dimanche 15 juin 2014

Le retour du refoulé

Pour fuir l'intolérable pudibonderie des grands réseaux sociaux et la censure aveugle des moteurs de recherche nous éviterons de nommer directement l'objet de cette chronique par ses noms les plus usuels. Georges Brassens l'appelait jadis « Le Blason ». De nos jours, le dernier cri est de le nommer « L'Origine du monde », ce qui est tout de même très approximatif sur le plan scientifique, et de l'exposer fièrement sur les cimaises des musées les plus en vogue.

Qui ignore encore ce tableau, illustrissime depuis peu, de Gustave Courbet, peintre provocateur du milieu du 19ème siècle qui peignait à grand renfort de couleurs au bitume et au blanc de plomb des tableaux naturalistes devenus aujourd'hui très sombres ?
L'œuvre figure un corps féminin réaliste sans jambes ni bras ni tête, comme une nature morte posée sur un étal, avec au milieu un organe velu. Depuis qu'il est exhibé en permanence, depuis 1995, la pensée parisienne s'enthousiasme sur ce puissant symbole d'on ne sait trop quoi, au point qu'il est presque devenu l'emblème du musée qui l'héberge et le fleuron des ventes de cartes postales.

Le 29 mai 2014, une jeune femme en robe dorée (filmée par un complice) s'approchait calmement du tableau de Courbet, s'asseyait sur le sol en lui tournant le dos, écartait généreusement les cuisses et s'aidant des mains présentait alors au public épars du musée une vue plus explicite encore que celle du tableau qui lui servait de modèle.
On a pu lire que son geste était dicté par un concept consistant et impérieux, ce que ne confirme pas réellement le poème puéril récité pendant l'exhibition sur les notes de l'inévitable rengaine de l'Ave Maria de Schubert. On peut également mesurer la profondeur vertigineuse du verbiage de la dame dans cette vidéo.
Disons simplement que pour faire plus provocateur que le tableau de Courbet, il fallait bien exposer la réalité plutôt que sa représentation. C'est le fondement de tout exhibitionnisme.
Notons cependant que Courbet, qui aimait pourtant faire scandale, n'avait pas peint ce tableau pour choquer, mais pour le cabinet privé d'un riche diplomate turc et obsédé.

Robert Crumb, dessin original pour la couverture du numéro 13 de la revue Weirdo représentant 20 modèles de psychopathes sexuels. Le 21ème est le dessinateur.

Le plus amusant dans cette historiette libidinale est certainement l'illustration éclatante de la schizophrénie d'une société qui peut, sur la même image, afficher sans vergogne un blason triomphal, et flouter ou masquer la même chose quand elle constitue une intrusion de la réalité dans son confortable univers imaginaire. On le constatera sur les photos de la scène reproduites dans la presse.

lundi 9 juin 2014

La vie des cimetières (55)

Street View (vue de la rue) est une fonction de l'application Google Maps devenue indispensable au voyageur. Elle ajoute à la vision plongeante d'un lieu (par satellite) la faculté de longer les rues grâce à des vues à 360 degrés et à l'intégration des photographies de Panoramio. Google lui a récemment ajouté la dimension temporelle (lorsque ses véhicules de prise de vue sont passés plusieurs fois dans un même lieu). C'est un phénoménal outil de repérage pour préparer un voyage, mais également de découverte d'endroits de la planète où nous n'irons jamais.

Commençons aujourd'hui une tournée des cimetières remarquables d'Angleterre et d'Écosse « vus de la rue ».









À suivre.

dimanche 1 juin 2014

Le Sidaner et les roses

Au soir, un jardin aux verts éteints et un peu grisâtres, peut-être une terrasse, fleurie. On devine à la lampe qui luit sur la nappe blanche que la table vient d'être abandonnée. Au fond une fenêtre est illuminée d'un jaune orangé vif. Tout est calme.
L'amateur de bien-être et de nature apprivoisée aura reconnu un des sujets favoris d'Henri Le Sidaner, peintre plus ou moins impressionniste né en 1862 et mort en 1939, renommé en son temps.

En 1901, Le Sidaner cherche autour de Beauvais une maison avec un jardin et déniche dans un coin vallonné de Picardie un village presque abandonné sur une petite colline, Gerberoy. Des rois y avaient séjourné et combattu au moyen-âge mais il ne restait pas même des ruines de ce passé.
Au fil des années, Le Sidaner transforma la maison et ses jardins en oasis domestique. Il fit pousser et grimper des rosiers partout, invita des amis célèbres et s'investit dans la renaissance du village qui devint alors (et reste de nos jours) l'attraction fleurie de la région.
Il n'y a rien d'historique à visiter à Gerberoy, rien qui encombrerait l'esprit. Il faut simplement flâner, s'asseoir parfois et ne rien faire.

C'est là que le peintre réalisa ses tableaux les plus prisés (encore aujourd'hui), qui disent la douceur crépusculaire des instants qui viennent d'être vécus, avec un peu de géométrie, quelques lignes de fuites, quelques courbes. Des tableaux à la française.

Gerberoy le soir, la place de La Hire et Xaintrailles vue de la rue Le Sidaner.

L'arrière-petit-fils du peintre vient de le faire revivre dans un beau livre, « Henri Le Sidaner, paysages intimes » aux éditions Monelle Hayot, au moyen de centaines de photographies d'époque, de centaines de reproductions de ses tableaux et d'une biographie naturellement très documentée.
Le livre accompagne opportunément quatre expositions thématiques simultanées du peintre à Amiens, Cambrai, Dunkerque et Étaples.

Il est toujours décevant de visiter une exposition de Le Sidaner. Ses tableaux sont de plus en plus gris, peints trop vite, sans gras, comme la plupart des tableaux impressionnistes de l'époque. Et ils sont rarement bien éclairés, alors que les reproductions dans les catalogues sont souvent éclaircies et ravivées. Il suffit de comparer la carte postale (intérieur à la nappe rouge) distribuée à l'entrée de l'exposition du musée de Cambrai au tableau original exposé à l'étage, mal éclairé, décoloré et terne.

Alors on s'installe dans un fauteuil, dans la pénombre de la salle d'exposition, entouré de tableaux et de dessins originaux du peintre, et on s'abime pendant une demi-heure dans la contemplation d'un écran qui montre un film de 2011 du même arrière-petit-fils « Henri Le Sidaner, la renaissance de Gerberoy ». Tout y est à la gloire du jardin, on y voit des tableaux aux couleurs lumineuses, des photos d'époque des mêmes lieux, et des images animées, fantomatiques, où le peintre passe comme un spectre débonnaire entre les bosquets fleuris de sa création.
On n'en trouve sur Internet qu'une version hollandaise (hélas, car les commentaires de l'auteur sont précis, retenus et souvent touchants) mais les quelques propos de la belle-fille du peintre, émouvants, sont restés en français.
Et le film finit ainsi, la vieille dame, assise au cœur du jardin de Gerberoy en 1991, se remémore ces heures bienheureuses « Le matin on le voyait arroser ses fleurs, il sortait arroser ses hortensias et ses hydrangéas... C'est très joli les hydrangéas, c'est plus joli que les hortensias, c'est plus léger. Il y en avait beaucoup ici... Tout ça est parti. »

Aujourd'hui à Gerberoy, grimpant le long des façades des maisons, les rosiers regorgent de fleurs éclatantes et leurs couleurs revivront encore à chaque floraison, de mai à novembre.