vendredi 26 août 2022

Le marché au détail (2 de 3)

Suite des détails d’œuvres passées sur le marché des ventes publiques ces dernières années. Présentation toujours plus laconique. Ici les détails sont verticaux.



Liste des détails 


01 : Cercle de Gerard David - Vierge et ange - Dorotheum

02 : Anonyme vers 1880 - Nu de dos - Dorotheum 2020 

03 : Gérôme JL - Madeleine Gérôme - Dorotheum 2022 

04 : Schinwald - Hannah 2013 - Doyle 2020

05 : Van Gelder Nicolaes. - Poule - Dorotheum 2022

06 : De Vos, Hulst - Combat de chats - Artcurial 2022

07 : Heem, Cornelis - Nature morte aux fruits - Heim

08 : Fris J. - Vanité au casque - 2022

09 : Vida, Gabor - Chez l'armurier - Dorotheum 2021

10 : Anonyme France - Scène de déluge inachevée - Artcurial 2018

11 : François de Nomé, Desiderio - Enée - Artcurial 2022 

12Benjamino de Francesco - Ferdinand 2 de Sicile catacombes San Gennaro - Dorotheum. 2022 

13 : Vernet (atelier) - Pêcheurs - Bonham's 2022 

14 : Robert Hubert - Lavandières dans un bain romain - Sotheby's 

15 : Fuchs Richard - Porte au Maroc - 2022

16 : Fisher, Ludwig Hans - The Khamsin - 2021

17 : Molenaer Claes - Toilettes - Dorotheum 2021

18 : Dorth - Planches - Artcurial 2019


Fin des détails (3 de 3)...



samedi 20 août 2022

Le marché au détail (1 de 3)

Lorsque parut en 1992 "Le détail, pour une histoire rapprochée de la peinture", livre de Daniel Arasse, médiatique historien de l’art, tout le monde s’exclama en chœur, reprenant le commentaire auto-promotionnel du livre, qu’il ouvrait un nouveau domaine remettant en question les catégories de l’histoire de l’art. Rien que ça !

En fait le brillant Arasse reconnut lors d’un entretien que c’était parce qu’il s’ennuyait tellement dans les musées, devant ces milliers de portraits identiques, ces paysages semblables et ces allégories religieuses vues et revues, qu’il s’était mis à y rechercher l’anecdote originale, le détail inattendu que le peintre ajoute, plus pour agrémenter son travail, pour éviter, lui aussi, l’ennui, que pour insinuer de profondes cogitations intelligibles aux seuls érudits - comme les rêvait monsieur Arasse. Il aurait même trouvé une tache équivoque (sans doute visible seulement de son esprit) sur la robe couverte de fleurs imprimées de madame Moitessier, qu’Ingres mit si longtemps à peindre, tache qui représenterait, d’après l’historien très inspiré par les billevesées freudiennes, le propre désir du peintre.

En réalité Arasse dans son livre n’inventait rien, sinon ses propres fantaisies. Il suffit de fréquenter un peu les musées et d’écouter les remarques du public, pour constater qu’il s’intéresse avant tout au détail, aux riens qui dévoileraient quelque intention de l’artiste. C’est une impulsion humaine et un biais commun que de voir des desseins partout. C’est même le rôle social de l’art que d’échanger ces points de vue hasardeux, comme au comptoir d’un bistro.
Arasse l’intellectuel, curieux comme tout le monde, a écrit ce livre pour justifier sa passion du détail et son penchant excessif pour le particulier et ses significations imaginaires. Il y échafaudait, comme dans ses autres livres, sur Vermeer par exemple, de laborieuses constructions intellectuelles et en déduisait des conclusions souvent discutables, mais si personnelles et érudites qu’il aurait été épuisant et inutile de les discuter. 

Conscient que tout commentaire non informé sur un objet d’art n’est que l’expression des préoccupations rarement palpitantes du commentateur, nous consacrerons trois chroniques à la présentation de détails d’œuvres passées sur le marché des ventes publiques ces dernières années, mais sans donner de lien vers le tableau entier, sans commentaire, sinon le nom de l’artiste, un vague titre de l’œuvre, et la maison ou la date de la vente. Ça reposera l’auteur de ces lignes, et un peu de recherche sur le site des maisons de ventes devrait permettre aux curieux de retrouver les œuvres en question.  

