dimanche 27 décembre 2015

Les revenants de 1945

Les lois de la nature sont éminemment mathématiques, notamment en Europe ; à la fin de la 70ème année qui suit un décès, les réalisations intellectuelles et artistiques du mort entrent dans le domaine public et sont alors à la libre disposition de toute l’humanité.
C’est ainsi que nous verrons dans quelques jours paraitre la procession des trépassés de l’année 1945.

Et ce millésime sera spécialement lugubre. On y apercevra, parmi des millions de leurs victimes, les faces sinistres des tordus les plus minables de l’espèce humaine, Hitler, Himmler, Goebbels, Mussolini, Laval, mais aussi quelques musiciens considérables, de grands écrivains et des graphistes de valeur.

Quiconque pourra alors publier les livres d’Emmanuel Bove, Franz Werfel, Paul Valéry, Robert Desnos, reproduire les tableaux de Zuloaga et les illustrations de N.C. Wyeth, les bandes dessinées de Georges Colomb (alias Christophe), Fenouillard, Camember, Cosinus, jouer les quatuors de Béla Bartok, les pièces d’Anton Webern et certaines œuvres de Maurice Ravel.

« Certaines œuvres », car la loi souffre des exceptions. Les bénéficiaires des droits d’auteur se sont toujours ingéniés à prolonger la durée de leur rente, et les représentants du peuple qui ne sont pas insensibles aux arguments pécuniaires ont su pour cela truffer la loi de particularités.
Et comme le précise le site SavoirCom1 qui maitrise toutes ces subtilités (voir son calendrier de l’Avent du domaine public), alors qu’en 1945 Ravel était déjà mort depuis 8 ans, son sempiternel Boléro n’entrera dans le domaine public que le 30 avril 2016 (sauf coup de théâtre - car pour les ayants droit c’est une perte d’un à deux millions d’euros par an) mais son Menuet antique, pourtant antérieur d’une trentaine d’années, devra attendre le 29 septembre 2022 !

Et SavoirCom1 a beau en détailler les règles, il faudrait de longs calculs et une formation en musicologie pour réussir à déterminer la date de délivrance de la « Pavane pour une infante défunte », du concerto pour piano en sol ou de « l’Enfant et les sortilèges. »
Les charognards ont encore un peu à ronger sur le cadavre.


Au musée des confluences à Lyon, la vitrine consacrée aux grands musiciens morts expose le crâne de Maurice Ravel qu’on reconnait à la complexité des zones juridiques qui y sont figurées. Elles désignent le régime des droits d’auteur applicable à chaque pièce de musique sortie de son génial encéphale. On mesure la différence avec la simplicité du crâne de Mozart enfant avec qui il voisine.

dimanche 20 décembre 2015

Les animaux à carreaux de Gilles Aillaud

Gilles Aillaud, Otarie et jet d'eau, 1971, détail (collection M. & M.B.)


Un peu philosophe, un peu décorateur de théâtre, un peu écrivain, Gilles Aillaud était né à Paris en 1928.

En octobre 1965, avec deux amis agitateurs politiques (1) et l'aide de trois autres peintres (2), il assassinait Marcel Duchamp, l'artiste le plus important du 20ème siècle, le fondateur de l'art conceptuel, en l’étranglant et le précipitant nu et émasculé du haut d'un escalier.
La suite des huit toiles qui narrent l’évènement est aujourd'hui au musée de la reine Sofia, à Madrid. Duchamp mourra trois ans plus tard, cette fois réellement.

À l'époque Aillaud fréquentait déjà la ménagerie du Jardin des plantes et le zoo de Vincennes. Il avait été marqué, enfant, par le décor des jardins zoologiques et ne s’en était jamais remis. Fasciné par les grillages, les carrelages, les mosaïques, les plans d’eau, les barreaux dont les ombres formaient des motifs géométriques obsédants, il s’était mis à les peindre à l’huile sur des toiles de grand format.
De temps en temps apparaissaient une forme vague et molle, des taches indistinctes, des zébrures, des ocelles, c’était un animal.
Il représenta ainsi pendant plus de vingt ans des coins de ce monde en miniature, avec une neutralité distante.

Plus tard, dans les années 1980, apprenant que des animaux se trouvaient encore en liberté dans la nature, il s'envola pour le désert africain où il peignit alors les sables, les maigres herbes, les cailloux, les ondulations du sol et du ciel, et parfois un animal.
« Je peins des choses, je suis absolument incapable de peindre une idée. Je peins des choses parce que la force des choses me parait plus forte que toute idée. Pour nier une chose il faut la détruire, tandis qu’une idée, c’est du vent… » disait-il.

Il avait une passion pour Vermeer et pour Spinoza.
Puis il mourut à Paris en 2005.

Le Fonds régional d’art contemporain d'Auvergne à Clermont-Ferrand, après Rennes et Saint-Rémy-de-Provence, lui consacre une modeste et fascinante rétrospective jusqu’au 17 janvier 2016.
Vous regretterez un jour de ne pas y être allé.

***
1. Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati (avec Aillaud) ont peint et figuré sur 5 toiles.
2. Fromanger, Biras et Rieti ont exécuté les copies des 3 œuvres de Duchamp.

 


FRAC de Clermont-Ferrand, exposition Gilles Aillaud, décembre 2015.
 

dimanche 13 décembre 2015

Illustration cherche auteur


Le pillage des illustrations de sites ou de blogs est devenu la règle sur internet, et les journaux et télévisions sont les premiers à se servir. C’est très bien. Plus une image est diffusée et vue plus elle fera connaitre son auteur.
Et il faut être particulièrement imbécile pour interdire, comme certains musées ou artistes, la reproduction (non commerciale, au moins) d’images de leurs œuvres. D’ailleurs l’interdiction ne sert à rien sur un internet planétaire aujourd’hui incontrôlable.

Mais il est désolant de constater que cette razzia se fait presque systématiquement en omettant de citer le nom de l’auteur de l’image.

Ainsi le dessin anonyme ci-dessus, astucieux, a été abondamment exploité sur internet pour illustrer les vertus de l’esprit critique et les manipulations des médias.
Les moteurs de recherche d’images en trouvent au moins 500 apparitions, Brésil, Turquie, Russie, Japon, dans les blogs, les réseaux sociaux. Mais aucune ne renseigne sur le nom de l’auteur. Il illustre même La couverture d’un livre, « Rethinking Srebrenica », dont l’éditeur new-yorkais avoue en page 3 avoir échoué à retrouver l’auteur du dessin.

La chasse est ouverte (et l’usurpation toujours possible).
 

lundi 7 décembre 2015

Améliorons les chefs-d'œuvre (9)

Qui n’a pas entendu parler de la comédie des deux maires ennemis du Mont-Saint-Michel, propriétaires de 80% des commerces de l’ile et du village, et qui se disputent depuis 30 ans l’administration municipale ?
Il faut dire que la beauté du site attire tous les ans deux millions de visiteurs (certains disent trois) qui consomment abondamment.

