dimanche 28 novembre 2010

9084

Le dessin est maladroit, les yeux et la bouche désaxés comme par un peintre cubiste, les mains épaisses. Tous la nomment Sappho parce qu'elle tient des tablettes de cire et un stylet.
Le musée national d'archéologie de Naples l'appelle 9084.

On l'aurait découverte vers 1760, quand les fouilles étaient alors de la flibuste plutôt qu'une science. Détachée d'un mur, vers la région 6, ilot 17 (insula occidentalis, ancienne Masseria Cuomo, peut-être ici ou ), le long de la via Consolare, qui conduit à la via des sépulcres, et à la villa des mystères, mais on ne savait pas encore qu'on pillait alors l'antique Pompéï.

Elle évoque un de ces visages surpris sur les murs d'une villa ensevelie, lors de la percée du métro de Rome, cette scène inoubliable du film « Fellini Roma », quand l'air extérieur vient ronger en quelques minutes les fresques millénaires, et les efface.

lundi 22 novembre 2010

Une obsession exorbitante


Il est juste que la pornographie enfantine soit montrée du doigt, pourchassée, et qu'il soit devenu complexe pour l'amateur de se procurer ces images immorales.
Aussi faut-il saluer le courage des responsables du musée du Louvre, son Président en tête, qui dévoilent aujourd'hui au public leurs penchants coupables pour un petit tableau sur bois de Lucas Cranach, représentant trois jeune filles à la nudité offerte, aux seins naissants et au pubis à peine ombré. Observons l'enthousiasme gourmand qu'ils mettent à louer l'image, à en évoquer la grâce et la sensualité.

Le vendeur en demande quatre millions d'euros (4500 euros par centimètre carré). Et comme il serait incorrect, pour satisfaire cette onéreuse toquade, de trop puiser dans les immenses richesses du Louvre qui sont le fruit de l'impôt (et d'une gestion énergique), son Président et le Directeur des peintures sollicitent la générosité des donateurs privés, par le truchement d'un site luxueux et raffiné destiné à les séduire et récolter ainsi les subsides providentiels.
Et ils sont prêts à tout pour retenir en France ce chef d'œuvre de la peinture allemande, jusqu'à prétendre que le musée est actuellement pauvre en Cranach, alors qu'il en possède sept dont au moins deux merveilles (le portrait présumé de Magdalena Luther et la Vénus debout dans un paysage, tellement proche de la jeune fille au centre du trio convoité qu'elle en arbore la même attitude, le même vêtement et le même chapeau de velours rouge). En outre ils insinuent qu'on pourrait ne plus jamais le revoir, s'il n'entrait pas maintenant dans les collections du Louvre. C'est dire la mesure de l'obsession qui les ronge.

En attendant, le Louvre ne nous avait jamais gratifié d'une aussi belle reproduction, trois fois plus grande que les dimensions du tableau original.

Actualité du 17.12.2010 : Un mois aura suffi pour que cinq mille donateurs abandonnent un million d'euros. Le tableau finira donc fatalement dans une vitrine du musée du Louvre.

lundi 15 novembre 2010

Un Van Gogh sur trois est un Van Gogh

Un Van Gogh sur trois est un Van Gogh. Et encore. Peut-être moins.

Le 21 aout 2010, aux environs de 19h02, la presse sur internet s'effarouchait du vol d'une toile de Van Gogh, découpée au cutter dans le musée Khalil, au Caire, dont elle déplorait unanimement les conditions de sécurité scandaleuses.

Ça démarrait en coup de vent, sur le site leparisien.fr « Vol audacieux en plein jour d'une valeur inestimable... La police a visionné les enregistrements des caméras de surveillance... Un responsable du ministère assure que le tableau a été récupéré dans les bagages de deux italiens à l'aéroport » (1). Affaire rondement menée, grâce à l'habileté et la sagacité des officiers de sécurité déclarait-on sur certains sites anglais.

Quelques heures plus tard arrivaient les premiers démentis, et dans la journée du 22 tous les sites d'informations avaient corrigé leur copie et s'étaient alignés sur la rédaction de l'Agence France Presse (2) : le ministre de la culture, mal renseigné par un haut fonctionnaire désormais en disponibilité, s'était excusé en public. Les deux italiens étaient irréprochables et relâchés, le tableau toujours invisible. Et comme les systèmes de sécurité et d'alarme ne fonctionnaient pas, de nombreuses sanctions allaient tomber. Les responsables du musée avaient pourtant protesté « on attendait des pièces de rechange » (3). Inflexible, le ministre a suspendu à peu près tout le monde, avec interdiction de quitter le territoire égyptien.

Sur les rares sites moins plagiaires, informés par la presse égyptienne, on apprenait du musée, surnommé « Le Petit Orsay », que son système de sécurité était défectueux depuis quatre ans, et qu'on y trouvait Renoir, Monet, Rodin, Gauguin, Degas, Picasso et quelques gardiens alanguis dans l'entrée (Nathalie Niel sur suite101.fr, le 23), que tous devaient prochainement quitter le musée, en prévision de travaux de modernisation, que le vol avait été commis à l'heure de la prière quand les gardiens s'étaient absentés (rfi.fr, le 24), et que plus tard, dans la bousculade des journalistes accourus, une statuette de Cupidon s'était éparpillée sur le carrelage du musée (fluctuat.net, le 25).

