samedi 24 juin 2023

lundi 19 juin 2023

Invendus (4)

Il était impensable, dans un blog respectable surveillé par quasiment 30 lecteurs réguliers et quelques centaines de robots indexeurs, de publier une image du tableau dont il est question dans cette chronique - d’autant qu’une bonne part de la presse sur internet s’en est chargé - nous avons donc pris le parti de ne pas nous éloigner du thème, le nu féminin, tout en restant de bon gout et instructif pour la jeunesse.


Monsieur N. n’a pas de chance. À chaque tentative il aperçoit, à sa portée, le sommet qui finalement se dérobe.

On se souviendra peut-être qu’il était en 2018 l’inventeur (au sens juridique de celui qui découvre) d’un grand nombre d'objets des Arts incohérents datant des années 1880, trouvés dans une malle, dont des raretés comme le célèbre "Combat de nègres de nuit" de Bilhaud en 1882. Les experts du musée d’Orsay en étaient émus. Les autres l'étaient moins. En 2021 certaines des pièces étaient décrétées "trésor national". Des doutes subsistaient cependant (relatés ici). Le journal Libération en fit une enquête en 2022, qui redoubla les suspicions. Finalement le très informé Vincent Noce pense, dans la Gazette de Drouot cette semaine, que monsieur N. pourra, à l’échéance de l’interdiction d’exportation fin 2023, rempocher ses trouvailles et tenter de les vendre à plus crédules.

Cette année, le même inventeur découvrait un tableau de Gustave Courbet, dument signé, qu’il avait acheté pour une misère, sans nom d'auteur, à Drouot. Ces choses arrivent parfois. C’est une femme nue allongée sur une toile de 1,60 mètre devant un peu de verdure et les doigts dans une mare. Tout y est parfaitement laid et maladroit. Des experts, sans doute intéressés, l’excusent en affirmant que c’est une étude, une esquisse du grand maitre de la peinture réaliste (sur 1,60 mètre, qui le croira ?)

Monsieur N., pressé de le vendre un bon prix, déclinait l’invitation par l’institut Courbet d'étudier son authenticité et trouvait l’attachante et serviable famille Rouillac pour y croire (ou le faire croire), et le soumettre aux enchères dans leur célèbre garden-partie annuelle, la 35ème, au château d’Artigny, après une promotion excessive et une étude convaincue de 7 pages dans le catalogue de la vente, sous le numéro 115. Les superlatifs les plus incongrus y sont employés (sulfureux, apogée, ultime témoignage spirituel...) À sa lecture le musée d'Orsay refusant d’être impliqué a demandé que soit retirée l’expression "[Tableau] exposé au musée Courbet à Ornans avec le soutien exceptionnel du musée d’Orsay". Il avait en effet été exposé en 2019 comme authentique aux côtés d’un Courbet d’Orsay patenté. L'expression est toujours dans le catalogue en ligne.

Le 4 juin on s'attendait à des offres de plusieurs centaines de milliers d’euros. Mais personne n’enchérit.
Cela rappelle la 33ème garden-partie et l’épisode des efforts acrobatiques des Rouillac père et fils pour se défaire sans succès d’un tableau de Monet absolument indigeste (narré là).
Ces déceptions adviennent parfois. Elles ne semblent avoir entaché ni le succès des ventes de la garden-partie - peut-être les ont-elles stimulées - ni l’enthousiasme des organisateurs.

Monsieur N. est reparti avec son Courbet sous le bras (façon de parler, le tableau encadré fait plus de 2 mètres). Si près du but, c’est dommage. Et dire que ça pourrait être un tableau authentique de Courbet. On lui en attribue de si mauvais.

dimanche 11 juin 2023

Ce monde est disparu (4)


Le solstice d’été, le jour le plus long de l’année, approche, pas en Tasmanie bien sûr, où ce sera le plus court, mais dans les salles de ventes parisiennes, notamment. 
Cette année c’est le 21 juin, et les experts du cabinet Turquin et la maison Tajan en profiteront pour mettre en lumière une étonnante découverte ; il fera encore jour, entre 20h et 21h, quand ils présenteront aux enchères un nouveau tableau nocturne de Georges de La Tour ! Les experts, à quelques détails subtils, affirment qu'il représenterait un certain Jacques, saint de son état.