Et la cupidité des deux congénères s’est récemment exprimée à la faveur des grands travaux de désensablement et de retour à l’insularité du Mont.
Car il y a peu de temps encore les touristes étaient dans l’obligation de stationner leur voiture à plus de trois kilomètres de l’ile, puis de traverser à pieds les 1000 mètres de commerces du village (qui est devenu en quelques années le Disneyland de la galette bretonne) pour atteindre enfin la gare des autobus qui font la navette (incluse dans le prix du ticket de parking) jusqu’au pied du Mont, deux kilomètres plus loin.
Or le maire en exercice à l’époque du choix de l’emplacement du stationnement des navettes avait alors intrigué pour qu’il se situe précisément devant ses propres commerces. C’est ce qu’a conclu la justice, actionnée par le maire alternatif malchanceux, en punissant le coupable, pour prise illégale d’intérêt, d’une peine pécuniaire assez douce.

Finalement il a été décidé, certainement face au scandale et à la réticence de la clientèle, de faire partir les navettes depuis le parking des voitures. Le transporteur en tire un bénéfice certain puisque le prix du ticket a nettement grimpé, mais les habitants du village (qui sont tous commerçants) le regrettent, car les touristes, à l’aller comme au retour, ne sont plus obligés de côtoyer leurs boutiques.
Ne les plaignons pas, car le Mont-Saint-Michel, comme l’invention humaine, abonde en ressources insoupçonnées. Le village vient par exemple d’en trouver auprès d’une grosse banque également experte en scandales financiers et qui soutient le maillot jaune du prochain Tour de France.
L’image ci-dessus se passe de commentaires.

La loi n’autorise l’affichage publicitaire sur les monuments historiques qu’en cas de travaux de restauration et sous certaines conditions techniques et financières (articles R621-29.8, -89 et -90 du code du patrimoine), ce qui n’est certainement pas le cas ici.
L’affiche ne serait dit-on restée qu’une heure sur les vieilles pierres grises de l’abbaye, le 19 octobre 2015, le temps de faire la photo pour la conférence de presse des organisateurs du prochain Tour qui justement partira du Mont-Saint-Michel le 2 juillet 2016.
On la reverra alors sans doute plus longuement.

En conclusion, si vous êtes fatigués des paysages de carte postale et des clichés de l’architecture gothique, et recherchez les situations inattendues et les incongruités patrimoniales, prévoyez un séjour dans la région lors du départ du prochain Tour de France cycliste, mais vous risquez alors de ne pas y être seuls.
Et si la mesquinerie, la convoitise et les querelles d'un clocher qui appartient au patrimoine de l'Humanité mais ne surplombe que 43 âmes vous passionnent, abonnez-vous à ce blog que vous trouverez palpitant, « lemontsaintmichel.centerblog.net ».
 

jeudi 26 novembre 2015

Tableaux singuliers (2)

Giovanni Francesco Caroto était un bon peintre de la première moitié du 16ème siècle dans l’Italie du nord. Né à Vérone en 1480, après avoir passé une dizaine d’années à Mantoue ou il se formera à l’école de Mantegna, Lorenzo Costa et Corrège, puis une dizaine d’années à Casale Monferrato, le reste de sa vie s’écoulera à Vérone où il mourra à 75 ans.

Très apprécié, il a laissé nombre de fresques, de retables et de beaux portraits. On voit ses œuvres dans des musées prestigieux comme l’Ermitage de Saint-Pétersbourg ou les Offices de Florence, et un magnifique portrait de femme dans le débarras du Louvre à Lens.

Il est particulièrement présent à Vérone, au musée de Castelvecchio, par une série de tableaux dont se distingue une œuvre singulière, le portrait d’un jeune garçon au sourire étrange et au léger strabisme qui montre un dessin d’enfant au spectateur.

On dit qu’en voyant ce portrait quand il visita le musée le pédiatre anglais Harry Angelman y reconnut le syndrome d’un trouble neurologique responsable d’un retard mental irrémédiable qu’il décrivit en 1965 et qui porte désormais son nom.

Et quelle est cette étrange forme rouge en bas à gauche, une manche, un couvre-chef ?

Inutile de se précipiter aujourd’hui à Vérone pour l’examiner de plus près, car il vient d’être dérobé le 19 novembre 2015, avec un autre portrait de Caroto et 15 toiles de maitres, notamment de Tintoret, Pisanello, Mantegna, de Jode, dont certaines ont été roulées par les cambrioleurs pour le transport, ce qui détériore toujours une peinture sèche depuis 500 ans. Par chance le jeune garçon au dessin d’enfant est peint sur un panneau de bois.

Mise à jour : Les tableaux dérobés ont été retrouvés en Ukraine le 6 mai 2016.

lundi 23 novembre 2015

British Museum, le jeu vidéo

Aphrodite ôtant sa sandale, marbre du 3ème siècle avant notre ère, trouvé à Cnossos, aujourd'hui au British Museum de Londres.

Quand l’état d’urgence est déclaré dans votre pays, que les établissements publics sont fermés, que les fonctionnaires en civil sont armés et que des envies de loi d’exception envahissent les encéphales affolés des élus, il reste à se réfugier dans une des plus attachantes activités nées de la technologie moderne, la visite virtuelle (sur ordinateur) de lieux que l’on a connus ou qu’on aimerait connaitre.
Il suffit pour cela que Google y ait dépêché un de ses milliers de piétons, vélos ou voitures équipés de caméras panoramiques et ait intégré les images dans la fonction « Street View » de sa cartographie.

Et depuis quelque temps Google associe ce savoir-faire géographique et ses prétentions culturelles dans des promenades virtuelles à l’intérieur des musées (ceux qui acceptent de renoncer un peu à leur exclusivité), sur un site appelé « l’institut culturel ».
On peut ainsi visiter aujourd’hui le British Museum, immense musée qui rassemble tous les jours dans le centre de Londres 15 à 20 000 curieux et 50 000 objets artistiques et culturels des civilisations qui ont essuyé la domination britannique.

Amusons-nous à y chercher une des merveilles (il y en a des centaines) de la collection, un petit marbre délicat figurant la déesse Aphrodite enlevant sa sandale, sculpté entre 300 et 200 avant notre ère disent les experts, découverte dans les fouilles de Knossos en Crète en 1858, achetée par le musée en 2000 chez Sotheby’s.

En explorant d’abord la base de 4600 objets du British Museum reproduits en haute définition sur le site, la statuette est introuvable, ou alors sous un critère de recherche trop exotique.
Allons donc visiter virtuellement le musée. Mais on verra que la chose n’est pas vraiment au point et que la visite ressemble plutôt à l’exploration d’un jeu vidéo à énigmes.

