vendredi 23 juillet 2021

Histoire sans paroles (42)


Voici ce que racontera un jour la légende dorée du peintre Claude Monet, à propos de ce petit édifice au bord de la falaise qu’on a longtemps prétendu abriter une sirène de brume, à Port-Coton sur Belle-Ile-en-Mer. 
 
Quand Monet aborda Belle-Ile en septembre 1886, et qu’il en découvrit la côte atlantique battue par les flots, l’œil de l’artiste sentit immédiatement le potentiel artistique de ces intrépides rivages qui résistaient à la violence de l’océan. 
C'était l’automne, les grandes marées, les tempêtes. Le grand homme se mit comme à son habitude à peindre en plein air, mais très vite les rafales de vent emportaient palettes et toiles l’une après l’autre. Bientôt l’ile n’aurait plus assez de bois pour confectionner les chevalets, cadres et pinceaux du maitre. 
Il demanda alors à Poly Guillaume, son portefaix sur l'ile, de lui consolider un abri sur les restes d’un petit édifice en ruine qui avait certainement servi aux feux tentateurs de naufrageurs. Mais le dévoué serviteur, s'il excellait dans le ravitaillement quotidien en homards (« jusqu’au dégout » écrit Monet), n’était pas suffisamment versé dans l'art délicat de la plomberie et en voulant ajouter au confort du grand homme une évacuation des eaux usées digne de son rang, il foira légèrement l'opération, ce qui fit s’effondrer une partie de la côte dans les flots, laissant seulement et opportunément la petite chambre de Monet au bord d'une nouvelle falaise et d'un chaos de rochers acérés.
L’artiste, avec un sens subtil de l’à-propos, rentabilisa alors ce point de vue inédit, qui devint les fameuses Aiguilles de Port-Coton, sur 39 superbes tableaux réalisés en 70 jours, terminés de retour à Giverny, et qu’on peut admirer maintenant dans les grands musées américains
 
Illustration : l'humble atelier du grand Monet sur la falaise qui surplombe les Aiguilles de Port-Coton. On notera, dans la fissure à droite et à la surface, que l’occupant allemand, 50 ans plus tard lors du deuxième conflit mondial, conscient de l’importance historique des lieux, a creusé ses souterrains dans la roche sans dénaturer le paysage.
 

lundi 19 juillet 2021

Discret changement de propriétaire

 
Le lorrain Georges de La Tour, qui a peint entre 1630 et 1650 une quinzaine des plus importants chefs-d’œuvre de l’histoire de la peinture occidentale (on ne reviendra pas sur ce fait), n’a pas atteint cette plénitude artistique dès son premier tableau. Dans la soixantaine qui lui sont attribués - dont la moitié connus par des copies - on constate une transition au milieu de sa carrière, qui le fait passer de portraits diurnes d’un naturalisme relativement cru, brossés d’un pinceau cursif et virtuose, à des portraits exclusivement nocturnes, dans un monde clos aux lignes sinueuses et aux formes épurées, éclairés seulement de l’intérieur.

L’unité, le trait commun aux deux périodes, c’est que La Tour n’aura peint que des êtres humains. En pied ou en buste, ils emplissent toute la surface du tableau, dans des lieux vides à la limite de l’abstraction, sans le moindre décor, et flanqués de rares objets, emblématiques ou indispensables à l’éclairage de la scène.

Si l’influence des peintres caravagesques d’Utrecht vers 1620-1630, notamment Van Honthorst, a été déterminante sur sa deuxième manière, nocturne, les spécialistes s’interrogent toujours sur l’origine de la touche si libre de sa première période, comme le sera celle de Frans Hals un peu plus tard.

AltSon effigie de l’apôtre André fait partie d’une série aujourd'hui éparpillée de 13 portraits du Christ et des apôtres, peut-être la première commande faite au jeune La Tour vers 1615-1620, devenue collection d’un abbé parisien et envoyée complète à un chanoine d’Albi en 1694.
Il n’en reste que 11, de dimensions et de format proches, d’un style assez inégal, 6 copies et 5 originaux, dont André. 
 
Ayant appartenu à une collection suisse depuis 1991 (histoire et caractéristiques sont longuement décrites sur la page de la vente), ce tableau austère et peu affriolant vient de changer de main sans faire beaucoup de bruit, aux enchères chez Christie’s à Londres le 8 juillet, contre l'équivalent de 6 millions de dollars, incluant les frais.

samedi 10 juillet 2021

Plus personne ne nous attend à Samarcande (La vie des cimetières, 100)

Il y a très longtemps, l’air, l’eau, la terre étaient purs et les maladies n’existaient pas, si bien que tout le monde devenait vieux et barbu, parfois avec un chapeau haut-de-forme et une canne à pommeau, comme on peut le voir dans les livres d’histoire ou sur les statues des squares. L’être humain vivait dans l’insouciance.

