Plus personne ne nous attend à Samarcande (La vie des cimetières, 100)
Il y a très longtemps, l’air, l’eau, la terre étaient purs et les maladies n’existaient pas, si bien que tout le monde devenait vieux et barbu, parfois avec un chapeau haut-de-forme et une canne à pommeau, comme on peut le voir dans les livres d’histoire ou sur les statues des squares. L’être humain vivait dans l’insouciance.
Et puis, on ne sait plus très bien à quel moment, mais c’est écrit dans les livres révélés, l’être humain s’est mis à mourir. Ou plutôt, comme il ne mourait pas de lui-même, On le fit mourir. L’Administration envoya un ange pour s’en charger. On l’appelait l’Ange exterminateur, ou simplement la Mort. Elle recevait ses instructions « d’en haut ».
Sur cette tombe prémonitoire du cimetière Staglieno à Gênes (famille Quierolo), le sculpteur Guiseppe Navone a représenté la mort de la Mort en 1902. Les défunts en médaillon indifférents à son agonie semblent plutôt régler un différend domestique.
Et puis, on ne sait plus très bien à quel moment, mais c’est écrit dans les livres révélés, l’être humain s’est mis à mourir. Ou plutôt, comme il ne mourait pas de lui-même, On le fit mourir. L’Administration envoya un ange pour s’en charger. On l’appelait l’Ange exterminateur, ou simplement la Mort. Elle recevait ses instructions « d’en haut ».
Pour les commandes en gros, Elle procédait par tornades d’eau, de feu, ou d’insectes, plus rarement de batraciens, et pour le détail, Elle recevait l’ordre d’éliminer des individus identifiés par un nom de famille, parfois un prénom pour éviter les homonymies, et une adresse postale. Elle s’y rendait alors en personne, scrupuleusement, le soir-même.
Quand l’humain en prit conscience, il en fit des récits édifiants pour prévenir les autres et leur permettre de prendre à temps les dispositions adéquates.
Ces fables ne brillaient pas par l’originalité, ni par la finesse. Leur morale sempiternelle disait « Qui que vous soyez, où que vous vous trouviez, la Mort vous trouvera ». C’était un peu brutal, mais on dit que ça rassurait les malheureux. Ils ne souffriraient pas éternellement de leur misérable condition, et seraient un jour égaux à tous les autres.
Toute règle ayant à l’époque au moins une exception, les légendes bibliques et coraniques racontent qu’une ville ne figurait pas sur la carte au 1:25 000ème de la Mort, parce qu’elle se situait juste sur la pliure, effacée par l’usure. Le Talmud dit qu’elle s’appelait Luz, à quelques kilomètres au nord de Jérusalem, et que personne n’y mourait jamais. On verra plus loin que ça n’était qu’une fable de l’Office du tourisme. Du reste, l’archéologie moderne suppose Luz à l’emplacement actuel de Beth-El ou Beitin, sur un territoire revendiqué si frénétiquement par plusieurs peuples que l’Exterminateur a été contraint de s'y faire aider.
Le Talmud de Babylone (Guemara, Sukkah 53a-5,6) conte que le roi Salomon, à Jérusalem, apprit un jour que l’Ange de la mort convoitait deux scribes qui étaient à son service. Le sage monarque les envoie illico chercher des dattes fraiches à Luz, qu’il croit donc hors de la juridiction de l’Exterminateur. Au soir il s’endort alors paisiblement en moins de 5 minutes sur ses 2 oreilles parmi ses 700 épouses et 300 concubines.
Le lendemain matin il croise la Mort hilare qui lui montre son ordre de mission : c’était précisément à Luz qu’Elle devait les éliminer. Ce qu’Elle a fait. Vexé, Salomon en tira une morale obscure à propos des pieds de l’Homme, qu’on enseigne encore dans les écoles religieuses.
Quand l’humain en prit conscience, il en fit des récits édifiants pour prévenir les autres et leur permettre de prendre à temps les dispositions adéquates.
Ces fables ne brillaient pas par l’originalité, ni par la finesse. Leur morale sempiternelle disait « Qui que vous soyez, où que vous vous trouviez, la Mort vous trouvera ». C’était un peu brutal, mais on dit que ça rassurait les malheureux. Ils ne souffriraient pas éternellement de leur misérable condition, et seraient un jour égaux à tous les autres.