Connaitrait-on le numéro de la salle d’exposition (ici G22/dc7) que l’information serait inutile car le plan pour s’y rendre (sur la gauche de l’écran) n’affiche pas les numéros des salles, cependant le G signifie probablement Ground floor. On progresse. En cliquant au hasard, dans le plan, sur une des salles du rez-de-chaussée, on verra peut-être s’afficher une enfilade d’antiquités manifestement égyptiennes ou encore des vitrines de tablettes couvertes d’inscriptions cunéiformes. Mais on cherche les salles consacrées à la culture hellénistique.

Vous vous exclamerez alors « Qu’est-ce qu’ils nous compliquent la vie, au lieu de nous donner le lien direct qui afficherait l’endroit exact, comme dans Street view ! » C’est que la fonction n’existe pas. D’ailleurs, vous devriez également éviter de cliquer sur le bouton de retour arrière du navigateur car il ne vous ramènerait pas à l’étape précédente mais toujours au milieu du hall d’entrée du musée. Et tout serait à refaire.
Google propose tout de même sur un rail en bas de page une centaine d’objets choisis accessibles directement, comme par magie. Et par chance la vitrine recherchée se trouve dans la même salle qu’un de ces objets, une couronne de feuilles d’or.
Vous êtes rassurés. Vous brulez.

Et si persévérant vous parvenez à la vitrine convoitée, vous serez cependant un peu déçus du seul point de vue disponible, de la médiocrité de l’image, et de ne pas pouvoir lire les cartels trop petits.
On aura toutefois échappé à pire, Google aurait pu appliquer ici les algorithmes utilisés dans la rue pour Street view et flouter les visages des statues pour respecter l’anonymat de leur vie privée ou masquer toutes les parties des corps jugées sexuellement explicites.

Finalement la visite n’est pas agréable et pourrait être largement améliorée.
En attendant, on trouvera de belles photos de la statuette, sous des angles variés, sous le numéro 2000,0522.1 dans le catalogue en ligne du site du British Museum.
 

vendredi 13 novembre 2015

La vie des cimetières (67)

Quelques cimetières croisés sur les routes d’Auvergne...

Au sujet de l'Auvergne, Alexandre Vialatte disait qu’elle est pleine « de proverbes et de grand-mères qui enseignent dès la tendre enfance à faire du quelque chose avec du je ne sais quoi, en l'économisant sans cesse. Il n'est pas rare - poursuivait-il - d’y voir des gens partis de rien qui arrivent au même endroit au bout de leur existence. D'autres qui arrivent à du je ne sais quoi avec beaucoup de persévérance. D'autres qui partent de tout et qui n'arrivent à rien. Mais, plus généralement, avec du presque rien ils arrivent à du quelque chose. »

C’est dire sa profonde connaissance de l’être humain, et de l’Auvergne. C’était dans « Chronique du rien et même du presque rien » le 20 mars 1962 dans le journal La Montagne de Clermont-Ferrand.

Ça commence bien, Saint-Bonnet-de-Montauroux dont voici le cimetière n'est pas vraiment en Auvergne, mais dans le département de la Lozère, à 3 kilomètres de la frontière de la Haute-Loire.

Cimetière de Polignac, dans le département de la Haute-Loire (tout de même !).

Minuscule cimetière de La Godivelle, dans le Puy-de-Dôme.

Entrée du cimetière de La Godivelle.

dimanche 8 novembre 2015

Améliorons les chefs-d'œuvre (8)

Depuis que Marcel Duchamp a tenté d’exposer sa première pissotière industrielle en porcelaine (la Fontaine) au salon des artistes indépendants de New York en avril 1917, tout le monde devrait savoir qu’un objet quelconque peut devenir une œuvre d’art et définir une nouvelle valeur si une personnalité en vue l’a décidé.

Mais cette évidence culturelle s’est imposée lentement. Elle n’a pris son essor qu’avec la floraison de l’art conceptuel dans les années 1960, quand Duchamp qui avait égaré les œuvres dadaïstes de sa jeunesse en certifia quelques répliques antidatées.
Et on constate aujourd’hui que certains milieux sociaux sont encore imperméables à cette idée progressiste de l’art.

Le drame s'est produit au Museion de Bolzano, musée consacré à l'art d'aujourd'hui, dans le nord de l’Italie.

Deux jeunes artistes italiennes, qui voulaient exprimer leur réprobation envers la corruption et les orgies organisées par les politiciens socialistes italiens dans les années 1980, avaient empli une pièce du musée de restes de bombance, cadavres de bouteilles, cotillons et mégots. On pourrait douter de la modernité du propos, mais gardons-nous de tout jugement esthétique à priori.
L’œuvre s’appelait « Où allons-nous danser ce soir ? ».

La suite de l'histoire était écrite, car il n’y a pas un mois sans qu’un scandale ménager n’agite dans les médias le monde de l’art contemporain et de ses détracteurs.

En effet le lendemain de l’installation de l’œuvre, le personnel d’entretien nécessairement matinal découvrait l’état de dégradation de la salle et s’affairait pour tout débarrasser avant l’ouverture du musée.
Quand les visiteurs arrivèrent, la pièce était immaculée. Dans de grands sacs de plastique noir reposaient les reliques de l’exposition triées par type de déchet, chacun dans sa poubelle dédiée, bouteilles, confettis et serpentins…

En quelques jours l’œuvre fut reconstituée et exposée de nouveau. C’est la grande force de l’art conceptuel que de s’adapter sans effort à toutes les conditions matérielles.

Les artistes voient dans cet accident la « preuve de la vitalité et de l’irrémédiable nouveauté de l’art contemporain », « s’il a été jeté comme des ordures c’est qu’il est toujours radical et subversif ».
N’exagérons pas, il s’agit ici d’un banal défaut d’information, d’une méprise que n’importe qui d’insuffisamment aguerri aux raisonnements conceptuels de l'art moderne aurait commise.

On devrait d’ailleurs récompenser les gens du ménage pour avoir porté cette œuvre d’art vers une sorte d’accomplissement. Par leur rafraichissante ingénuité, ils sont allés plus loin dans le concept, et plus radicalement que ne l’avaient osé les artistes qui s’étaient frileusement limitées à exposer les ordures sous les couleurs vives et les jolis scintillements d’une lumière de cabaret.

Homme de ménage en train de remettre de l’ordre dans les salles d'art contemporain du musée des beaux-arts de Nantes, ou bien sculpture de Daniel Firman intitulée Gathering exposée en 2003 ? Cette vertigineuse mise en abyme conceptuelle pourrait, au premier faux pas, se terminer par la réquisition en urgence du personnel d’entretien du musée.

vendredi 30 octobre 2015

Nuages (38)

Colonnades de l’agora dans les ruines d’une des plus belles cités de l’antiquité grecque puis romaine, Pergé, aujourd’hui au sud ouest de la Turquie, à 17 km d'Antalya. À l'horizon la chaine occidentale des monts Taurus.

dimanche 25 octobre 2015

Mais pourquoi tant de haine ?

