samedi 25 juillet 2020

Les Christo vivent encore

Les Christo, célèbre duo d’entrepreneurs américains spécialisé dans le divertissement populaire de grande envergure, connus pour leur impressionnante habileté à obtenir l’appui des élites et dirigeants politiques et pour l’autofinancement de leurs réalisations, est mort définitivement, avec le décès de Christo le 31 mai dernier (si cette phrase donne l’impression de flotter grammaticalement entre le pluriel et les singuliers, l’auteur n’y est pour rien, c’est un problème courant avec les duos).

Le duo était composé de Jeanne-Claude Denat de Guillebon, porte-parole qui s’occupait surtout de la commercialisation des documents préparatoires et du financement et de la logistique des installations, et de Christo Javacheff, qui réalisait les études techniques, les plans, esquisses, dessins et maquettes des projets. Les investisseurs étaient rémunérés en œuvres de Christo.
En 1994, après 20 ans de collaboration, Jeanne-Claude (madame Christo) obtenait que son nom soit systématiquement cité à égalité au générique de leurs projets, ce qui était bien naturel. Elle mourut en 2009.

Le duo était renommé pour la création d’évènements populaires, d’une durée de 16 jours (pour faire 3 weekends), autour de l’emballage sous toile plastifiée de monuments en vue, comme la statue de Victor Emmanuel 2 à Milan en 1970, le Pont-neuf de Paris en 1985, l’imposant Reichstag de Berlin en 1995, mais aussi pour quelques autres réalisations aquatiques à succès comme les merveilleux quais flottants sur le lac d’Iseo en Lombardie, en 2016. Ces évènements étaient toujours gratuits pour le public.  


Avec le succès vinrent la mode et les imitateurs. À la saison froide, les statues des sites historiques du Domaine public français se mettent à copier Christo, comme ici au château de Fontainebleau.

Christo était obsédé par le phénomène du drapé, d’où sa compulsion pour les emballages gigantesques. C’est un engouement très partagé. Le drapé cache les objets, mais les évoque, en montrant leurs formes élémentaires, comme la neige adoucit et simplifie les volumes d’un paysage. Il permet tous les fantasmes sur la réalité qu’il masque.
Certains, iconoclastes, pensent même que l’emballage par Christo embellissait les monuments laids et massifs qu’il dissimulait.

Fatalement, avec le succès, les Christo eurent des ambitions artistiques, égocentriques, voire pharaoniques, jusqu'à multiplier les esquisses, maquettes, modèle réduit, d’un tombeau dans le style égyptien, plus haut que la pyramide de Khéops, constitué de centaines de milliers de barils de pétrole, et qu’ils souhaitaient ériger en plein désert d’une des petites dictatures familiales de la péninsule arabique, l’émirat d’Abu Dhabi.
Contrairement à leurs autres réalisations toujours éphémères, ils l’imaginaient éternel.

Cela ne se fit pas, mais le duo conclura cependant bientôt son existence par un geste posthume triomphal, si tout va bien.
Car le survivant devait être à l’honneur au printemps dernier avec l’emballage de l’Arc de triomphe de Paris, sur la place de l’Étoile, combiné à une exposition au Centre national d’art et de culture de Beaubourg. Mais les méfaits du virus à couronne puis la mort de Christo ont bouleversé ce programme.

Finalement, l’occultation monumentale est renvoyée au 18 septembre 2021, et l’exposition est ouverte depuis le 1er juillet 2020, dans un Beaubourg en travaux. Étienne Dumont l’a visitée, et le relate sur son blog avec son habituelle liberté de ton. Il n’a pas été emballé.
 

lundi 20 juillet 2020

Arithmétique récréative au Louvre

Le mensonge, ou plutôt le « n’importe quoi pourvu que ce soit gros » a de tout temps été le moyen de communication favori des humains (remplacez gros, au choix, par grossier, simpliste, caricatural, primaire).
Les neurologues les mieux informés affirment que le cerveau humain préfère entendre ce qu’il sait déjà ou ce qu’il a le moins de mal à comprendre, comme cela il peut économiser son énergie et continuer à flotter doucement dans le formol de ses inclinations routinières.

Admettons, mais alors, quand le « n’importe quoi » est très gros à avaler, disons comme un autobus, toutes ses alertes devraient se mettre à sonner et le réveiller en sursaut « Attention, surcharge, on coule ! »
Il semblerait que non. Quelques moins crédules jetteront peut-être l’intrus par-dessus bord, mais pour la plupart, contre les lois les plus élémentaires de la physique, le poids de l’autobus renforcera la flottaison cérébrale.
Il en est même qui excusent cette conduite du cerveau en prétendant que l’humain n’aurait pas vécu bien longtemps s’il avait fallu qu’il doute de tout ce que ses sens lui rapportaient. C’est un peu facile.

