lundi 23 novembre 2009

1210 romans en 3 lignes, épisode 1

À la fin du 19ème siècle, un étrange individu portant barbiche effilée, non-conformiste, esthète, un peu mystificateur, hantait les rédactions des revues à l'avant-garde, artistique, littéraire, politique. Auteur généralement anonyme de milliers d'articles, notices, reportages, critiques d'art, on dit que son goût était infaillible. Il suffit de lire les noms qui contribuèrent à la Revue Blanche, dont il fut rédacteur en chef de 1896 à 1903. Des peintres maintenant renommés firent son portrait, Paul Signac, Félix Vallotton. Il s'appelait Félix Fénéon (1).

Rédiger était son obsession. Sa marotte était la phrase, quel qu'ait été le sujet. Il avait débuté comme rédacteur au ministère de la Guerre, de 1881 à 1894, date à laquelle ses amitiés libertaires lui valurent d'être inculpé comme terroriste au Procès des Trente, répression contre le mouvement anarchiste. Acquitté, il poursuivra ses rédactions pour les revues, les grands journaux de l'époque, le Figaro en 1903, et enfin le Matin, en 1906, dans une mémorable contribution de quelques mois à la rubrique des «nouvelles en trois lignes».

Depuis octobre 1905, les nouvelles en trois lignes concentraient, dans une colonne de la page 3 du Matin, les évènements dont on ne pouvait dire que quelques mots, quelques phrases brèves et sans âme, les faits divers. Pendant six mois, Félix Fénéon leur injecta un style précis, chirurgical et cynique, minutieusement ponctué. Il filtrait certainement les sujets pour ne retenir que ce qui le touchait. Ainsi, parmi 1210 nouvelles recensées par P. et R. Wald Lasowski aux éditions Macula en 1990, reviennent avec régularité les découvertes d'engins incongrus pris pour des machines infernales anarchistes, les kilomètres de câble téléphonique dérobés par des ombres insaisissables, les élus récalcitrants à retirer des lieux publics les représentations du dieu crucifié (c'était le lendemain de la séparation de l'église et de l'État).
83. Muni d'une queue de rat
et illusoirement chargé de grès fin,
un cylindre de fer blanc a été trouvé rue de l'Ouest.


1160. X s'était coiffé d'une casquette administrative.
Il put à loisir couper 2.900 mètres de câble téléphonique
sur la route nationale 19.


840. À toute force, le comte de Malartic
voulait suspendre Dieu dans l'école d'Yville (S.-L.).
Maire, on l'a suspendu lui-même.

Mais ce qui émerge dans cette houle des faits divers, ce sont surtout les morts, accidentés par les tramways, les autobus, les trains, ou suicidés, comme dans cette célèbre nouvelle, numérotée 780 aux éditions Macula (et qui contient peut-être une coquille avec la répétition du mot Septeuil).
780. Mme Fournier, M. Vouin, M. Septeuil,
de Sucy, Tripeval, Septeuil,
se sont pendus : neurasthénie, cancer, chômage.

Et Fénéon leur imprime une logique si impitoyable, qu'on croit lire à chaque fois le roman d'une vie. Car après tout que reste-t-il d'une génération ? Quelques rares évènements, qui persisteront un temps dans les esprits et les livres d'histoire, et des milliers d'êtres humains, qui auront vécu sans se faire remarquer, puis auront été écrasés par un train.
316. Comme son train stoppait,
Mme Parlucy, de Nanterre, ouvrit, se pencha.
Passa un express qui brisa la tête et la portière.


592. Monsieur Jules Kerzerho présidait une société
de gymnastique, et pourtant il s'est fait écraser
en sautant dans un tramway, à Rueil.


1021. Le 515 a écrasé, au passage
à niveau de Monthéard (Sarthe), Mme Dutertre.
Accident, croit-on, bien qu'elle fût très misérable.

Aux antipodes des courts poèmes japonais (2) qui évoquent une impression, le sentiment d'un instant, la nouvelle en trois lignes résume une vie, et souvent la clôt.
623. C'est au cochonnet que l'apoplexie
a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois.
Sa boule roulait encore qu'il n'était déjà plus.
Félix Fénéon est mort le jour bissextil de 1944. On aimerait retrouver quelquefois sa signature, même au bas d'une notice de médicament, ou du mode d'emploi d'un four à micro-ondes, qui sont la littérature contemporaine. Dans quelques jours, Ce Glob Est Plat présentera, soigneusement classé, un florilège de ses plus beaux romans en trois lignes.

***
(1) La courte biographie que lui consacre Paul-Henri Bourrelier est limpide et exemplaire. Et le docteur Orlof parle de Fénéon avec admiration.
(2) Les tanka faisaient cinq vers, les hokku (haiku ou haikai), trois.

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