Mark Antokolski, Socrate mourant, 1875, parc municipal de Lugano, Suisse.


Mark Antokolski était un sculpteur lituanien de la fin du 19ème siècle, donc russe, et croyant aux idéaux du naturalisme ou du vérisme, bref du réalisme.

Ainsi quand il décida de représenter la mort de Socrate, sujet émouvant qui avait inspiré tant d’artistes avant lui, au lieu de l’imaginer traditionnellement buvant la cigüe dans une grande scène théâtrale où le philosophe entouré de ses amis en larmes désignerait le ciel d’un geste grandiloquent, il choisit de le représenter mort, avachi comme un ivrogne endormi, et seul.

Il exposa le résultat à Paris en 1878, en obtint un succès certain, une médaille d’or et quelques commandes. Le marbre original est au Musée russe de Saint-Pétersbourg, et une des répliques qu’il en fit repose aujourd’hui à l’ombre d’un bosquet dans le parc municipal de Lugano, offerte à la ville par la famille de l’acquéreur en 1917.

En 1881, Antokolski qui décidément aimait à déshonorer les plus grands philosophes représentait Baruch Spinoza comme une vieille femme impotente et transie.

dimanche 18 octobre 2015

Beaucoup de bruit pour presque rien

Anonyme du 17ème siècle - Reniement de Pierre, copie d'une gravure d'après un tableau de Gérard Seghers, attribuée étourdiment à Georges de La Tour sur le nouveau site Images d'art de la Réunion des musées nationaux.

À l'heure où les grands musées de la planète partagent déjà gratuitement en ligne des reproductions de leur collection, le ministère de la Culture et de la Communication réalisant le retard de la France et les carences de ses grands musées en la matière vient de déployer son savoir-faire dans le lancement d'un site internet, Images d'art, consacré au partage des images des collections des musées français.
Et quand on se rappelle l'ingéniosité (les mauvais esprits diront l'ingénuité) avec laquelle il a récemment imposé la liberté de photographier dans les établissements publics nationaux récalcitrants, on peut s'attendre au meilleur.

Les réseaux sociaux bien dressés bruissent depuis quelques jours du slogan du ministère « Découvrez, collectionnez, partagez les œuvres des musées français. »
En arrondissant les nombres, Images d’art présente 12 000 sculptures, 22 000 gravures, 13 000 aquarelles, 85 000 dessins de toutes techniques et 21 000 peintures.

La première mission du site est de faire découvrir la richesse des collections françaises. En effet chaque lancement de la page d’accueil affiche 20 vignettes différentes, mais tirées au hasard parmi un nombre limité des grandes locomotives des musées français, si bien que pour découvrir quelque chose, mieux vaut connaitre à l’avance ce qu’on cherche.
En revanche après une recherche, quand une vignette est sélectionnée, le site détaille l’œuvre et en suggère 20 autres qu’on suppose lui être liées par de subtiles affinités. L’association d'idées qui les choisit n'est pas vraiment limpide et parfois incongrue, mais c’est peut-être cela la découverte, de ne pas connaitre les règles et de les confondre avec le hasard.

Il faudra néanmoins veiller à ne pas considérer comme des découvertes certaines attributions hasardeuses ou carrément erronées, comme ce tableau en illustration fièrement attribué sans réserve à Georges de La Tour, quand il y a bien longtemps que plus personne n’ose le lui attribuer.

La deuxième mission du site, collectionner, est facilitée par des fonctions de création d’albums personnalisés, de diaporamas, ou de téléchargements d’images. Mais elles sont soumises à la création d’un compte utilisateur et à des procédures ennuyeuses de saisie d’information. Toutefois si quelque chose ne fonctionne pas dans ces démarches (comme lors de nos tests), leur contournement est aisé car les fonctions de copier ou de glisser-déposer des images n’ont pas (encore) été inhibées.

Remarquons que les reproductions proposées gracieusement sont en basse définition (maximum 750 pixels, donc de qualité médiocre ne permettant pas d’examiner les détails des œuvres) alors qu’on peut les trouver parfois en meilleure définition sur internet.
L’achat à usage personnel de reproductions en moyenne définition (2 à 3000 pixels) est proposé, mais il n’est disponible que pour de très rares œuvres (non identifiées, il faut appuyer sur un bouton malaisé pour s’en rendre compte) et semble ne pas fonctionner non plus.

La troisième mission du site, partager, est encouragée par les divers boutons qui accompagnent chaque image, cependant la lecture des CGU (conditions générales d’utilisation) découragera certainement les élans les plus optimistes.
D’abord, tout usage commercial, avec ou sans bénéfice financier, des images d’œuvres qui sont dans le domaine public est strictement prohibé. La Réunion des musées nationaux s’arroge ici la plupart des droits d'auteur des œuvres qui sont dans le domaine public (CGU.2.4), opération illégale comme cela a été maintes fois commenté (copyfraud). Le plus cynique est que la vérification de l’appartenance des œuvres au domaine public, ou au contraire de l’existence de droits d’auteur encore actifs qui interdiraient toute publication et tout partage, est laissée à la charge de l’utilisateur, à ses risques et périls (CGU.2.1).
Petite curiosité, CGU.2.2 déclare qu’il faut avoir atteint la majorité de 18 ans pour visiter le site, ou être sous la surveillance de parents ou de responsables légaux. C’est dire la perversité des collections nationales.

Enfin, CGU.2.7 et CGU.4 interdisent à peu près toute publication sur un site ou un blog faisant preuve de la plus légère indépendance d'esprit, qui diffuserait « des propos diffamants à l'égard d'une personne morale (CGU.2.7.5) », ou « des informations polémiques ou pouvant porter atteinte à la sensibilité du plus grand nombre (CGU.4) ». Ne riez pas !

Reconnaissons tout de même que si l'interface vieillotte du site mérite corrections et améliorations, la flânerie n'y est pas désagréable, comme dans un vieux dictionnaire illustré. On se croit de retour aux débuts de l’internet, dans un musée qui sent la cire et la poussière. Certaines salles y sont fermées par manque de personnel de surveillance. On contemple de loin un panorama certes lacunaire mais évocateur.
Cependant l’amateur rigoureux, le scientifique exigeant et le journaliste intègre auront intérêt, comme le signale Didier Rykner dans la Tribune de l’art, à faire leurs recherches plutôt sur le site de l’agence photos de la Réunion des musées nationaux, l’original du site Images d’art, moins brouillon et plus complet, ou dans les collections du site Culture.fr réellement plus professionnel et exhaustif.
De son côté SavoirCom1 fait aussi une limpide revue critique d'Images d'art.

Mais c’est peut-être après tout la seule ambition du ministère, que de proposer une promenade virtuelle lénifiante au bon peuple distrait, celui qui fréquente assidument et exclusivement Facebook ou Twitter, puisque les autres réseaux sociaux sont explicitement exclus de l’autorisation de partager ses images. C’est ce que précise CGU.2.4.3.
 

samedi 10 octobre 2015

Le Maitre de Moulins

Jean Hey ou Hay (alias le Maitre de Moulins) : trois anges du panneau central du triptyque de la Vierge de l'apocalypse, vers 1500. On ne trouve pas de bonne reproduction du triptyque sur internet.