C’est entendu, il n’est sans doute pas de la main de Georges, c’est peut-être une copie du fils, il présente des détails un peu faibles, le bougeoir caché, la transparence du livre, un léger maniérisme, une préciosité qu’on attribue, comme pour les toiles de Nancy, Le Mans ou Nantes (*), à un hypothétique atelier dont on ne sait absolument rien - on n’ose pas imaginer une baisse de qualité de la main du maitre - mais on y trouve des traits superbes, le dessin des plis de la robe éclairés par la bougie, les mains... Et puis c’est un thème nouveau à ajouter à la courte iconographie de La Tour, et une couleur inattendue, ce rose soutenu, ou rose crevette vaguement corail, saumon peut-être, voire Pantone+ CMYK P37-xxU à P41-xxU, bref, disons rose orangé. 

(*La médiocrité de ces 3 reproductions est désolante, mais il semble qu’en la matière la félicité, en France, soit inaccessible : les photos des La Tour exilés dans les musées américains sont admirables mais les modèles sont très rarement visibles, quand les images fournies par les musées français sont lamentables mais on peut plus facilement visiter les originaux (quoique le nouvel éclairage artificiel rosâtre avec lequel le musée de Nantes irradie ses peintures du 17ème siècle depuis peu, donc ses trois La Tour - alors que la pesante peinture académique du 19ème y bénéficie des grandes baies de lumière naturelle - rend désormais cette visite déplaisante).

Dans l’histoire du peintre cette découverte n’est certes pas un séisme comme le fut celle de l’incontestable Jean-Baptiste en 1993 (au musée de Vic-sur-Seille), et malgré l’exclamation promotionnelle de M. Turquin "[ce tableau] modifie la compréhension que nous avions du grand peintre lorrain", il ne fera sans doute pas l’objet d’une préemption de l’État, alors que l’estimation autour de 135 000$, modeste, le permettrait. 

C’est tout de même une chose rare et de grande qualité qui rappelle que des retrouvailles sont encore possibles. Depuis 100 ans, après un oubli total de trois siècles, presque 80 œuvres ont été retrouvées, dont une bonne moitié attribuable à La Tour avec certitude.
Et le bon monsieur Cuzin, anciennement conservateur des peintures du Louvre, qui vient de publier en 2021 sur La Tour une somme que la publicité dit superbe mais qu’on ne peut pas même voir dans les librairies de province tant il est cher, devra encore revoir ses calculs.

L’évènement astronomique sera visible pendant 5 jours à l’Espace Tajan, 37 rue des Mathurins, Paris 8, du 16.06 au 20.06 (sauf dimanche), de 10h à 18h, et de 10h à 15h le jour du solstice et de la re-disparition du tableau, on ne sait vers où. 
Venez nombreux.

Mise à jour le 22.06.2023 : Pas de grande bataille mais toutefois une enchère de 427 000$, 3 fois les estimations, soit 561 000$ avec commission et taxes. Est-il disparu définitivement ?

lundi 5 juin 2023

Un monument préhistorique

Ce monument post-historique, la raffinerie de Donges près de Saint-Nazaire, sur l’estuaire de la Loire, recèle un monument préhistorique.

L’archéologie nous dit que la fin de la dernière période glaciaire a été la fin du paradis terrestre pour les humains. Les groupes de chasseurs-cueilleurs qui bossaient alors à peine trois jours pas semaine (1), respiraient la santé et passaient leurs loisirs à griffonner des animaux sur les murs des cavernes et polir des cailloux, disparurent, remplacés par les agriculteurs-éleveurs, bureaucrates-planificateurs de l’époque. Alors se précipitèrent sur l'espèce humaine, avec l’explosion démographique et les revendications sur la propriété du sol, les pires calamités, les frontières, les guerres, les carences alimentaires (2), les épidémies, la création des classes sociales inférieures, leur soumission par le labeur quotidien, enfin tout ce qui a fait, depuis, le bonheur de l’humanité.  

