lundi 25 septembre 2023

Ce monde est disparu (8)

D'Abraham Pether (le père d’Henry et Sebastian Pether), un incendie près de Londres, 96cm, plutôt réussi, longtemps attribué à Joseph Wright of Derby, parti contre 23 000$. Un des seuls tableaux attractifs de la vente avec le portrait de Ramsay.

"Au Louvre, tous les tableaux sont éclairés, alors qu'en fait y'en a les trois quarts qu'on regarde pas."
Le grand café des brèves de comptoir, Tome 3. JM. Gourio.


Dans le monde de l’art, la sphère des ventes aux enchères se porte bien, comme celle de la spéculation boursière (le cours de l’or a presque doublé depuis 5 ans). La finance sait profiter de ces petites contrariétés que sont les conflits frontaliers, les tracas météorologiques variés et autres pépins planétaires. 

Cependant il n’y a pas tant de ventes millionnaires qu’on le croirait. Les faussaires ont beau redoubler d’activité, le nombre de chefs-d’œuvre du passé n’augmente pas vite.


Pour rester toutefois en haut de l’affiche, et assainir leur stock, les maisons d'enchères ratissent tout ce qui peut évoquer des noms connus, Caravage, Rembrandt, Velázquez… Elles les affublent discrètement d'une des locutions péjoratives officielles (suiveur de, d’après, atelier de, attribué à, cercle de, école de…), y ajoutent des œuvres qu’elles ont du mal à vendre, des tableaux ratés de peintres mineurs et concoctent ainsi de belles ventes au rabais. Elles les conseillent aux investisseurs débutants (new buyers).


Ainsi Sotheby’s vient d’ouvrir les soldes automnaux, le 20 septembre à Londres. La vente était ouverte depuis quelques jours sur internet, d’après un catalogue de reproductions passables. À l’heure de la clôture de chaque lot une simulation d’enchère virtuelle chronométrée venait procurer le petit frisson de la compétition, parce que même à distance, dépenser son argent les yeux fermés doit rester un amusement. 


Et l’opération a bien fonctionné, tant le marché est confiant en son avenir.

75% des croutes ont disparu, parfois à de très bas prix pour une maison prestigieuse, moins de 1000$ en l'absence de seuil de réserve. 

On notera, dans les liens vers la vente (voir plus haut), le grand retour de Catherine Windsor par Ramsay, invendue en 2022, qui est reparue puis disparue sans bruit, contre 10 000$. La copie de Rembrandt, pourtant assez ressemblante vue de loin, n’est pas partie, contrairement au médiocre Caravage et au Velázquez qui ont dépassé les prévisions, mais pas dans les proportions de ce vilain portrait par Margareth Carpenter, mystérieusement disputé jusqu'à 15 fois les estimations !  


Et c’est presque tous les jours comme ça, chez Sotheby’s, comme dans toutes les grandes maisons d'enchères, qui sont finalement les Compagnons d’Emmaüs du riche.

samedi 16 septembre 2023

φιλαδελφία

Andrew Wyeth, Groundhog day (100cm, 1959) Philadelphia museum of art.

Comment ça, nous n’avions jamais visité le musée d’art de Philadelphie, alors qu’on était récemment tout près, à Hartford ?
C’est un oubli regrettable, une ville qui a failli devenir la capitale des États-Unis. Il est vrai qu’elle a perdu 400 000 habitants depuis les années 1950, mais ça n’est certainement pas à cause de ses collections, qui attirent 800 000 visiteurs par an dit l'Encyclopédie. C’est peut-être parce qu’un quart des habitants y survivent sous le seuil de pauvreté, et que les médias racontent qu’ils hantent par milliers la longue avenue de Kensington, jour et nuit, hésitants comme des zombis, le corps tordu, perdant leurs membres dans les caniveaux. On y compterait 5 morts chaque matin, sous l’effet de la déréliction économique, assistée de drogues tout à fait légales et bon marché promues par des laboratoires renommés et mécènes des plus grands musées internationaux (l’étymologie grecque de Philadelphia est fraternité, ne l’oublions pas).

Justement, le musée, le Philadelphia Museum of Art, parlons-en. Sur son site internet, dans un résumé historique qui fait son possible pour ne rien nous apprendre, il se réjouit d'avoir toujours bénéficié, malgré les crises et les guerres, de donations généreuses, et se considère honoré de posséder la robe de mariage de Grace Kelly avec le prince Rainier 3 de Monaco. On le comprend.