Il ne fait pas de doute que si le triptyque de Jean Hey, la Vierge de l'Apocalypse, était exposé au Louvre de Paris, sur un mur normalement fréquenté et sous une honnête lumière zénithale, il éclipserait rapidement les plus grands chefs-d'œuvre du musée.
On viendrait des antipodes admirer ses fines nuances colorées, la suavité de ses volumes, la grâce naturelle des visages, notamment des douze anges du panneau central, douze fois le même modèle, qui mime avec application les poses et les sentiments demandés par le peintre sans parvenir à vraiment masquer, à l'égard de la scène qu'il simule, son orgueilleuse indifférence.

Mais en réalité le triptyque est conservé depuis cinq cents ans dans la cathédrale de Moulins-sur-Allier, en Auvergne, aujourd'hui rassemblé dans la Chapelle des évêques, sur le flanc nord.

Un guide obligatoire muni d'antiques clefs vous conduit dans la salle d'exposition, derrière une vieille porte sonore.
Sur le mur de gauche, deux répliques en grandeur réelle reproduisent le revers des deux panneaux latéraux du triptyque, peints en grisaille, et que des précautions de conservation empêchent de manipuler. Ce sont des photographies fantomatiques délavées par les années.
Et à droite, sur une estrade élevée de quelques marches trône le triptyque, le trésor de la ville de Moulins, cinq mètres au-delà d’un cordon infranchissable.

N'imaginez pas que vous pouvez alors contempler sereinement le joyau de Jean Hey. Car une malédiction poursuit les plus beaux chefs-d'œuvre de la peinture conservés dans les édifices religieux, l'ignorance (et peut-être l'économie). On croit qu'il est plus convenable de les exposer dans la pénombre, alors qu'en vérité la peinture à l'huile jaunit dans l'obscurité et revit à la lumière indirecte du jour.
L'amateur qui a visité dans la cathédrale Saint Bavon de Gand le polyptyque de l'Agneau mystique de Van Eyck, avant qu'il soit démembré et lessivé dans la longue phase de restauration actuelle, se rappellera la déception d'avoir peiné à distinguer quelques vagues formes dans l'ombre, alors que le peintre s'est ingénié à couvrir chaque centimètre carré de son immense œuvre de détails d'une merveilleuse perfection naturaliste, peints pour être admirés.

Le triptyque de Moulins subit la même punition. L'éclairage est déficient, la distance trop respectueuse, la récitation du guide sans répit et l'exhibition minutée.
On devra donc le vénérer plutôt que le contempler.
Le photographier est également interdit. L'ordre en viendrait de Paris. On peut excuser le mensonge, parce que les conditions de prise de vue seraient de toute manière trop difficiles, et qu'il faut bien additionner quelques ventes de cartes postales aux maigres recettes des billets d'entrée, pour payer la femme de ménage qui l'époussète de temps en temps.

Le sort du triptyque ne serait d'ailleurs pas meilleur s'il était hébergé à quelques pas de la cathédrale, dans le Musée des beaux-arts Anne de Beaujeu, car la collection de peintures, exclusivement du 19ème siècle, y est entassée comme dans un cabinet des siècles passés, en couches successives jusqu'au plafond, et dans une obscurité presque complète.

Cependant la renommée de l'œuvre est maintenant planétaire et il ne serait pas étonnant que quelque édile en quête de visibilité électorale fomente un jour un plan machiavélique pour soustraire le joyau aux griffes du clergé moulinois.
Le rêve d'un triptyque baigné de lumière sur les cimaises d'un grand musée régional, voire du Louvre, se réaliserait alors.

Et puis, après quelques années, sa trop grande notoriété obligerait les conservateurs à le confiner, comme la Joconde, dans une cage de verre blindé à l'abri des touristes fanatisés, cinq mètres au-delà d'un cordon infranchissable.
 

Charles Guilloux, lever de lune sur un canal, détail, vers 1900 
Moulins, musée Anne de Beaujeu.

mardi 29 septembre 2015

La vie des cimetières (66)

 Le cimetière de Ronesque-le-Roc (suite et fin) en couleurs


Du cimetière on aperçoit, au nord, fierté de l'Auvergne, la pyramide parfaite du Puy Griou, qui du haut de ses 1690 mètres éclipse celle du Louvre à Paris et celles du plateau de Gizeh en Égypte.

 
 
 
 

La vie des cimetières (65)

Topographie de Ronesque-le-Roc

35 kilomètres à l'est d'Aurillac, on arrivera par le nord, sur la route D459, on traversera Cros-de-Ronesque, et après 5 kilomètres, avant le hameau de Ronesque on prendra à gauche au panneau marron « Site de Ronesque ».
Dans les hauteurs, derrière quelques toits épars, on verra alors apparaitre la pointe d'un modeste clocher, la chapelle de Ronesque, érigée sur « le roc ».

C’est un plateau de basalte qui a résisté à l'érosion tandis que les monts du Cantal alentour s'arrondissaient lentement, comme une larme figée et aplanie de 300 mètres sur 200 à 770 mètres d’altitude.
La roche est si dure qu'on n'y a posé qu'un minuscule cimetière d'une trentaine de places, complet depuis longtemps, et une chapelle bâtie en 1888 sur les restes d'un édifice religieux installé là au quinzième siècle, dit-on.

Le hameau est en contrebas de 100 mètres. On ne sait pas très bien si des êtres y vivent. On ne les voit pas, peut-être plus rares encore que les habitants du cimetière sur le roc.


 Le cimetière de Ronesque-le-Roc en gris

 
 
 
 

samedi 5 septembre 2015

Histoire sans paroles (19)

Un coin de Ronda, ville d’Andalousie, fameuse pour son édification au bord d’un précipice de 170 mètres et pour ses arènes séculaires, capitale spirituelle des divertissements taurins sanguinaires.

vendredi 4 septembre 2015

Le château en chantier

El Cortijo Jurado, l'hacienda enchantée avant qu'elle soit repeinte en rose.

À Campanillas, banlieue de Malaga, en Andalousie, se dessinait encore récemment au milieu des échangeurs autoroutiers, au bout des pistes de l'aéroport, la silhouette isolée d’une opulente hacienda abandonnée, El Cortijo Jurado. Un projet d'hôtel de luxe avait laissé à ses pieds une série de constructions interrompues par la crise économique.

Petite fierté locale pleine de courants d'air, de passages secrets, de fantômes, d'atroces tortures et d’enlèvements de jeunes vierges, l’hacienda faisait le bonheur des journaux régionaux en manque d’actualité et des associations de désespérés en quête de phénomènes paranormaux.
Les cinéastes en herbe y expérimentaient leur premiers films de genre assaisonnés de violents bruits soudains, de mouvements de caméra erratiques et de musiques de films d’horreur. On trouve encore par dizaines leurs productions puériles sur les sites contributifs.