Et puis, on ne sait plus très bien à quel moment, mais c’est écrit dans les livres révélés, l’être humain s’est mis à mourir. Ou plutôt, comme il ne mourait pas de lui-même, On le fit mourir. L’Administration envoya un ange pour s’en charger. On l’appelait l’Ange exterminateur, ou simplement la Mort. Elle recevait ses instructions « d’en haut ». 
Pour les commandes en gros, Elle procédait par tornades d’eau, de feu, ou d’insectes, plus rarement de batraciens, et pour le détail, Elle recevait l’ordre d’éliminer des individus identifiés par un nom de famille, parfois un prénom pour éviter les homonymies, et une adresse postale. Elle s’y rendait alors en personne, scrupuleusement, le soir-même.

Quand l’humain en prit conscience, il en fit des récits édifiants pour prévenir les autres et leur permettre de prendre à temps les dispositions adéquates.
Ces fables ne brillaient pas par l’originalité, ni par la finesse. Leur morale sempiternelle disait « Qui que vous soyez, où que vous vous trouviez, la Mort vous trouvera ». C’était un peu brutal, mais on dit que ça rassurait les malheureux. Ils ne souffriraient pas éternellement de leur misérable condition, et seraient un jour égaux à tous les autres.

Toute règle ayant à l’époque au moins une exception, les légendes bibliques et coraniques racontent qu’une ville ne figurait pas sur la carte au 1:25 000ème de la Mort, parce qu’elle se situait juste sur la pliure, effacée par l’usure. Le Talmud dit qu’elle s’appelait Luz, à quelques kilomètres au nord de Jérusalem, et que personne n’y mourait jamais. On verra plus loin que ça n’était qu’une fable de l’Office du tourisme. Du reste, l’archéologie moderne suppose Luz à l’emplacement actuel de Beth-El ou Beitin, sur un territoire revendiqué si frénétiquement par plusieurs peuples que l’Exterminateur a été contraint de s'y faire aider.

Le Talmud de Babylone (Guemara, Sukkah 53a-5,6) conte que le roi Salomon, à Jérusalem, apprit un jour que l’Ange de la mort convoitait deux scribes qui étaient à son service. Le sage monarque les envoie illico chercher des dattes fraiches à Luz, qu’il croit donc hors de la juridiction de l’Exterminateur. Au soir il s’endort alors paisiblement en moins de 5 minutes sur ses 2 oreilles parmi ses 700 épouses et 300 concubines.
Le lendemain matin il croise la Mort hilare qui lui montre son ordre de mission : c’était précisément à Luz qu’Elle devait les éliminer. Ce qu’Elle a fait. Vexé, Salomon en tira une morale obscure à propos des pieds de l’Homme, qu’on enseigne encore dans les écoles religieuses. 
 

Dans les cimetières monumentaux du 19ème siècle, ici à Milan, et à Gênes au centre (tombe Celle, sculpt. Monteverde 1893), la Mort, déjà bien diminuée, ne s’attaque plus qu’aux faibles sans défense (et si possible dénudées). On l’aura vue plus héroïque.

 
C’était, il y a plus de 2500 ans, peut-être la première apparition écrite de l’histoire du « rendez-vous inéluctable avec la Mort ».

Elle eut un succès phénoménal. Mais il faut reconnaitre qu’en 25 siècles la cohérence du récit a bien divagué, au mépris de la géographie la plus élémentaire et des moyens de transport disponibles.
Dans la version du Talmud, le trajet censé éloigner les victimes du bourreau avant l’heure du rendez-vous fatal, était d’une douzaine de kilomètres, soit quelques heures de marche.
Certains auteurs ont maintenu ici un réalisme de bon aloi, comme Somerset Maugham en 1933 dans sa pièce de théâtre Sheppey, qui situe la scène à Bagdad, quand le bienfaiteur abusé, un marchand, envoie son serviteur à Samarra pour le protéger de l’Ange, 130 kilomètres au nord de Bagdad, soit 2 à 3 heures de course d’un pur-sang arabe. Il pouvait encore, pour son malheur, être au rendez-vous du soir à Samarra.  