Résumons, en écoutant sur le site europe1.fr la communication sonore et émue du fringant Pierre Cornette de Saint Cyr, célèbre commissaire-priseur de la scène parisienne « Découper au cutter un tableau de Van Gogh est un insupportable crime contre l'esprit... La seule issue pour le voleur sera d'exiger une rançon, mais qu'il se méfie, les autorités égyptiennes seront violentes ». Elles le seront, en effet, mais pas pour le voleur.

Le lecteur qui tient à connaitre la fin de cette histoire palpitante sera cependant désappointé. Car aujourd'hui le tableau court encore, mais pas les onze personnes condamnées à trois ans de prison (chacune) pour négligence : le responsable des beaux-arts du Ministère de la Culture, un collègue infortuné, la directrice du musée, son adjoint et sept gardiens. Ils ont naturellement une voie de recours, et pourront être libérés s'ils paient une caution de 10000 Livres, soit un an d'un salaire moyen (4). Nous voilà rassurés, les responsables désignés sont punis et le gouvernement lance précipitamment une vaste campagne de rénovation des sécurités des musées égyptiens. Les mauvais esprits rejetteront la faute sur le médiatique ministre de la culture, qui ne s'intéresse qu'à son image et aux antiquités égyptiennes, mais il faut admettre que pour des peintres impressionnistes et un Picasso, voir passer à peine une dizaine de visiteurs les jours d'affluence n'est pas vraiment stimulant.

Fataliste, Mohamed Salah sur courrierinternational.com constate qu'il ne peut en être autrement, dans une ville ou l'eau et l'électricité sont en permanence défaillantes.


Voilà les nouvelles. Et la belle harmonie de l'information. Notons cependant, par scrupule, une petite dissonance. Car si tout le monde s'entend sur le nom du peintre, c'est la cacophonie sur le sujet du tableau.

Quelques sites irrésolus parlent de « Vase aux fleurs ». Lemonde.fr du 23 le nomme « Coquelicots et marguerites » et affiche un tableau qui représente des branches de genêts et deux coquelicots (image C). Pour Nathalie Niel sur suite101.fr, c'est « Genêts et coquelicots », sans illustration. Le Site gouvernemental égyptien d'information l'appelle « Fleurs de pavot », et la majorité des sites le baptise en chœur « Coquelicots » (qui est un cousin du pavot).

Ils ont donc imploré une illustration auprès de la déesse Google, avec des coquelicots, si possible de Van Gogh. La première réponse fut celle du site commercial AllPosters.com (5), et dès le 22, leparisien.fr, 20minutes.fr, et probablement lexpress.fr et lefigaro.fr (6) illustraient leurs billets avec cette trouvaille (image B). Pas de chance, c'était la mauvaise reproduction d'un très mauvais tableau, attribué du bout des lèvres à Van Gogh par son propriétaire, le Wadsworth museum d'Hartford (USA, Connecticut), et exclu par les Vangoghophiles.

Le pompon revient à ouest-france.fr qui par honnêteté ou incompétence n'a toujours pas changé l'illustration postée le 22 (image A). Elle représente des coquelicots et des marguerites (comme dans le titre attribué par Le Monde) dans un vase au décor floral posé sur une nappe fleurie le tout sur fond de fleurs en tapisserie. Jolie prouesse, mais qui manque peut-être un peu de fleurs. Qui n'a pas dans sa famille une cousine éloignée qui distrait sa solitude en peignant ce genre de choses, à l'aquarelle ?

Finalement quel est le Vrai Gogh ? Les amateurs de peinture s'en doutent un peu, mais en sont-ils certains ? On raconte que ce tableau, déjà volé en 1977, retrouvé l'année suivante au Koweit dans des conditions douteuses et exposé depuis au musée Khalil n'était qu'une copie. Sur trois Van Gogh, il n'y en aurait aucun ?

***

1. Cette rédaction a disparu du site, l'article a été totalement réécrit.
2. On retrouve la même source sur les sites de Libération, Le Monde, Europe 1, TF1, Ouest-France, Figaro, l'Express. Les plus honorables font mention de la date du rectificatif.
3. Si vous trouvez cette histoire drolatique vous aimerez lire le récit similaire qui relatait les vols au musée d'Art Moderne de Paris, il y a quelques mois.
4. Ça ne couvrira pas la perte du tableau, estimé à 50 millions de dollars. Pour cela il aurait fallu incarcérer 35000 personnes aptes à payer la caution.
5. Le filigrane de la marque AllPosters qu'on obtient en agrandissant l'image était visible sur les illustrations des sites d'information. Elles ont été remplacées depuis mais on en trouve encore trace dans les archives de leparisien.fr.
6. On peut aisément déduire que lefigaro.fr a substitué l'image, en lisant les commentaires d'internautes, que le site a oublié d'édulcorer « On est vraiment sûr qu'il est de Van Gogh ? ça a un petit côté couvercle de boîte de chocolats, j'ignorais que Vincent avait peint des mièvreries pareilles... », ou encore « Vous ajoutez à la confusion en publiant la photo d'un tableau qui n'a rien à voir avec celui volé au Caire. Le vôtre est une croute piochée au hasard sur le Net. Ce n'est pas très professionnel tout ça ». Quant à lexpress.fr, le site affiche maintenant une page étrange avec trois photos d'officiels répondant à la presse, dont deux fois la même photo du procureur.


(*) Mise à jour du 24.03.2019 : après mures réflexions et expertises, le tableau vaguement attribué (image B) vient de l'être définitivement à Van Gogh (jusqu'à une prochaine mise en doute).