Et puis après des années de rebondissements juridiques, le propriétaire faisait récemment refaire les toitures et peindre en rose l’immense carcasse vide. Le prix de vente en était multiplié par 10, soit 16 millions d’euros.
Aujourd’hui 4 septembre l’annonce vient d’être retirée du site de l’agence immobilière.
 

dimanche 30 août 2015

Améliorons les chefs-d'œuvre (7)

Un des ours du petit diverticule à l'est de l’entrée de la grotte Chauvet originale, tracé d’un geste assuré à l’ocre rouge.

Le 18 décembre 1994, un certain M. Chauvet et deux amis, spéléologues, découvrent au lieu-dit de la Combe d’Arc sur une falaise qui longe la rivière Ardèche l’entrée obstruée de ce qui s’est révélé être l’une des plus riches grottes ornées de l’art paléolithique européen.

Le style des œuvres y est globalement moins raffiné que dans les grottes d’Altamira ou de Lascaux, mais les techniques et les figures de style en sont étonnamment proches bien qu'éloignées de 10 à 15 000 ans, d’après les datations (encore très discutées) du charbon de bois qui les aurait tracées.

D’éminents scientifiques de divers ministères eurent alors le privilège d’étudier longuement et scrupuleusement la grotte. Ils décidèrent en toute impartialité, pour protéger la caverne, que le public ne devrait jamais avoir le droit de visite, à l’exception des mêmes scientifiques, des découvreurs de la grotte, des « Officiels », et de leurs familles et amis.

Puis s'ensuivirent, comme il est naturel autour des plus grandes réalisations de l’Humanité, vingt années de petitesses administratives et de mesquineries judiciaires à propos de l’exploitation commerciale du nom du site, de la propriété de la terre et des droits de l’image sur les œuvres pariétales.

Et comme le public, indifférent aux questions d’authenticité, est toujours prêt à affluer aveuglément à tout événement qui l’éloigne de son ennui ordinaire, on décida de créer une copie, deux kilomètres au nord de l’original.
Ce fut rondement fait en trois ans, avec de la dynamite et beaucoup de béton (voir le documentaire Les génies de la grotte Chauvet).
Le résultat n’est pas un véritable facsimilé car pour respecter l’enveloppe budgétaire les surfaces artistiquement ou paléontologiquement sans intérêt ont été ignorées et les 8500 mètres carrés au sol de la grotte ont été ainsi concentrés sur 3000 mètres carrés.

Les copistes des œuvres graphiques disent avoir « reproduit les gestes originaux avec les matériaux de l’époque - notamment l’ocre et le charbon de bois - et sacrifié ainsi un peu de l'exactitude au profit de la dynamique et du souffle qui anime les figures ». Ils insistent en se qualifiant de faussaires plutôt que copistes (« Les génies de la grotte Chauvet » à 7’30 et revue Science et avenir 819, mai 2015, p.11).
On le constatera sur le site internet de la réplique. Parcimonieux, il mêle discrètement quelques rares reproductions des parois de la copie, appelée « Caverne du pont d’Arc », à des parois originales furtivement sous-titrées « Grotte Chauvet Pont d’Arc ». On remarquera peut-être sur les copies l’application avec laquelle les faussaires contemporains ont imité le style de leurs lointains confrères de la préhistoire. Cela donne à leurs traits un aspect un peu sec, que le temps se chargera certainement d’user et d’adoucir.

Le public peut visiter la copie depuis le 25 avril 2015.
La presse unanime a poli pour l’occasion l’artillerie des superlatifs, à l’exception d’un journaliste anglais dans The Guardian qui s’exclame « Qui paierait pour aller voir un faux Rembrandt ? »
Question éternelle. Manifestement beaucoup de monde, répondent les premiers chiffres de fréquentation, pour l’instant le double des estimations, environ 60 000 visiteurs par mois (pour mémoire les découvreurs touchent 3% de la recette).

Pourtant la réplique se visite au pas de course, dit-on, en 50 minutes dans la pénombre, l’humidité et le brouhaha, derrière un guide obligatoire, à raison d'un groupe de 28 toutes les 4 minutes. La durée de chaque station est rigoureusement chronométrée après quoi son et lumière sont coupés.
Et pour qu’il n’en reste aucun souvenir toute photographie y est strictement prohibée, ou peut-être pour ne pas permettre la comparaison avec le site original, ou pour accélérer ce flux lucratif et vendre plus de cartes postales, ou pour respecter les droits d’auteur des artistes préhistoriques, qui sait ?

Finalement on a maintenant une grotte Chauvet nommée caverne, certes un peu rétrécie et surpeuplée mais avec tout le confort moderne, parking, toilettes et boutique de souvenirs.
L’amateur exigeant aura peut-être intérêt à visiter le superbe site virtuel officiel de la grotte originale qui lui procurera des heures d’une admiration moins frelatée.
 

dimanche 16 août 2015

La vie des cimetières (64)

Milan cimetière monumental, soldat indisposé vers sect. 9-13, 11.05.2008


À l’occasion des grandes guerres il importe aux nations que leurs représentants en première ligne se sentent soutenus par l’affection conjuguée de leur famille et de leur patrie.

Alors pour faciliter les échanges épistolaires et éviter la déconvenue des lettres censurées qui ne parviendront jamais à leurs destinataires, l’administration des postes a imaginé la carte postale préremplie en franchise militaire.

Carte postale préremplie, 1914-1918


On remarque à la lecture de leur contenu normalisé que l’expression « carte en franchise » est à prendre ici uniquement dans le sens d’une exemption de timbre.

Ainsi peut-on mourir pour son pays en toute sérénité, l’esprit en paix. Une missive prometteuse est en route vers les personnes aimées.


Milan cimetière monumental, soldat mort vers sect. 9-13, 11.05.2008

Milan cimetière monumental, soldat mort vers sect. 9-13, 11.05.2008

samedi 8 août 2015

Histoire sans paroles (18)

Ronda, 17 juillet 2012.

À l'adresse des personnes qui approuvent la loi opportuniste adoptée en juillet par l'Assemblée Nationale et qui autorise une surveillance généralisée des échanges entre citoyens (loi Renseignement), rappelons cette pensée d'Edward Snowden « Soutenir que vous êtes indifférents au droit à la vie privée parce que vous n’avez rien à cacher revient à dire que vous vous contrefichez de la liberté d’expression parce que vous n’avez rien à dire. »
 

samedi 25 juillet 2015

Améliorons les chefs-d'œuvre (6)


Certainement, l’affaire a été relayée à profusion par la presse, mais quand un fonctionnaire et artiste chinois met sa fonction et son habileté au service de l’amélioration d’une quantité de chefs-d’œuvre de la peinture chinoise, Ce Glob est Plat, promoteur du concept, se doit de le relater.