Mais que dire de la version attribuée au poète persan du 12ème siècle, Attar de Nishapur ? Cette fois, un calife accorde à son vizir, qui pense que la Mort l’a dévisagé d’un air louche, l’autorisation de filer vers Samarcande, très loin au nord. C’est la destination qu’on retrouve dans toutes les citations, quand le point de départ est parfois « dans une grande ville » (peut-être Nishapur), et d’autres fois, Bagdad, comme dans la pièce de théâtre de Jacques Deval en 1950, « Ce soir à Samarcande ».
Or Nishapur se trouve à 1150 km de la funeste destination, et Bagdad à 2700. Sans emprunter l'avion privé d’un prince saoudien, on ne voit pas comment le rendez-vous du soir à Samarcande pouvait être honoré.
Sans parler d’une version coranique qui situerait le rendez-vous en Inde, 4 ou 5000 km plus loin, et où le condamné est emporté par le vent, que le roi Salomon contrôlait, comme chacun sait.

Et voilà comme une belle histoire instructive et morale, presque crédible, se transforme en une fable que même les enfants dédaignent, s’ils ont des notions de géographie.  

On ne compte plus aujourd’hui les romans, pièces, poèmes, citations en tout genre dont le titre contient à la fois « rendez-vous » ou « soir » et « Samarcande », et qui racontent évidemment cette histoire périmée.
Périmée parce que si la Mort pouvait se divertir de cette blague - certes un peu répétitive - en un temps où la Terre était plate et sa population réduite à quelques dizaines de millions d’individus, ses habitants avaient largement dépassé le milliard au 19ème siècle, quand on la voyait toujours à l’ouvrage en personne, décharnée, usée, dans les grands cimetières de l’Italie du nord.

On apercevait encore sa silhouette cadavérique, au début du 20ème siècle, mais on voyait poindre les débuts de l’industrialisation des procédés, ce qui fit dire à certains qu’en réalité Elle ne se déplaçait plus et qu'on la confondait avec des prestataires de service recrutés pour répondre à la demande toujours croissante.

Et les plus iconoclastes soutiennent maintenant qu’Elle est morte d'épuisement à la fin du siècle dernier, le vingtième. Elle se serait laissée aller, apaisée et confiante, car elle avait remarqué - elle lisait les revues scientifiques - que l’être humain concoctait ingénument, dans ses laboratoires, des virus internationaux, des gaz à effet de serre, des aérosols pesticides, des microbilles de plastique, des matières radioactives, des particules fines, des ondes qui rendent fou, enfin tout un tas de petites choses grouillantes et invisibles qui la remplaceraient parfaitement, et avec une discrétion que ne permettaient pas ses propres apparitions démodées, toujours théâtrales et finalement assez pathétiques.
 

Sur cette tombe prémonitoire du cimetière Staglieno à Gênes (famille Quierolo), le sculpteur Guiseppe Navone a représenté la mort de la Mort en 1902. Les défunts en médaillon indifférents à son agonie semblent plutôt régler un différend domestique.
 

dimanche 4 juillet 2021

Rien ne va plus ?

Des enchères irréelles voire féériques de ces dernières années ont pu faire croire aux sociétés de vente d’objets d’art qu’elles pouvaient fourguer n’importe quoi, si la publicité en était convenablement optimisée.
En effet, 450 millions de dollars contre un Léonard de Vinci moche et douteux en 2017, ou 69 millions en 2021 contre un certificat d’authenticité et de propriété (NFT ou jeton numérique non fongible) sur un fichier JPG du dessinateur numérique Beeple, images virtuelles qu’on trouve gratuitement sur internet, suggéraient que la surenchère dans le domaine n’avait pas de limite.

Deux cas de fraiche date illustrent cette outrance des maisons de vente.

Christie’s proposait le 24 mai à Hong-Kong un grand tableau (1,53m.) de 1924 de Xu Beijong, intitulé L’esclave et le lion, précédemment vendu 5 millions de dollars en 2006. Il était présenté comme une œuvre de « qualité muséale », importante au point de la vendre seule dans une vacation particulière, estimée cette fois-ci 40 à 60 millions de dollars, et accompagnée d’un somptueux catalogue illustré de 70 pages. Le peintre y est présenté comme « un des plus grands du 20ème siècle, pionnier du réalisme chinois, notamment grâce à ce tableau, la plus haute estimation d’une œuvre d’art asiatique sur le marché ».