Les premières peuplades qui éprouvèrent le besoin de délimiter leur domaine et d’affirmer leur propriété et leur pouvoir sur le sol, en Europe, furent les ancêtres des Bretons, affirme preuves à l’appui Bettina Schulz Paulsson, archéologue danoise. 
Il y a 6500 à 7000 ans (3), dans la région de Carnac, ils se mirent à redresser de longues pierres, à les disposer en lignes, en cercles, de plus en plus hautes et lourdes. Il fallait éviter que le voisin envieux puisse les déplacer discrètement comme on le ferait nuitamment d’un grillage et de quelques piquets. Ce concept immobilier obtint un tel succès qu’il se propagea rapidement. Les menhirs poussèrent comme des champignons gigantesques pendant 2 ou 3 millénaires sur tout le continent et ses iles.
 
Il y eut des abus, le moindre bourg voulait son monument, des érections sauvages balisèrent des sites balnéaires, des endroits réellement touristiques, édifications d’autant plus embarrassantes que ces choses s’installent pour des millénaires et ne peuvent même plus servir de matériau de construction, depuis les lois de 1887 et 1913 sur les monuments historiques, car la civilisation s’est piquée de conserver en l'état les témoins de son essor. 

Dans la région de Nantes où la société Total œuvre pour la croissance et la prospérité de l’humanité, elle a installé en 1931 à Donges une immense raffinerie, et y traite tous les ans des millions de tonnes de pétrole, essentiellement destinées au marché automobile, raffinées ou transformées en caoutchouc ou en divers gaz et particules nuisibles. 
Et cette raffinerie n’est pas pour peu dans le record d’émission de dioxyde de carbone accumulé sur la planète par la société Total, qui battrait quasiment à elle seule, dit-on, l’émission totale de la France. C’est dire son ambition planétaire. Elle ne s’est pas dénommée Total au hasard.
Hier encore, en 2022, elle parvenait à faire déplacer une gare et détourner la ligne de chemin de fer Nantes-Le Croisic pour augmenter son emprise et sa capacité de production. 

Or sait-on que cette usine si bien huilée, modèle de la précipitation à grandes enjambées de la civilisation vers un avenir ardent et radieux, que ce spectaculaire et incompréhensible labyrinthe de tubes et de cheminées qui envoient vers l’inconnu les résidus les moins inoffensifs, sait-on que cette admirable cathédrale des temps modernes, qui devrait être elle-même monument historique - mais que fait donc le Ministère de la culture ? - abrite déjà dans son sein un monument historique ?

Car l’usine a été construite il y a presque un siècle sur les terres d’un menhir, classé monument historique en 1889, et d’un reste de dolmen (photo de droite). À l’époque la règle des 500 mètres sans construction autour d’un monument classé n’existait pas, mais il était déjà interdit de le détruire.
On dit qu’ils se trouvent toujours sur place. Le menhir (et non le dolmen, comme l'écrit par erreur Google Maps) serait exactement ici, près des tuyauteries, et le dolmen précisément , entre les rails.  
Naturellement l’accès en est interdit, Total est trop modeste et discrète sur ses procédés de fabrication pour tolérer que l’amateur de cailloux ou le touriste indélicat viennent y déposer leurs respects ou leurs papiers gras. 
La plupart des photos du monument résultent d’indiscrétions ou de vieilles cartes postales

Il est tout de même émouvant d’imaginer qu’un des premiers témoins qui se dressèrent pour attester le berceau de notre civilisation est aujourd’hui enfermé, comme un cœur déjà froid et pétrifié, quelque part au centre de cet industrieux enchevêtrement de tuyaux où circule encore un peu du sang noir de la terre, et que cet énorme organisme de métal deviendra, bientôt sans doute, son tombeau.

***
(1) Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Chap.1 "De ce point de vue, les chasseurs-cueilleurs…"
(2) Où sont-ils ? (Éditions du CNRS), Chap.3 "Car paradoxalement, l’invention de l’agriculture…"
(3) L’idée de mégalithes monumentaux est bien plus ancienne et daterait de plus de 11000 ans au Moyen-orient, comme à Göbekli Tepe, entre la Turquie et la Syrie actuelles. Mais ces structures volontairement enfouies et abandonnées après un à deux millénaires d’utilisation questionnent encore les archéologues.