De 2004 à 2006, un archiviste de haut rang de l’Académie des beaux-arts de Canton (Guangzhou) a remplacé, dans les galeries de l’école, 143 peintures et calligraphies de grands maitres chinois par des copies de sa main, tandis qu’il négociait les originaux sur le marché de l’art par l’intermédiaire d’une maison d’enchères très officielle.
Puis il plaçait ses gains dans l’immobilier et la peinture. Qui lui reprocherait ces placements judicieux ?

Et puis en 2014, un spécialiste identifiait dans une vente le sceau de l’Académie des beaux-arts sur une œuvre mise aux enchères.
Le fautif a reconnu ses méfaits, 125 originaux vendus. Il s’est un peu défendu en prétendant y avoir été incité lors de sa prise de fonctions, quand il a remarqué que la pratique était déjà bien installée à l’Académie qui exposait déjà des faux.

Hélas s’il est bon que les œuvres du passé, qui fatiguent et se détériorent, soient régulièrement renouvelées par de fraiches copies, ça ne devrait jamais être au détriment de la qualité, ce qui semble malheureusement être le cas ici.
Car parmi les faux qui lui sont reprochés, le faussaire affirme qu’il y a déjà, après quelques années seulement, des copies de ses propres copies, et qu’il reconnait à leur médiocre qualité, ce qui le navre.

On raconte que c’est chose fréquente en Chine et que les musées regorgent de faux. Le musée de Jibaozhai, par exemple, aurait été fermé en 2013 parce que la grande majorité de ses milliers d’objets étaient des copies.
Ces choses-là se passent toujours aux antipodes.
Cependant on le dit aussi, dans une mesure plus modeste, d’autres musées de première grandeur, de l’Art Institute de Chicago au Centre Pompidou de Paris qui faillit acheter trois faux Mondrian en 1978.

Personne n’est parfait.
   

dimanche 19 juillet 2015

Renseignements

Art rupestre, Regards par Jean Faucheur, fort d’Aubervilliers, juillet 2014

Il y a bien longtemps que les murs ont des oreilles.

Déjà en 1694, le dictionnaire de l’Académie françoise nous mettait en garde. Depuis les murs ont été équipés de tous les organes utiles à la surveillance généralisée.
On sait que nos rues sont envahies d’yeux.
Il parait que tous les sondages, payés par les intéressés, démontrent qu’une confortable majorité de la population, qui n’a rien à se reprocher et qui a très peur du terrorisme tel qu’il est exalté dans la Presse, est favorable à ces mesures d’espionnage généralisé. Il suffit d'appeler cela « protection ».

La Boétie également nous avait prévenus, en 1548 dans son Discours de la servitude volontaire « Quel est ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés ? »
Jean Faucheur, artiste de rue, aura beau affubler de sourires rassurants tous ces yeux qui nous scrutent, il est trop tard.

Nous sommes les seuls responsables de notre propre servitude.
   

Mise à jour : Le 24 juillet 2015, tout est consommé. Les instances censées contrôler la constitutionnalité de la loi Renseignement promue par un gouvernement socialiste se sont déculottées. La France, pays des libertés, peut donc impunément surveiller massivement le contenu des échanges et le comportement sur Internet de tous ses concitoyens, sans demander d'autorisation à quiconque, sans contre-pouvoir, comme dans les bonnes vieilles démocraties populaires de Chine et de Corée du nord. 
Il est temps pour tous de s'équiper d'un réseau privé virtuel (VPN), à l'étranger, c'est un abonnement de quelques euros par mois.

dimanche 12 juillet 2015

Les poissons, c'est le mal !

Pieter Brueghel l’ancien, la chute des anges rebelles, 1562, détail (Bruxelles Musée des beaux-arts)

L’Internet frissonne depuis quelques jours d’un scandale de l’iconoclasme. Et c’est le commandant Cousteau, référence aquatique des protecteurs de la nature, record de la longévité parmi les idoles des Français, qui est profané.
Il est sali par un certain Gérard Mordillat, personne au louche passé communiste (il aurait à 4 ans admiré Staline et à 7 ans soutenu l’écrasement de l’insurrection hongroise à Budapest), et surtout écrivain membre de l’équipe des « Papous dans la tête » de la radio France Culture, une collection de personnages sans moralité dès qu’il s’agit de faire un jeu de mots, tous les dimanches à partir de 12h45 (les samedis à 20h depuis le 2 septembre 2017).

Mordillat vient de revoir le film culte de tous les admirateurs de la nature depuis 60 ans, « Le monde du silence », réalisé par Louis Malle et Cousteau. Rappelons que c’est un documentaire, couvert de récompenses, qui a sensibilisé plusieurs générations à la mer et ses merveilles, et suscité des vocations planétaires.

Et Mordillat en fait une chronique de 5 minutes dans l’émission « Là-bas si j’y suis » du 11 juin 2015. Il a surtout ressenti un profonde nausée devant la majorité des scènes du film (il le démontre par des extraits) et se dit stupéfait de l’aveuglement des spectateurs de l’époque (dont lui-même), car il n’y a rien dans ce film que des manières de conquistadors envers les animaux marins, des plaisanteries douteuses, des harcèlements, jusqu’au massacre méthodique (1).
On peut résumer l’atmosphère du film à cette déclaration de Cousteau qui commente l’explosion d’un massif de coraux à la dynamite par des biologistes « C’est un acte de vandalisme mais c’est la seule méthode qui permette de faire le recensement de toutes les espèces vivantes ». C’est juste, pour compter les vivants il vaut mieux qu’ils soient morts.

Depuis, Mordillat est largement couvert de mépris et d’injures dans les commentaires des sites qui ont relayé sa chronique. On le qualifie d’inconnu minable, il ferait sa propre publicité en déboulonnant la statue d'un géant qui a ouvert les yeux des générations sur la fragilité de la planète, à quoi un commentaire ironise « C’est bien connu, l’océan va beaucoup mieux depuis qu’il a été exploré par Cousteau ».

Il faut dire que les arguments opposés à Mordillat ne semblent pas très sérieux.
Par exemple on lui affirme que la vision et le comportement de Cousteau ont beaucoup évolué depuis le film. Pourtant la relation d’un incident dans la baie du Saint-Laurent en 1999 montre que les méthodes de colonisateur de l’équipe Cousteau sont restées les mêmes à 45 ans de distance.

On objecte également à Mordillat que les mentalités ont changé et qu’on ne peut pas juger aujourd’hui des pratiques d’il y a 60 ans qui n’étaient pas choquantes alors.
Pourtant il n’est pas le premier à s’être indigné de la gloire d’un film si barbare. En 2011 un roboratif blog sur le cinéma (hélas éteint depuis 3 ans), Mauvaises langues, en avait fait une longue critique désabusée et définitive. Et déjà, en 1995, un article saignant de M.D Lelièvre dans Libération « L'homme qui grenouille » avait étrillé le film et crucifié l'explorateur.
Et on pourrait remonter le temps, on trouvera toujours des spectateurs horrifiés, comme il y a toujours eu des adversaires de la torture, de la corrida, de l’esclavage ou de la peine de mort, et de l’autre côté des partisans des mêmes plaisirs, armés de bonnes intentions.

