samedi 28 novembre 2009

1210 romans en 3 lignes, épisode 2

Comme prévu, voici, classées par thèmes, 45 des plus parfaites Nouvelles en trois lignes, qu'on doit à la fatalité des faits divers de l'année 1906 (on notera que le funeste y domine) et au style glacial de Félix Fénéon.
Les catégories ne sont pas très étanches et certaines nouvelles mériteraient de figurer dans plusieurs. Pour mémoire, les numéros renvoient au catalogue constitué par les frères Wald Lasowski en 1990 pour les éditions MACULA. Enfin, gaspilleuse en place sur la page, la présentation en trois lignes a été abandonnée ici.

Accidents, chutes de corps et d'objets divers

106. Tombant de l'échafaudage en même temps que le maçon Dury, de Marseille, une pierre lui broya le crâne.

418. Congestionné par la chaleur, Hélectre, couvreur à Reims, qui travaillait à 20 mètres du sol, s'y est abîmé.

643. L'alpiniste Preiswesk chancela, se ressaisit, enfin dégringola par bonds : chute mortelle que l'on regardait de Chamonix.

Accidents de la circulation

363. M. Chevreuil, de Cabourg, sauta d'un tramway en marche, se cogna contre un arbre, roula sous son tram et mourut là.

370. Tombée d'un train lancé à toute vitesse, Marie Steckel, de Saint-Germain, 3 ans, a été ramassée jouant sur les cailloux du ballast.

513. Lucienne Debras, 4 ans, jouait devant sa maison, à Saint-Denis, quand le tram de la madeleine passa, qui lui broya le crâne.

Accidents divers

540. Me Tivollier, avoué à Grenoble, chassait. Il trébucha, le coup partit, Me Tivollier était mort.

625. Le professeur de natation Renard, dont les élèves tritonnaient en Marne, à Charenton, s'est mis à l'eau lui même : il s'est noyé.

762. Allumé par son fils, 5 ans, un pétard à signaux de trains éclata sous les jupes de Mme Roger, à Clichy : le ravage y fut considérable.

769. De l’eau-de-vie, croyait-il. Bon : du phénol. Aussi Philibert Faroux, de Noroy (Oise), ne survécut-il que deux heures à sa ribote.

Autour de l'Amour

151. Quittée par Delorce, Cécile Ward refusa de le reprendre, sauf mariage. Il la poignarda, cette clause lui ayant paru scandaleuse.

322. Par haine d'amour, Alice gallois, de Vaujours, a vitriolé son beau-frère et, par maladresse, un promeneur. Elle a déjà 14 ans.

364. Entre arabes de Douaouda : un couple a capturé un galant trop hardi et l'a mutilé, annulant à jamais sa concupiscence.

371. Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère, l'horloger stéphanois Jallat l'a tuée. Il est vrai qu'il lui reste onze autres enfants.

663. Bien ivre, Langon, de Sceaux, rencontra sa femme et, comme elle se faisait acariâtre, il lui martela le crâne à coups de clefs.

1165. D'ordinaire battue par lui, Fleur des Bastions a pris sa revanche à coups de canif dans la figure du pantinois Gabriel Mélin.

Faits divers : octobre 2007, la ville de Paris lance une campagne de prévention contre l'utilisation abusive des autobus.Faits divers

539. Un plongeur de Nancy, Vital Frérotte, revenu de Lourdes à jamais guéri de la tuberculose, est mort dimanche par erreur.

819. L’ex-maire de Cherbourg, Gosse, était en proie à un barbier, quand il cria et mourut, sans que le rasoir y fût pour rien.

1007. V. Kaiser, 14 ans, allait à Mt-St-Martin (M.-et-M.) voir son père. Le satyre du bois qu'elle traversait se dressa devant elle...

1033. Derrière un cercueil, Mangin, de Verdun, cheminait. Il n'atteignit pas, ce jour-là, le cimetière. La mort le surprit en route.

Meurtres, ou pas

413. À Verlinghem (Nord), Mme Ridez, 30 ans, a été égorgée par un voleur, cependant que son mari était à la messe.

573. La Verbeau atteignit bien, au sein, Marie Champion, mais se brûla l'œil, car le bol de vitriol n'est pas une arme précise.