Lorsque l’Agence d’État en voie de Privatisation (AFP) annonçait, dès le 25 février 2020, sous la dictée du président du musée Louvre, que l’exposition Léonard de Vinci avait reçu 1 071 840 visiteurs en 4 mois exactement, personne ne fut surpris. Le matraquage médiatique avait été si intense pendant les mois précédant l’exposition que pour tout le monde Léonard était un génie omniscient et universel, qui avait choisi de mourir en France, et de prendre le Louvre comme impresario, en lui confiant le plus grand nombre sur terre de ses chefs-d’œuvre immortels, dont la légendaire Joconde, connue même hors du système solaire.

Alors, une moyenne de 9783 visiteurs par jour, personne ne tiqua. Pourtant la chose était impossible.

Seul M. Rykner, la petite bête du site La tribune de l’art, qui ne cesse d’aller gratter les contrevérités des grandes institutions de l’art, s’en inquiétait 4 mois plus tard dans un long article plein de laborieux calculs de jauge et concluait tièdement qu’il restait un mystère.

Pourtant les calculs sont simples. Pour mémoire « Les normes de sécurité (notamment incendie) dans les lieux recevant du public, musées ou expositions, interdisent de dépasser une personne pour 5 mètres carrés accessibles au public, sauf autorisation d’une commission de sécurité ».
Dans le cas du hall Napoléon du Louvre, l’aire d’exposition de 1350 mètres carrés devait donc refuser plus de 270 visiteurs simultanés.

En prenant une moyenne, large, de 12 heures d’ouverture par jour (comptant les jours avec nocturne et les prolongations), et un temps de visite moyen par client d’une heure et demi (ce qui est déjà sportif, ça revient à consacrer 30 secondes seulement à chacune des 175 œuvres exposées), le nombre de visiteurs quotidiens n’aurait pas dû dépasser 2160 [(12 / 1,5) x 270].
Or le Louvre en déclare une moyenne de 9783, soit 4,5 fois la limite, c’est à dire 1200 personnes simultanément devant 175 œuvres. À peine plus d’un mètre carré par visiteur. Est-ce vraiment sérieux ?

À moins qu’une majorité de clients soient entrés, puis sortis immédiatement après avoir constaté que la Joconde, seul motif de leur visite, n’y était pas. Dans ce cas l’exposition serait plutôt un échec, puisque la Dame voit habituellement passer plus de 20 000 touristes par jour. C’était d'ailleurs exactement la raison invoquée par le président du Louvre pour justifier son absence « les espaces d’exposition ne permettent d’accueillir que 3 à 5000 personnes par jour ». Et ces espaces en auraient toutefois ingurgité près de 10 000 par jour sans interruption pendant 4 mois ?


À la revue de son royaume, quand il longe la cour intérieure où sont remisées les sculptures antiques, le président du Louvre ressent toujours un frisson de terreur devant cette statue chthonienne qui lui indique, menaçante derrière sa grille régulière comme les repères d’un graphique, la courbe que devront suivre sans faute les résultats de sa gestion du musée.

Ainsi les chiffres annoncés par le Louvre, et sans doute ceux d’autres grandes expositions, privées ou publiques, sont des bobards. Le billet unique ou jumelé permet de noyer les visites dans un grand nombre global qui évite les statistiques détaillées. Le seul objectif étant la surenchère, il suffit de déclarer plus que le voisin, et tout le monde le croit. Personne ne vérifiera, et les données réelles (billetterie, avis de la Commission de sécurité…) ne seront éventuellement publiques que s’il arrive une catastrophe, suivie d’un déballage médiatique où chacun essaiera de se défausser sur l’autre.

Et comment peut-on affirmer que ce sont des fables plutôt que des erreurs ?
C’est simple. Un mensonge est une donnée imaginaire, sans référence objective, et on doit donc le conserver précisément en mémoire, qui est faillible. Ainsi le 25 juin, 4 mois après la clôture de l’exposition et l’annonce du record de 1 071 840, le président du Louvre annonçait fièrement au New York Times, en anglais (*), que l’exposition Léonard avait accueilli 1 200 000 visiteurs. La fréquentation enregistrait alors une belle progression de 12%.