La présentation de la collection de 170 000 pièces (dont 5000 exposées au public) est peu enthousiasmante, mais honorable, dans des reproductions téléchargeables, le plus souvent d’une bonne qualité (3000 à 4000 pixels), aux renseignements laconiques.
Pour une visite agréable il sera préférable, sur la page de recherche, à gauche, de filtrer les 170 000 objets en utilisant les critères de recherche (ordonnés par nombre d’occurrences), par exemple en sélectionnant "peinture" et "européenne", on réduit la balade à 2500 vignettes, classées un peu n’importe comment, il faut le reconnaitre.

Tout cela n’est pas vraiment folichon, mais quand vous aurez jeté un coup d’œil au florilège qui suit, désordonné mais orienté, vous aurez peut-être envie de poursuivre un peu la balade imaginaire, quitte à vous y perdre (d'autant plus qu'une bonne part, peut-être la moitié, des œuvres choisies ici ne sont pas exposées au public).

Peu de musées peuvent se réjouir d’héberger à la fois une des plus minuscules miniatures de Van Eyck (une carte postale) et des panneaux de la main incontestée de Rogier van der Weyden ; Philadelphie expose son monumental diptyque de la crucifixion (près de 4 m²), certainement la plus singulière de ses œuvres, où les personnages de la Passion sont enfermés dans des décors abstraits comme dans les tableaux de Francis Bacon. 

La série d’œuvres d’Andrew Wyeth est remarquable, ce qui n’est pas une surprise, Wyeth est né et mort à Chadds Ford, à moins de 50 kilomètres du musée, et avait fait son atelier d’un vieux moulin voisin. Outre le moulin, on trouvera deux autres tableaux exceptionnels, ces deux seaux au fond d’un couloir de ferme et le célèbre coin de table de Groundhog Day (illustration plus haut. Hélas Wyeth n’est mort qu’en 2009 et ne méritera donc pas de reproductions de haute qualité avant des décennies).

Une série aussi remarquable de Thomas Eakins. Là encore rien de surprenant, Eakins, considéré comme le plus important des peintres réalistes étasuniens est né à Philadelphie, y a enseigné, peint, et y est mort. Oublions son inévitable portrait de l’orgueilleux Docteur Gross et son scalpel (notez tout de même, à gauche, la mère du patient qui ne partage pas la confiance du chirurgien), et admirons les frises de personnages de "Réparant le filet" (ill. détail 4) et "Pêche à Gloucester", ou les étonnants portraits de Mrs. Cushing ou de La cantatrice.

De Jacob van Oost l’ancien, un Portrait de fille, magnifique exemple du portraitiste peut-être le plus subtil du 17ème siècle flamand à Bruges, dont Wikipedia qui n’y connait rien dit que ses portraits sont stéréotypés (on pourrait aisément montrer que c’est une grossière erreur de jugement).

De Turner l’époustouflant "Incendie du parlement" auquel le peintre assistait le 16 octobre 1834. Il peignit un autre point de vue de l’évènement, plus éloigné, aujourd’hui au musée de Cleveland.

Et beaucoup d’autres paysages plutôt originaux, inhabituels, hollandais avec Jacob Ruidsael (ill. détail 3), Van der Heyden, Wijnants, Wouwermans, Dubbels, et d’origines diverses avec Thaulow, Lane, Guardi, Aivasovsky (Aivazovski), Calame, Doughty, Gauffier (ill. détail 2), Monet (ill. détail 1), Pissarro 

Et puis des scènes aussi curieuses, de Duyster (ill. détail 5), DegasWinslow Homer, AH. Maurer, Jan Olis, JF. Millet, Rusinol (Rusiñol), Judith Leyster (ill. détail 6), et des milliers d'autres choses

Détails dans les salles du Philadelphia museum of art, de haut en bas Monet, Gauffier, Ruisdael, Eakins, Duyster, Leyster.

mercredi 6 septembre 2023

Améliorons les chefs-d’œuvre (27)

Le mystère des tableaux qui fondent

Dans le Dictionnaire de la peinture par les peintres, Pascal Bonafoux cite Cézanne à propos des tableaux de Delacroix qui se décomposaient déjà du vivant du peintre :
Un jour, devant l’Entrée des croisés à Constantinople de Delacroix, Cézanne dit à Gasquet : "Nous ne la voyons plus. J’ai vu, moi qui vous parle, mourir, pâlir, s’en aller ce tableau. C’est à pleurer. De dix en dix ans, il s’en va… Il n’en restera, un jour, plus rien… Si vous aviez vu la mer verte, le ciel vert. Intenses […] Quand il l’exposa, on cria que le cheval, ce cheval était rose. C’était magnifique. Une rutilance. Mais ces sacrés romantiques, avec leur dédain, usaient d’atroces matières. Les droguistes les ont volés comme dans un bois."