574. Alb. Vallet frappait de la crosse de son fusil le propriétaire Ferrand, de Chapet. Le coup partit et le chasseur tomba mort.

616. L'examen médical d'un garçonnet trouvé dans un fossé d'un faubourg de Niort montre qu'il n'eut pas que la mort à subir.

1111. Avec un couteau à fromage, le banlieusard marseillais Coste a tué sa sœur qui, comme lui épicière, lui faisait concurrence.

1121. Rue Neuve-des-Boulets, la ménagère Dumé, 42 ans, de la rue de la Petite-Pierre, a été percée d'une balle venue d'on ne sait qui.

Politique, séparation de l'Église et de l'État, vie sociale

139. Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d'Herblay, est retrouvé : Jules Ménard, ramasseur d'escargots.

941. Les préfets de M.-et-L. et de la Marne infligent le martyre de la suspension à quatre maires qui voulaient Dieu dans les écoles.

992. Chez un cabaretier de Versailles, l'ex-ecclésiastique Rouslot trouva dans sa onzième absinthe la crise de délirium qui l'emporta.

1031. Quatre maires encore de suspendus en M.-et-L. Ils voulaient maintenir sous les yeux des écoliers le spectacle de la mort de Dieu.

1133. Les jeunes Guillemeau et Boileau ont été arrêtés à Saint-Cloud dans l'exercice de leur profession de cambrioleurs.

1193. «Aïe ! cria le rusé mangeur d'huîtres, une perle !» Un voisin de table l'acheta 100 francs. prix : 30 sous au bazar de Maisons-Laffitte.

Politique, armée, police et gens importants

24. L'affaire des détournements à la direction de l'artillerie de Toulon se réduirait à rien, d'après l'enquête du directeur.

431. Vainement des torpilleurs ont-ils voulu forcer les passes de Lorient: des torpilles y dormaient, mais d'un sommeil léger.

602. Ce n'est pas la charcuterie, c'est la chaleur qui a donné la diarrhée aux canonniers brestois, a décidé leur médecin-major.

699. Louis Picot, fils du secrétaire de l'Académie des sciences morales, etc., s'est tout écorché en tombant de bicyclette.

726. Destin, vingt ans, avant de céder aux policiers d'Aubervilliers, a lancé à l'un d'eux, Lagarof, un fer à repasser, en pleine figure.

Faits divers : un oiseau sur deux est noir et méchant.Suicides divers

234. Dans un hôtel de Lille, M. H. Hallynch, d'Ypres, s'est pendu pour des motifs qui, dit une lettre de lui, seront bientôt connus.

505. À 80 ans, Mme Saout, de Lambézellec (Finistère), commençait à craindre que la mort l'oubliât ; sa fille sortie, elle s'est pendue.

735. Perronnet, de Nancy, l'a échappé belle. Il rentrait. Sautant par la fenêtre, son père, Arsène, vint s'abîmer à ses pieds.

770. À Boucicaut, où il était infirmier, Lechat disposait de foudroyants toxiques. Il a préféré s'asphyxier.

776. Une jeune femme en putréfaction a été repêchée à Choisy-le-Roi. Des bagues de diamant ornaient son annulaire gauche.

779. Bois de Noisiel, gisait en deux parts, sous l'orme où il s'était pendu, Litzenberger, 70 ans, la tête décharnée par les freux.

808. Il y a mévente sur l'article de piété. Mme Guesdon, de Caen, en tenait boutique. En butte à l'huissier, elle se suicida.

995. Émilienne Moreau, de la Plaine-Saint-Denis, s'était jetée à l'eau. Hier elle sauta du quatrième étage. Elle vit encore, mais elle avisera.

À suivre, certainement...

***

Commentaires flottants sur les illustrations :
En haut, Faits divers : octobre 2007, la ville de Paris lance une campagne de prévention contre l'utilisation abusive des autobus.
En bas, Faits divers : un oiseau sur deux est noir et méchant.

lundi 23 novembre 2009

1210 romans en 3 lignes, épisode 1

À la fin du 19ème siècle, un étrange individu portant barbiche effilée, non-conformiste, esthète, un peu mystificateur, hantait les rédactions des revues à l'avant-garde, artistique, littéraire, politique. Auteur généralement anonyme de milliers d'articles, notices, reportages, critiques d'art, on dit que son goût était infaillible. Il suffit de lire les noms qui contribuèrent à la Revue Blanche, dont il fut rédacteur en chef de 1896 à 1903. Des peintres maintenant renommés firent son portrait, Paul Signac, Félix Vallotton. Il s'appelait Félix Fénéon (1).