On ne saurait illustrer plus clairement qu’on peut raconter n’importe quoi.

***
(*) NYT : How much did your blockbuster Leonardo da Vinci exhibition, which closed right before the lockdown, bring in?
    JLM : We had 1.2 million visitors, which works out to about €2.5 million in revenue. That’s quite exceptional. Generally, exhibitions are loss-making, which is not a word I like to use. They cost us money.
 

mardi 14 juillet 2020

Histoire sans paroles (37)

Sans paroles ? C'est vite dit ! Car il en a été proféré des myriades en un siècle, et des milliers d’articles à sensation, des faux reportages, des romans de gare, et il en coulera encore, du haut des 500 mètres du piton rocheux de Rennes-le-Château

Au début de l’histoire c’était un petit village occitan et somnolent de 200 habitants, au pied d’une église délabrée, à 50km au sud de Carcassonne. Arrive en 1885, envoyé par l’évêché, un abbé relégué, un peu escroc. Il pille quelques tombes derrière son église, organise un trafic de messes et de sacrements et, soutenu par des amitiés royalistes, restaure l’église (elle sera inscrite aux Monuments historiques en 1994), l’ornant d’un décor tape-à-l’œil sulpicien, puis se fait construire un belle demeure Renaissance entourée d’un parc arboré, d’un belvédère, d’une serre pour quelques animaux exotiques et d’une petite tour très gothique. 
Réprimandé puis déchu par l’Église en 1911, il prétendra pour sa défense avoir trouvé un trésor. 

L’histoire aurait pu se conclure à la mort du curé, très endetté, en 1917, et de sa servante et légataire, en 1953 (il l’avait intéressée très jeune à ses affaires), mais le nouveau propriétaire du domaine, qui avait tant attendu la fin du viager, transforma promptement le tout en « hôtel-restaurant de la Tour » et fit publier dans la Dépêche du Midi en janvier 1956 une série de chroniques promotionnelles racoleuses sur un trésor caché par le curé de Rennes-le-Château. 
C’était le début de la légende et des mystifications, charlataneries, chasses au trésor et autres impostures. 

Depuis, une nuée d’auteurs et d’éditeurs cupides alimentent sans arrêt les crédules d’une quincaillerie mythologique qui va de Blanche de Castille à Léonard de Vinci (tiens, encore lui !), passant par les Templiers, l'apocalypse du calendrier Maya, les extraterrestres et le Christ (qui serait venu à Rennes), sans oublier les pratiques ancestrales de méditation relaxante.
Mythologie bénigne, triste pacotille ennuyeuse et sans imagination, elle fait vivre aujourd’hui un village qui n’a plus que 80 habitants, mais 4 restaurants et 3 librairies ésotériques, quelques artisans d'art parasites, un modeste festival du film insolite (catégorie mysticisme et paranormal), un parking payant de 100 places en bas de la colline, et la crédulité de 30 000 béats annuels, parait-il.

Et le pauvre Satan, claustré sous le bénitier aux initiales du curé dévoyé, en est au moins à sa troisième tête. Elle avait disparu, avec les bras, en 1995. Recréés, ils viennent d’être à nouveau détruits à coups de hache par une jeune illuminée en 2017. La justice lui réclame 17 718 euros pour rembourser la restauration (notre illustration date de septembre 2019), ce qui parait très excessif pour une attraction de carton-pâte de style Disneyland, même inscrite aux Monuments historiques.

mercredi 8 juillet 2020

Il n’y a pas d’H à Ermitage (3 de 3)



Posologie : cette chronique contient presque autant de liens externes que de mots. Elle est par conséquent à manipuler avec précaution, voire à ingurgiter en plusieurs séances séparées par des périodes de repos d'une durée appropriée. Vous êtes avertis.

Les épisodes précédents ont montré que la visite virtuelle du musée de l’Ermitage à Saint-pétersbourg était une promenade plaisante, mais que la fonctionnalité était trop fantasque, voire aléatoire, pour une découverte instructive des collections.
Pour cela le site propose un catalogue, complet (antiquités, peinture, sculpture, gravure, dessin, mobilier, horlogerie, armurerie, numismatique, orfèvrerie, fiacres…) et efficace.
La recherche se fait en anglais (или по русски), elle privilégie la saisie multimot, les mots recherchés sont complétés en cours de saisie, les caractères jokers simple (?) ou multiple (*) sont autorisés (exemple : RU?SDAEL).  
Les images sont généralement de dimension et de qualité correctes (2000 pixels) et libres.