Toute règle ayant à l’époque au moins une exception, les légendes bibliques et coraniques racontent qu’une ville ne figurait pas sur la carte au 1:25 000ème de la Mort, parce qu’elle se situait juste sur la pliure, effacée par l’usure. Le Talmud dit qu’elle s’appelait Luz, à quelques kilomètres au nord de Jérusalem, et que personne n’y mourait jamais. On verra plus loin que ça n’était qu’une fable de l’Office du tourisme. Du reste, l’archéologie moderne suppose Luz à l’emplacement actuel de Beth-El ou Beitin, sur un territoire revendiqué si frénétiquement par plusieurs peuples que l’Exterminateur a été contraint de s'y faire aider.
Le Talmud de Babylone (Guemara, Sukkah 53a-5,6) conte que le roi Salomon, à Jérusalem, apprit un jour que l’Ange de la mort convoitait deux scribes qui étaient à son service. Le sage monarque les envoie illico chercher des dattes fraiches à Luz, qu’il croit donc hors de la juridiction de l’Exterminateur. Au soir il s’endort alors paisiblement en moins de 5 minutes sur ses 2 oreilles parmi ses 700 épouses et 300 concubines.
Le lendemain matin il croise la Mort hilare qui lui montre son ordre de mission : c’était précisément à Luz qu’Elle devait les éliminer. Ce qu’Elle a fait. Vexé, Salomon en tira une morale obscure à propos des pieds de l’Homme, qu’on enseigne encore dans les écoles religieuses.
Dans les cimetières monumentaux du 19ème siècle, ici à Milan, et à Gênes au centre (tombe Celle, sculpt. Monteverde 1893), la Mort, déjà bien diminuée, ne s’attaque plus qu’aux faibles sans défense (et si possible dénudées). On l’aura vue plus héroïque.
C’était, il y a plus de 2500 ans, peut-être la première apparition écrite de l’histoire du « rendez-vous inéluctable avec la Mort ».
Elle eut un succès phénoménal. Mais il faut reconnaitre qu’en 25 siècles la cohérence du récit a bien divagué, au mépris de la géographie la plus élémentaire et des moyens de transport disponibles.
Dans la version du Talmud, le trajet censé éloigner les victimes du bourreau avant l’heure du rendez-vous fatal, était d’une douzaine de kilomètres, soit quelques heures de marche.
Certains auteurs ont maintenu ici un réalisme de bon aloi, comme Somerset Maugham en 1933 dans sa pièce de théâtre Sheppey, qui situe la scène à Bagdad, quand le bienfaiteur abusé, un marchand, envoie son serviteur à Samarra pour le protéger de l’Ange, 130 kilomètres au nord de Bagdad, soit 2 à 3 heures de course d’un pur-sang arabe. Il pouvait encore, pour son malheur, être au rendez-vous du soir à Samarra.
Mais que dire de la version attribuée au poète persan du 12ème siècle, Attar de Nishapur ? Cette fois, un calife accorde à son vizir, qui pense que la Mort l’a dévisagé d’un air louche, l’autorisation de filer vers Samarcande, très loin au nord. C’est la destination qu’on retrouve dans toutes les citations, quand le point de départ est parfois « dans une grande ville » (peut-être Nishapur), et d’autres fois, Bagdad, comme dans la pièce de théâtre de Jacques Deval en 1950, « Ce soir à Samarcande ».
Or Nishapur se trouve à 1150 km de la funeste destination, et Bagdad à 2700. Sans emprunter l'avion privé d’un prince saoudien, on ne voit pas comment le rendez-vous du soir à Samarcande pouvait être honoré.
Sans parler d’une version coranique qui situerait le rendez-vous en Inde, 4 ou 5000 km plus loin, et où le condamné est emporté par le vent, que le roi Salomon contrôlait, comme chacun sait.
Et voilà comme une belle histoire instructive et morale, presque crédible, se transforme en une fable que même les enfants dédaignent, s’ils ont des notions de géographie.
On ne compte plus aujourd’hui les romans, pièces, poèmes, citations en tout genre dont le titre contient à la fois « rendez-vous » ou « soir » et « Samarcande », et qui racontent évidemment cette histoire périmée.
Périmée parce que si la Mort pouvait se divertir de cette blague - certes un peu répétitive - en un temps où la Terre était plate et sa population réduite à quelques dizaines de millions d’individus, ses habitants avaient largement dépassé le milliard au 19ème siècle, quand on la voyait toujours à l’ouvrage en personne, décharnée, usée, dans les grands cimetières de l’Italie du nord.
On apercevait encore sa silhouette cadavérique, au début du 20ème siècle, mais on voyait poindre les débuts de l’industrialisation des procédés, ce qui fit dire à certains qu’en réalité Elle ne se déplaçait plus et qu'on la confondait avec des prestataires de service recrutés pour répondre à la demande toujours croissante.