Rédiger était son obsession. Sa marotte était la phrase, quel qu'ait été le sujet. Il avait débuté comme rédacteur au ministère de la Guerre, de 1881 à 1894, date à laquelle ses amitiés libertaires lui valurent d'être inculpé comme terroriste au Procès des Trente, répression contre le mouvement anarchiste. Acquitté, il poursuivra ses rédactions pour les revues, les grands journaux de l'époque, le Figaro en 1903, et enfin le Matin, en 1906, dans une mémorable contribution de quelques mois à la rubrique des «nouvelles en trois lignes».

Depuis octobre 1905, les nouvelles en trois lignes concentraient, dans une colonne de la page 3 du Matin, les évènements dont on ne pouvait dire que quelques mots, quelques phrases brèves et sans âme, les faits divers. Pendant six mois, Félix Fénéon leur injecta un style précis, chirurgical et cynique, minutieusement ponctué. Il filtrait certainement les sujets pour ne retenir que ce qui le touchait. Ainsi, parmi 1210 nouvelles recensées par P. et R. Wald Lasowski aux éditions Macula en 1990, reviennent avec régularité les découvertes d'engins incongrus pris pour des machines infernales anarchistes, les kilomètres de câble téléphonique dérobés par des ombres insaisissables, les élus récalcitrants à retirer des lieux publics les représentations du dieu crucifié (c'était le lendemain de la séparation de l'église et de l'État).
83. Muni d'une queue de rat
et illusoirement chargé de grès fin,
un cylindre de fer blanc a été trouvé rue de l'Ouest.


1160. X s'était coiffé d'une casquette administrative.
Il put à loisir couper 2.900 mètres de câble téléphonique
sur la route nationale 19.


840. À toute force, le comte de Malartic
voulait suspendre Dieu dans l'école d'Yville (S.-L.).
Maire, on l'a suspendu lui-même.

Mais ce qui émerge dans cette houle des faits divers, ce sont surtout les morts, accidentés par les tramways, les autobus, les trains, ou suicidés, comme dans cette célèbre nouvelle, numérotée 780 aux éditions Macula (et qui contient peut-être une coquille avec la répétition du mot Septeuil).
780. Mme Fournier, M. Vouin, M. Septeuil,
de Sucy, Tripeval, Septeuil,
se sont pendus : neurasthénie, cancer, chômage.

Et Fénéon leur imprime une logique si impitoyable, qu'on croit lire à chaque fois le roman d'une vie. Car après tout que reste-t-il d'une génération ? Quelques rares évènements, qui persisteront un temps dans les esprits et les livres d'histoire, et des milliers d'êtres humains, qui auront vécu sans se faire remarquer, puis auront été écrasés par un train.
316. Comme son train stoppait,
Mme Parlucy, de Nanterre, ouvrit, se pencha.
Passa un express qui brisa la tête et la portière.


592. Monsieur Jules Kerzerho présidait une société
de gymnastique, et pourtant il s'est fait écraser
en sautant dans un tramway, à Rueil.


1021. Le 515 a écrasé, au passage
à niveau de Monthéard (Sarthe), Mme Dutertre.
Accident, croit-on, bien qu'elle fût très misérable.

Aux antipodes des courts poèmes japonais (2) qui évoquent une impression, le sentiment d'un instant, la nouvelle en trois lignes résume une vie, et souvent la clôt.
623. C'est au cochonnet que l'apoplexie
a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois.
Sa boule roulait encore qu'il n'était déjà plus.
Félix Fénéon est mort le jour bissextil de 1944. On aimerait retrouver quelquefois sa signature, même au bas d'une notice de médicament, ou du mode d'emploi d'un four à micro-ondes, qui sont la littérature contemporaine. Dans quelques jours, Ce Glob Est Plat présentera, soigneusement classé, un florilège de ses plus beaux romans en trois lignes.

