique parmi les 900 ?
Alors faisons un peu de taxinomie chronique. Ladite chronique s'intitule « Des mots et des choses » et se trouve être la 70ème de Vialatte, publiée originellement dans La Montagne du 22 décembre 1953, reprise en recueil par Julliard en 1979 dans «Et c'est ainsi qu'Allah est grand», et rééditée en 2000 chez Laffont dans la collection Bouquins, numérotée 54.
Et citons-en quelques extraits moins parcimonieux :

«L'actualité nous écrase d'écrits. Je recommanderai plus spécialement les dictionnaires. Les dictionnaires sont de bien belles choses. Ils contiennent tout. C'est l'univers en pièces détachées. Dieu lui-même, qu'est-ce, au fond, qu'un Larousse plus complet ?
(...)
C'est ainsi que Jules Vallès faisait du dictionnaire. Comme c'est une chose très peu payée, il faut aller très vite pour s'y retrouver un peu. On n'a pas le temps d'aller chercher des références dans les sous-sols de lointaines bibliothèques qui ruinent leur homme en autobus. Ce martyr du vocabulaire signait donc Aristote ou même Napoléon des exemples adroitement choisis pour expliquer l'emploi des mots : «Il pleut», ou «Les raisins sont mûrs». Généralement, Vallès signait de Marmontel des exemples forgés tant que le fer était chaud qui autorisaient les opinions les plus hardies. Cet homme obscur lui permettait de trancher plus vite. Son éditeur en était enchanté. «Ce que j'aime surtout avec vous, disait-il, c'est la richesse de vos échantillons, la pertinence, l'érudition de vos références. On ne lit plus assez les classiques. On devrait relire ce Marmontel.»
«Il contient tout». répondait Vallès modestement.
(...)
On est effrayé du désordre qui régnerait dans la nature sans les planches en couleurs du Larousse illustré et le Catalogue de la Manufacture d'armes et cycles de Saint-Etienne à couverture de faux marbre ornée de chiens. Elle s'abandonnerait à elle-même. Elle se répandrait au hasard.
(...)
Relisons donc les dictionnaires qui endiguent les fureurs brutales de la nature et ses illogiques luxuriances pour la ranger, au grand complet, dans leur écrin comme un service de petites cuillères. Et ne demandons pas aux choses de ressembler servilement à leur portrait.
Il y a les mots, il y a les choses.»
Alexandre Vialatte, 1953.

mardi 19 avril 2011

Encore des portes

Au fond, la porte close d'une maison abandonnée, dans le village depuis longtemps déserté de Pentidattilo, en Calabre. La montagne qui le surplombe se désagrège lentement.
À gauche, la grille laisse entrevoir la silhouette lointaine de l'Etna, sur l'autre rive du détroit de Messine.
On raconte que le village reprendrait vie, pour les rares touristes. Le dernier tremblement de terre s'est sans doute effacé des mémoires.

dimanche 13 septembre 2009

Au bonheur des misanthropes

Les plus anciens se souviennent peut-être de leurs premières apparitions. On les croisait dans la rue. Ils avançaient comme des fantômes shakespeariens, fixaient le vide, proféraient des paroles incompréhensibles vers des interlocuteurs invisibles, en conciliabule avec le néant. On a d'abord imaginé que les asiles d'aliénés avaient décidé de libérer les malades les plus inoffensifs. On détournait alors pudiquement le regard. Très vite, la maladie s'est propagée dans notre entourage, et il n'est pas rare, maintenant, dans une conversation banale, de voir notre interlocuteur changer soudainement d'attitude et commencer à parler d'un autre sujet dans un dialogue avec un absent, ou sortir de sa poche un téléphone vibrant, s'excusant et prétextant une éventuelle urgence. Ça refroidit le dialogue.
Nous étions les spectateurs désarmés d'une mutation de l'espèce humaine. Comme il s'était mis, il y a quelques millions d'années, à la bipédie et à la parole, l'être humain évoluait vers un nouvel état où il n'est plus totalement à l'emplacement où on le perçoit et vit à distance de son propre corps.




Et nous sommes peut-être aujourd'hui, avec la nouvelle grippe, à l'aube d'une mutation comparable où seuls survivront ceux qui méprisent le collègue de bureau et le voisin de palier, ceux qui refusent le rituel quotidien de la double bise machinale ou du serrement de main flasque et confraternel. Ceux qui fuient les foules et les rassemblements, et ne fréquentent les grands magasins et les cinémas qu'à l'heure des finales sportives ou des élections décisives, quand les rues sont désertes. Ceux qui espèrent toujours qu'un orage violent viendra disperser le brouhaha dissonant de la brocante ou du marché voisins. En bref, les vrais misanthropes, les déçus de la relation sociale.
Certains, dit-on, souhaiteraient que l'épidémie devienne pandémie, voire hécatombe. Mais sur ce point les médecins sont rassurants.

Alors pour adoucir la déception des plus insociables, voici quelques vues de Roghudi Vecchio, village de Calabre totalement déserté depuis 1973, après des inondations dévastatrices en 1971. Le fleuve même est faux, c'est en permanence un lit de caillasses. Les villages abandonnés par les hommes sont nombreux dans cette région, abandonnée par l'Italie.