Fin 2022, dans un hommage au grand Pierre Soulages, nous suggérions de surveiller ses lourds panneaux de goudron suspendus dans les grands musées, qui ne résisteront pas perpétuellement aux exigences de la gravité. 
Or à peine éteint l’écho de son oraison funèbre par le président de la République et entamé le "dialogue du défunt avec les siècles", des tableaux du peintre exécutés vers 1960 se mettaient à couler dans les réserves des "Abattoirs, Musée – Frac Occitanie", le musée d’art moderne de Toulouse.

Que des matières qui ne devraient pas se liquéfier coulent miraculeusement, la chose est courante, parfois avec ponctualité, comme à Naples où le sang de saint Gennaro fond dans sa fiole trois fois par an pour des périodes suffisamment longues et précisément planifiées pour le bénéfice des commerçants de la ville et le prestige des autorités religieuses.

Dans le secteur de la peinture également, la question est connue depuis le début du 19ème siècle, avec la commercialisation des peintures en tube et le mélange dans les couleurs de produits chimiques instables, du zinc friable au bitume et au plomb qui ne sèche jamais. De nos jours, les tableaux des plus mauvais techniciens parmi les grands peintres du 19ème siècle, de Prud’Hon à Delacroix, bougent encore ; après 200 ans la couche picturale se déforme toujours, gonfle ou se contracte, se décolore, noircit... 

Dans le cas de Soulages, plutôt qu’à un miracle surnaturel, on a probablement affaire à l’indélicatesse d’un fabricant, ou aux expérimentations téméraires du peintre qui, déjà très demandé, noircissait alors facilement ses deux à trois mètres carrés de toile par jour ; à ce débit-là on n’est plus très regardant sur la qualité des matériaux.


Nul n’est censé ignorer que la loi sur les droits d’auteur interdit de reproduire librement les œuvres d’artistes morts depuis moins de 70 ans. On devrait attendre 2093 pour illustrer cette chronique. Tout aura alors fondu. Aussi avons-nous opté pour Craiyon, alias DALL-E, l’intelligence artificielle qui se rit des droits d'auteur. Nous lui avons demandé d’illustrer "Soulages pensif devant un de ses tableaux qui coule comme de la guimauve". Sans doute n’avons nous pas été assez clair, il parait que guimauve se dit marshmallow en anglais. Mais au moins sommes-nous en règle avec l’état du droit. 


L’experte en Soulages chargée du diagnostic et de la restauration (voir cette vidéo CNRS de 7min.) note que le phénomène, l’huile qui s'écoule des empâtements, se produit sur des tableaux de Soulages présumés secs peints entre décembre 1959 et mars 1960, mais aussi sur les toiles d’autres peintres qui travaillaient alors également à Paris (Georges Mathieu, Willem de Kooning, Joan Mitchell…) 

Et le phénomène constaté à Toulouse dans les réserves des Abattoirs se produit sans doute dans d’autres musées puisque certains peintres cités par la restauratrice ne sont pas représentés à Toulouse.
Il ne serait pas étonnant que le dérèglement climatique, qui s’accentue au-delà des prévisions, notamment la chaleur, ait commencé à dégrader les délicates conditions de conservation dans les musées.

Ainsi, entre la peinture romantique qui n’en finit plus de se décomposer, la peinture impressionniste qui pâlit et s’émiette au moindre courant d’air, et la peinture expressionniste abstraite qui se met à fondre, les règles de gestion des droits de reproduction des œuvres, au moins dans ce secteur, pourraient être simplifiées. À quoi bon poireauter 70 ans encore après la mort de l’auteur pour accueillir dans le domaine public des tableaux qui n'ont pas même attendu la fatale échéance pour s'abandonner au pire des délabrements ?