lundi 5 juin 2023

Un monument préhistorique

Ce monument post-historique, la raffinerie de Donges près de Saint-Nazaire, sur l’estuaire de la Loire, recèle un monument préhistorique.

L’archéologie nous dit que la fin de la dernière période glaciaire a été la fin du paradis terrestre pour les humains. Les groupes de chasseurs-cueilleurs qui bossaient alors à peine trois jours pas semaine (1), respiraient la santé et passaient leurs loisirs à griffonner des animaux sur les murs des cavernes et polir des cailloux, disparurent, remplacés par les agriculteurs-éleveurs, bureaucrates-planificateurs de l’époque. Alors se précipitèrent sur l'espèce humaine, avec l’explosion démographique et les revendications sur la propriété du sol, les pires calamités, les frontières, les guerres, les carences alimentaires (2), les épidémies, la création des classes sociales inférieures, leur soumission par le labeur quotidien, enfin tout ce qui a fait, depuis, le bonheur de l’humanité.  

Les premières peuplades qui éprouvèrent le besoin de délimiter leur domaine et d’affirmer leur propriété et leur pouvoir sur le sol, en Europe, furent les ancêtres des Bretons, affirme preuves à l’appui Bettina Schulz Paulsson, archéologue danoise. 
Il y a 6500 à 7000 ans (3), dans la région de Carnac, ils se mirent à redresser de longues pierres, à les disposer en lignes, en cercles, de plus en plus hautes et lourdes. Il fallait éviter que le voisin envieux puisse les déplacer discrètement comme on le ferait nuitamment d’un grillage et de quelques piquets. Ce concept immobilier obtint un tel succès qu’il se propagea rapidement. Les menhirs poussèrent comme des champignons gigantesques pendant 2 ou 3 millénaires sur tout le continent et ses iles.
 
Il y eut des abus, le moindre bourg voulait son monument, des érections sauvages balisèrent des sites balnéaires, des endroits réellement touristiques, édifications d’autant plus embarrassantes que ces choses s’installent pour des millénaires et ne peuvent même plus servir de matériau de construction, depuis les lois de 1887 et 1913 sur les monuments historiques, car la civilisation s’est piquée de conserver en l'état les témoins de son essor. 

Dans la région de Nantes où la société Total œuvre pour la croissance et la prospérité de l’humanité, elle a installé en 1931 à Donges une immense raffinerie, et y traite tous les ans des millions de tonnes de pétrole, essentiellement destinées au marché automobile, raffinées ou transformées en caoutchouc ou en divers gaz et particules nuisibles. 
Et cette raffinerie n’est pas pour peu dans le record d’émission de dioxyde de carbone accumulé sur la planète par la société Total, qui battrait quasiment à elle seule, dit-on, l’émission totale de la France. C’est dire son ambition planétaire. Elle ne s’est pas dénommée Total au hasard.
Hier encore, en 2022, elle parvenait à faire déplacer une gare et détourner la ligne de chemin de fer Nantes-Le Croisic pour augmenter son emprise et sa capacité de production. 

Or sait-on que cette usine si bien huilée, modèle de la précipitation à grandes enjambées de la civilisation vers un avenir ardent et radieux, que ce spectaculaire et incompréhensible labyrinthe de tubes et de cheminées qui envoient vers l’inconnu les résidus les moins inoffensifs, sait-on que cette admirable cathédrale des temps modernes, qui devrait être elle-même monument historique - mais que fait donc le Ministère de la culture ? - abrite déjà dans son sein un monument historique ?

Car l’usine a été construite il y a presque un siècle sur les terres d’un menhir, classé monument historique en 1889, et d’un reste de dolmen (photo de droite). À l’époque la règle des 500 mètres sans construction autour d’un monument classé n’existait pas, mais il était déjà interdit de le détruire.
On dit qu’ils se trouvent toujours sur place. Le menhir (et non le dolmen, comme l'écrit par erreur Google Maps) serait exactement ici, près des tuyauteries, et le dolmen précisément , entre les rails.  
Naturellement l’accès en est interdit, Total est trop modeste et discrète sur ses procédés de fabrication pour tolérer que l’amateur de cailloux ou le touriste indélicat viennent y déposer leurs respects ou leurs papiers gras. 
La plupart des photos du monument résultent d’indiscrétions ou de vieilles cartes postales

Il est tout de même émouvant d’imaginer qu’un des premiers témoins qui se dressèrent pour attester le berceau de notre civilisation est aujourd’hui enfermé, comme un cœur déjà froid et pétrifié, quelque part au centre de cet industrieux enchevêtrement de tuyaux où circule encore un peu du sang noir de la terre, et que cet énorme organisme de métal deviendra, bientôt sans doute, son tombeau.

***
(1) Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Chap.1 "De ce point de vue, les chasseurs-cueilleurs…"
(2) Où sont-ils ? (Éditions du CNRS), Chap.3 "Car paradoxalement, l’invention de l’agriculture…"
(3) L’idée de mégalithes monumentaux est bien plus ancienne et daterait de plus de 11000 ans au Moyen-orient, comme à Göbekli Tepe, entre la Turquie et la Syrie actuelles. Mais ces structures volontairement enfouies et abandonnées après un à deux millénaires d’utilisation questionnent encore les archéologues.  

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