Et les plus iconoclastes soutiennent maintenant qu’Elle est morte d'épuisement à la fin du siècle dernier, le vingtième. Elle se serait laissée aller, apaisée et confiante, car elle avait remarqué - elle lisait les revues scientifiques - que l’être humain concoctait ingénument, dans ses laboratoires, des virus internationaux, des gaz à effet de serre, des aérosols pesticides, des microbilles de plastique, des matières radioactives, des particules fines, des ondes qui rendent fou, enfin tout un tas de petites choses grouillantes et invisibles qui la remplaceraient parfaitement, et avec une discrétion que ne permettaient pas ses propres apparitions démodées, toujours théâtrales et finalement assez pathétiques.
Elle eut un succès phénoménal. Mais il faut reconnaitre qu’en 25 siècles la cohérence du récit a bien divagué, au mépris de la géographie la plus élémentaire et des moyens de transport disponibles.
Dans la version du Talmud, le trajet censé éloigner les victimes du bourreau avant l’heure du rendez-vous fatal, était d’une douzaine de kilomètres, soit quelques heures de marche.
Certains auteurs ont maintenu ici un réalisme de bon aloi, comme Somerset Maugham en 1933 dans sa pièce de théâtre Sheppey, qui situe la scène à Bagdad, quand le bienfaiteur abusé, un marchand, envoie son serviteur à Samarra pour le protéger de l’Ange, 130 kilomètres au nord de Bagdad, soit 2 à 3 heures de course d’un pur-sang arabe. Il pouvait encore, pour son malheur, être au rendez-vous du soir à Samarra.
Mais que dire de la version attribuée au poète persan du 12ème siècle, Attar de Nishapur ? Cette fois, un calife accorde à son vizir, qui pense que la Mort l’a dévisagé d’un air louche, l’autorisation de filer vers Samarcande, très loin au nord. C’est la destination qu’on retrouve dans toutes les citations, quand le point de départ est parfois « dans une grande ville » (peut-être Nishapur), et d’autres fois, Bagdad, comme dans la pièce de théâtre de Jacques Deval en 1950, « Ce soir à Samarcande ».
Or Nishapur se trouve à 1150 km de la funeste destination, et Bagdad à 2700. Sans emprunter l'avion privé d’un prince saoudien, on ne voit pas comment le rendez-vous du soir à Samarcande pouvait être honoré.
Sans parler d’une version coranique qui situerait le rendez-vous en Inde, 4 ou 5000 km plus loin, et où le condamné est emporté par le vent, que le roi Salomon contrôlait, comme chacun sait.
Et voilà comme une belle histoire instructive et morale, presque crédible, se transforme en une fable que même les enfants dédaignent, s’ils ont des notions de géographie.
On ne compte plus aujourd’hui les romans, pièces, poèmes, citations en tout genre dont le titre contient à la fois « rendez-vous » ou « soir » et « Samarcande », et qui racontent évidemment cette histoire périmée.
Périmée parce que si la Mort pouvait se divertir de cette blague - certes un peu répétitive - en un temps où la Terre était plate et sa population réduite à quelques dizaines de millions d’individus, ses habitants avaient largement dépassé le milliard au 19ème siècle, quand on la voyait toujours à l’ouvrage en personne, décharnée, usée, dans les grands cimetières de l’Italie du nord.
On apercevait encore sa silhouette cadavérique, au début du 20ème siècle, mais on voyait poindre les débuts de l’industrialisation des procédés, ce qui fit dire à certains qu’en réalité Elle ne se déplaçait plus et qu'on la confondait avec des prestataires de service recrutés pour répondre à la demande toujours croissante.
Et les plus iconoclastes soutiennent maintenant qu’Elle est morte d'épuisement à la fin du siècle dernier, le vingtième. Elle se serait laissée aller, apaisée et confiante, car elle avait remarqué - elle lisait les revues scientifiques - que l’être humain concoctait ingénument, dans ses laboratoires, des virus internationaux, des gaz à effet de serre, des aérosols pesticides, des microbilles de plastique, des matières radioactives, des particules fines, des ondes qui rendent fou, enfin tout un tas de petites choses grouillantes et invisibles qui la remplaceraient parfaitement, et avec une discrétion que ne permettaient pas ses propres apparitions démodées, toujours théâtrales et finalement assez pathétiques.
Sur cette tombe prémonitoire du cimetière Staglieno à Gênes (famille Quierolo), le sculpteur Guiseppe Navone a représenté la mort de la Mort en 1902. Les défunts en médaillon indifférents à son agonie semblent plutôt régler un différend domestique.
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