Finalement il ne s’agit pas de juger une époque révolue, chose sans intérêt, mais de déconseiller au lecteur sensible une œuvre par ailleurs tant louée qu’elle pourrait lui faire croire que de telles mœurs sont naturelles, et de l’alerter sur un film qui aurait mieux fait de rester dans le monde du silence.

Mise à jour du 31 décembre 2021 : depuis quelques années quelqu’un de bien intentionné a bloqué le film et les commentaires sur Youtube en France. Mais l'adresse URL du film ne change pas. Le lien de la note (1) conduit bien vers la 46ème minute du film, si vous avez eu la bonne idée d'utiliser un VPN et de lui demander de vous situer hors de France.

***
(1) Attardons-nous par exemple sur la scène des cachalots (46’40’’). L’équipage, qui s’ennuie depuis des jours, repère des cachalots, les rattrape, essaie d’en harponner puis les poursuit. Les animaux sont peu méfiants. Une manœuvre du bateau (48’45’’) le fait heurter un adulte qu’il blesse. L’étrave du bateau est faussée. À l’appel de détresse du blessé arrivent de partout des groupes de cachalots. Au lieu de couper les moteurs et de laisser fuir les animaux Cousteau veut les poursuivre encore. Un bébé cachalot de 6 mètres est alors déchiqueté par les hélices du bateau (50’00’’). Le moteur stoppe automatiquement. Cousteau demande de le relancer. On abrège les souffrances du cachalot à coups de harpons inutiles, puis d’une balle dans la tête (52’13’’). La mer est rouge vif.

L’histoire n’est pas terminée. Suit une envolée d’amour de la nature qui finira en massacre de requins à coups de massue sur le pont du navire, commenté ainsi par Cousteau « Rien ne peut retenir une haine ancestrale » (56’08’’). Sommet d’intelligence humaine cette scène à certainement justifié la palme d’or du festival de Cannes décernée au reportage en 1956 par un jury qui s'est peut-être cru dans une habile fiction.

Pieter Brueghel l’ancien, la chute des anges rebelles, 1562, détail (Bruxelles Musée des beaux-arts)

samedi 4 juillet 2015

La vie des cimetières (63)



Tout le monde n’est pas enterré dans ces parkings à tombes que sont les cimetières. Certains restes sont au-dessus des lois. Mais pour cela il faut particulièrement se faire remarquer de son vivant.
Bernat de Vilamarí le second, comte de Capaccio, était de ces bienheureux.

De son vivant héritier très fortuné, il mettait navires et galères au service belliqueux des couronnes d’Aragon et de Naples, notamment contre le Turc.

À sa mort en 1516, en remerciement, il était sculpté à Naples, gisant nonchalamment accoudé sur le couvercle de son cercueil, affublé d'une armure de marbre et du sourire béat d’un sommeil sans nuage.
Puis on installa son tombeau monumental vers 1518 sous le porche d’accès à l’atrium de la basilique de Montserrat, près de Barcelone. Ses os arrivèrent un peu plus tard.

Hélas l’estime et l’adoration sont inconstantes. Désaffecté, déplacé, profané, détruit en 1811, ne restaient que quelques fragments lors de la reconstitution du mausolée en 1956.

Gravé sur sa tombe, un aphorisme latin « Vixit Ut Semper Viveret », que Gougueule traduit aléatoirement par « Lorsque qui ait jamais vécu », signifierait grosso modo, « Il est devenu poussière, mais il est toujours présent dans nos pensées, ne serait-ce que parce qu’il faut le dépoussiérer régulièrement par respect du touriste. »
   

dimanche 28 juin 2015

Histoire sans paroles (17)

Jardins du Généralife, Alhambra de Grenade, Andalousie
 
Jardin abandonné d'un palais à Viznar près de Grenade,
huile sur toile de Santiago Rusiñol, 1895
(Grenade, Alhambra, palais de Charles Quint, musée des beaux-arts)

lundi 22 juin 2015

Rembrandt, le retour

Rembrandt, David joue de la harpe pour le roi Saül (La Haye, Mauritshuis)

Comme Caravage ou Corot, Rembrandt est un des peintres phares qui ont modelé notre vision du monde et que la postérité a généreusement crédités de tableaux produits par d’autres, suiveurs et imitateurs anonymes.
Et puis, avec le temps, l’analyse scientifique des peintures progressant avec l'évolution des techniques, on observe l’érosion lente du catalogue de leurs œuvres indiscutables.

Les plus anciens se souviendront peut-être du grand nettoyage qu'avait subi le catalogue des œuvres attribuées à Rembrandt à la fin des années 1960, sous l'autorité d'Horst Gerson, expert incontesté. Le nombre de tableaux authentiques était alors passé d'environ 600 à 420. Une fonte d'un tiers qui avait causé chez les collectionneurs et les admirateurs du peintre de grandes déceptions, des banqueroutes, voire pire.
Puis d'autres catalogues d’autres experts suivirent qui réduisirent encore le décompte.

On pensait le phénomène irrémédiablement à sens unique, mais le musée Mauritshuis de La Haye présente aujourd’hui et jusqu'au 13 septembre, en vedette d’une exposition intitulée « Rembrandt ? L’affaire Saül et David », un tableau qui, au contraire, revient d’un séjour de 45 ans dans les enfers de l’anonymat.
Acheté sur le marché de l’art comme Rembrandt authentique par Abraham Bredius en 1898, offert au musée et unanimement admiré, il était banni par Gerson en 1969. Il faut dire que son examen détaillé révélait une toile rapiécée comme une vieille chaussette, à l’aide notamment d’un morceau de portrait de religieuse par un imitateur d‘Antoon Van Dyck, recouvert de peinture brune.

Dernier épisode, le tableau vient d’être consciencieusement restauré par le Mauritshuis et son exposition couronne 8 années d’une étude approfondie. Histoire de créer un peu de rumeur médiatique la publicité de l'exposition laisse un léger mystère sur l'attribution à Rembrandt, mais la lecture attentive du site du musée lève tout doute sur les conclusions du groupe d’experts internationaux qu’il a réunis.

Et après tout, peu importe.
Rappelons aux amateurs décontenancés par la valse des étiquettes qu'un tableau n'est pas beau parce qu'il est de Rembrandt, d'ailleurs il en a raté un certain nombre, mais c'est parce qu'un bon nombre de tableaux d'un Monsieur Rembrandt sont des merveilles de clair-obscur et de profondeur humaine qu'il est un peintre influent et inoubliable.