Xu Beihong, mort en 1953, était un peintre trois fois académique de la première moitié du 20ème siècle. Il ne peignait quasiment que des animaux, et toujours le même cheval à la manière traditionnelle chinoise, en gracieuses trainées d’encre noire. Ayant appris l’huile à Paris, il en a aussi fait quelques scènes édifiantes lourdement symboliques avec des personnages, dans le style académique du 19ème siècle en occident. Enfin il fut responsable de nombreuses institutions en Chine dont l’Académie des beaux-arts de Pékin, au début de la dictature de Mao Zedong.  
L'esclave et le lion, prototype de son style occidental allégorique, sentimental, pâteux, pour tout dire indigeste, méritait à ce titre tous les superlatifs. 
Remarquez, dans la vidéo promotionnelle, le détail du sang qui dégoutte de l’écharde dans la patte du lion implorant l'esclave apeuré.

Peu après, la maison Rouillac proposait, le 6 juin dans une garden-partie au château d’Artigny en Indre-et-Loire, une vue de Dieppe en 1882 par Claude Monet. Le tableau venait d'essuyer quantité d'éloges.
Le fils Rouillac annonçait, lors de la vente « un tableau qui a eu une couverture de presse fantastique, la une de la Gazette de Drouot, une présentation au Musée des beaux-arts de Tours… ». Il aurait pu ajouter l’unanimité de la presse locale, et une exposition à Dieppe, où était filmée la complainte du conservateur en chef de l’impécunieux Château-Musée et des visiteurs autochtones, qui rêvaient d'un retour de cette vue de Dieppe auprès de l’endroit où elle a été peinte (dans cette vidéo couleurs et détails sont bien reproduits).
 
Ajoutons que le tableau, bien que non signé, bénéficie d’un pédigrée solide, sous le numéro 707 au catalogue de Wildenstein.
Le hic est qu’il est médiocre, et que ça n’est certainement pas parce que « Monet l’a tellement aimé qu’il l’a gardé jusqu’à la fin de sa vie », comme le déclare le fils Rouillac, mais sans doute parce qu’il le pensait inachevé, sinon raté, qu’il ne l’a jamais signé et l'a définitivement oublié au fond de son atelier.


Garden-partie, petits fours, chocolats et raffinement. Qui aura remarqué, sur les masques sanitaires portés par l’ensemble du personnel de la maison Rouillac, la reproduction du tableau de Monet ?
 

Vous l’aurez deviné, les deux chefs-d’œuvre sont restés invendus.
 
Sur le site de Christie’s, pas un mot sur le résultat. L’épisode sera absent de l’historique du tableau. Cependant l’élogieux article promotionnel est toujours dans les archives et le glorieux catalogue hagiographique abondamment illustré de détails saisissants est encore disponible. Il resservira un jour.

L’échec de la vente du Monet par la maison Rouillac est plus divertissant, parce que le film de la vacation, qui dure 3h40, est visible sur le réseau Facebook.
C’est une vente locale, brouillonne et folklorique, où tout le monde parle en même temps, notamment le père Rouillac qui ne cesse de perturber les enchères, mais si vous n’avez jamais assisté à une vente publique, vous ne regretterez pas de découvrir ce spectacle en regardant au moins l’apogée pathétique, entre 1h47 et 2h19. Vous y verrez des êtres humains, approximatifs, bonimenteurs, et finalement grandioses dans la déconfiture, comme au moment théâtral où, après de longues minutes de malaise, on apprend que le seul acheteur à enchérir sur le Monet s’était trompé et avait fait une offre à 100 000 euros, qui avait été interprétée comme une enchère à 1,1 million puisque le prix de départ était établi à 1 million.

Finalement, le « tableau que vous attendez tous du peintre préféré des français, des Chinois et des Américains » sera retiré de la vente. Le père Rouillac, dans une longue péroraison, accusera le coronavirus d’avoir empêché les vrais acheteurs, chinois, de venir voir le tableau en France, puis prédira « qu’il y aurait des rebondissements », appelant le public de bonne volonté, la ville de Dieppe, la région, les instances supérieures, à se cotiser pour que le Monet reste en Normandie (et accessoirement lui permette de toucher ses 20% de la vente).  

On sait, depuis la folie des ognons de tulipe au 17ème siècle, que le cerveau humain est si compliqué, au moins vu de ce même cerveau humain, qu’absolument n’importe quoi peut faire l’objet de désir, d’obsession, de collections et de commerce. Le gagne-pain des maisons de vente est de faire monter les prix. Dans l'exercice, l'enthousiasme l'emporte parfois sur la rigueur. On oubliera vite ces deux péripéties printanières.