***
(1) La courte biographie que lui consacre Paul-Henri Bourrelier est limpide et exemplaire. Et le docteur Orlof parle de Fénéon avec admiration.
(2) Les tanka faisaient cinq vers, les hokku (haiku ou haikai), trois.

vendredi 13 novembre 2009

Nuages (19)

Un peu de tourisme.

Jadis florissante, fondée probablement par les grecs, habitée par les romains, byzantine et fortifiée au moyen-âge, un peu sarrasine, normande pendant quelques siècles, puis longtemps aragonaise, épisodiquement française et finalement italienne en 1861, la petite ville de Gerace (prononcez djératché), en calabre, ne voit plus passer, depuis, que deux ou trois touristes, en été, et quelques nuages, parfois.

Le site de Gerace. Au fond, la ville sur sa falaise.


L'église San Martino, délaissée, et l'intérieur de la cathédrale normande.


Dans un coin de la cathédrale, un dieu agonisant au fond d'un aquarium. L'effet liquide est une illusion d'optique.

Au cœur de la cathédrale, les restes d'une fresque pieusement conservés. On ne sait pas précisément ce qu'ils représentent. un jeu de bataille navale ?




Un des nombreux belvédères aménagés par la municipalité.

dimanche 1 novembre 2009

Un voyage dans le temps


Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite hélas que le cœur d'un mortel).

Charles Baudelaire, Le cygne, dans Les fleurs du mal.

Ils ont raison, ceux qui croient Ce glob Est Plat soumis à la déesse Gougueule (Google chez les anglophones). Et tant que son esprit inventif sera au service du voyageur en robe de chambre, du navigateur au budget limité à son abonnement internet, alors ce Glob persistera dans la promotion de ses étonnantes créations.

Le cap Misène, dans le sud de l'Italie, près de Naples
(sa position dans Gougueule Eurf)

Glorifions donc aujourd'hui Gougueule Eurf (Google Earth) qui vient de mettre sa version 5 à disposition. En 2005, Gougueule Eurf était un logiciel de voyage virtuel sur le globe terrestre, un outil pour préparer des vacances lointaines ou les rêver seulement. Puis au fil des années, Gougueule a créé le relief, les monuments en trois dimensions, les rues et les façades des villes principales, les commerces, le fond des océans, la peinture au détail et les millions de photos prises par des touristes. La terre devenait alors un vraie Terre, avec des gens dessus. Enfin, accélérant son expansion territoriale, Gougueule créait le ciel nocturne et l'astronomie qui va avec, et dernièrement la Lune, et la planète Mars. On peut en explorer la surface et l'histoire. Bientôt, il n'y aura plus un endroit dans l'univers où la main assoiffée de Gougueule n'aura posé le pied.

Or, avec sa version 5, Gougueule nous fait franchir l'ultime frontière, celle qui est réservée aux divinités, la limite du présent, justifiant ainsi le culte que lui vouent certains. Désormais, au moyen d'un habile curseur temporel activé par l'appui sur l'icône d'un cadran d'horloge (voir l'illustration), le voyageur peut dévoiler ou masquer les différentes prises de vue d'un même endroit, et voir surgir ou s'évanouir, en couches chronologiques, les maisons, les routes, les saisons.

Ainsi vous pourrez maintenant, preuves à l'appui, dénoncer un voisin qui a dilaté son habitation sans en informer le fisc, admirer la science des cultures soviétiques et le rapide anéantissement de la mer d'Aral et des populations voisines, empoisonnées, trembler à la dégradation du patrimoine de l'Humanité, à Babylone, en Irak, par les armées américaines, montrer à vos petits-enfants qu'il y avait une forêt en Amazonie...
On le voit, cette simple évolution de Gougueule Eurf abonde en nouvelles applications pratiques et en promesses de divertissement.

Comme la géologie ou l'archéologie, la nouvelle version
de Gougueule Eurf dévoile des strates de temps
.

Et puis il était temps que l'homme constate par lui-même, bière à la main, pantoufles aux pieds, l'inexorable détérioration de sa planète, la seule à sa disposition, et l'allongement démesuré de l'ombre de la tour de Doubaï, où il discernera, sans aucun doute, les signes de la vanité humaine.