Le musée est si riche qu’il donne l’impression d’héberger peu de chefs-d’œuvre. C’est sans doute vrai relativement, mais il recèle une profusion de curiosités dont voici une liste évocatrice, incomplète et désordonnée, mais avec tous les liens (qui ne vivront peut-être plus si vous lisez cette chronique dans quelques années).

Plus de 50 Hubert Robert, beaucoup non exposés, 26 paysages du nord de Rockwell Kent, non exposés, des Rembrandt comme s’il en pleuvait, des David Teniers en pagaille, une vingtaine de paysages de Claude-Joseph Vernet, une dizaine de Bellotto, des Van Dyck à ne plus savoir où les mettre.

Huit Boilly dont la splendide scène de billard, deux nocturnes de Wright of Derby, des Degas exceptionnels, trois Willem Duyster aux mises en scène toujours aussi curieuses, plusieurs intérieurs d’église de Granet, comme d’habitude, dont un avec un chat inattendu, de splendides Alessandro Magnasco.

Une série de bluettes anecdotiques où François Flameng, vers 1900, imaginait Napoléon lutinant dans le parc de Malmaison ou pouponnant sur la terrasse de Saint-Cloud, des contes lestes de La Fontaine illustrés par Subleyras (non exposés), un tableau heureusement rarissime de l’actrice Sarah Bernhardt, et le célèbre et édifiant tableau de Jean-Paul Laurens qui figure l’empereur Maximilien du Mexique, juste avant d’être exécuté, promettant au prêtre effondré qu’il lui enverra des nouvelles du ciel.

Sans oublier ce charmant tableautin d'Hans von Marées avec sa gracieuse fontaine dont l’eau coule d’endroits imprévus, un Jacob Vrel agrémenté d'un gros numéro peint en rouge, quelques anonymes remarquables, comme ce saint Jean-Baptiste raccourci dans une architecture infernale, ou cette allégorie sanglante de la Révolution Française fourmillant de détails réjouissants, sans compter un nombre certain de tableaux en très mauvaise condition.

Enfin quelques magnifiques tableaux de peintres rares, Oswald Achenbach, Jan Asselijn, Gerard Ter Borch, Karl Buchholz, Jakob Hackert, Louis Tocqué, et la découverte d’un peintre remarquable, August Matthias Hagen, russe de la Baltique, certainement marqué par Friedrich, et dont l’Ermitage possède trois beaux paysages qu’il n’expose pas.



Et pour finir le plus beau tableau du musée, de 1699, cette merveilleuse femme au voile, sans doute le plus beau de Jean-Baptiste Santerre, portraitiste inégal universellement méconnu.

Avec vos propres critères de recherche, vous trouverez évidemment des dizaines d’autres merveilles dans ce catalogue.
Mais vous y ressentirez peut-être aussi un vague ennui, un sentiment de déjà vu, comme d’un voyage qui finalement ne vous aura pas divertis. C’est que l’Ermitage est un musée européen, fait à l’image des grands musées de l’Europe, pour leur ressembler et les dépasser, avec les mêmes artistes, et fait pour attirer sans les dépayser les 3 à 4 millions annuels de touristes européens d’aujourd’hui.

Il suffirait de sortir de l’Ermitage par la perspective Nevsky, de suivre les quais de la Moyka sur quelques centaines de mètres, de contourner la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-sang-versé, énorme pâtisserie bourrée de crème et de fruits confits, puis de traverser le jardin où Pouchkine tend un bras de bronze couvert de pigeons et indique un grand bâtiment triste et ocre clair à l’architecture néo-classique. C’est le Musée Russe.
Là, vous seriez dans un autre monde. Celui de l’art russe. Mais le flux pâteux des touristes n’y passe pas, et le musée n’a pas les ressources pour construire un grandiose site virtuel à l’image de son voisin prestigieux.

Mise à jour le 15.07.2020 : Pour information, le musée de la vraie vie vient de rouvrir doucettement après 4 mois de lutte sans merci contre le virus planétaire. Le masque et les gants de caoutchouc sont obligatoires.

Détail des illustrations de la page : en haut August Hagen (bord de mer), au centre Jean-Baptiste Santerre (femme au voile), ci-dessous, Jan Asselijn (rupture d’une digue), Gerard ter Borch (portrait de Catarina van Leuninck), et un montage de 3 détails, de Flameng (Napoléon), Magnasco (bandits dans des ruines) et Oswald Achenbach (Fête nocturne à Naples).