Aujourd’hui les détails seront panoramiques. On jugera peut-être que ce sont presque des vues d’ensemble, mais regardez bien, elles fourmillent de détails.


Liste des détails 


01 : Brandeis, Antonietta - Venise San Marco - Sotheby’s 2021

02 : Van der Heyden, Jan - Jardin Palatif - Sotheby’s 

03 : Robert, Hubert - Lavandières dans un palais - Sotheby’s 

04 : Shikler, Aaron - Wedding preparation - Doyle 2020

05 : Werner C. - Mur des lamentations - Sotheby’s 2021

06 : Barbault, Jean - Caprice romain - Sotheby’s

07 : Falcone, Aniello - Soldats en nocturne - Dorotheum 2021

08 : Coleman M.B. - In the Rockies, Blackfeet - Christie’s 2020

09 : Frère, Théodore - Caravane, La Mecque - Artcurial 2018

10 : Heilmaye, Karl - Venise - Dorotheum 2019

11 : Rieger, Albert - Miramare castle - Dorotheum 2020 

12 : Vida, Gabor - Alchimiste - Dorotheum 2020 

(voir de Vida de belles reproductions dans les commentaires plus bas)

13 : Vernet C.J. - Naufrage - Sotheby’s 2021 

14 : Goetzloff - Baie de Naples - Dorotheum 2021 

15 : Le Royer, Léon - Lecture - Millon

16 : Wyeth, Andrew - Ring road - Christie’s 2021



mercredi 10 août 2022

Nouvelles du front

Rappelez-vous, le 15 avril 2019, la cathédrale de Paris, retapée par Viollet-le-Duc au 19ème siècle, pas vraiment gracieuse mais imposant symbole de la France éternelle, Notre-Dame brulait, d’une étincelle profane sans doute, et à un rien de s’effondrer.

Le président français, soutenu par des milliardaires de ses amis alléchés par la vaste opération publicitaire, les marchés à venir, et les exonérations fiscales, promettait alors la réouverture de la cathédrale en 2024, juste à temps pour que l’inauguration à Paris du joyeux et gigantesque gaspillage des Jeux olympiques soit bénie par les représentants du dieu du 4ème arrondissement, aspergée par le goupillon et parfumée par l’encensoir, et afin que le touriste, habituellement deux fois plus nombreux que celui de la Tour Eiffel, revienne y dépenser sa longue épargne.

Mais au vu des fautes et incompétences diverses des gouvernements successifs dans la gestion des épidémies, des hôpitaux, des centrales nucléaires, et de tant d’autres services publics, on imaginait que la conduite des opérations de restauration ressemblerait plutôt au fiasco du réacteur nucléaire à eau pressurisée de Flamanville, et que la liturgie se réduirait à la distribution d’hosties contaminées au plomb sous une tente de la Croix-rouge sur le parvis de Notre-Dame.

Autre chef-d’œuvre du génie humain, la cathédrale de Beauvais, ambitieuse, trop haute, un chœur en voute de 48,5 mètres, qui s’effondrera en 1284, inachevée, estropiée, interrompue par la peste de 1347 et la guerre de 100 ans, une tour-lanterne qui s’écroulera de 153 mètres d'altitude un matin d’avril 1573, puis quelques siècles sous perfusion, et enfin ne survivant depuis les années 1990 qu'enserrée dans une prothèse, une vaste armature de poutres. Des capteurs hypersensibles attendent en temps réel son dernier souffle.

Mais c’était compter sans l’à-propos du président de la République, qui nomma sans attendre, pour piloter l’entreprise, un général à la retraite expert en cathédrales car fervent catholique, ressuscitant ainsi l’alliance, si fructueuse dans le passé, du sabre et du goupillon.
On se souvient que le général avait déjà secoué les amis de l’art gothique en enjoignant à l’architecte en chef des Monuments Historiques de "fermer sa gueule" alors qu’il donnait un avis sur la reconstruction de la flèche de la cathédrale.
C’était une saillie bienveillante, une souriante affirmation de l’autorité pour mobiliser les troupes dans une même direction. D’ailleurs le général d’armée vient d’affirmer la constance de sa détermination et la pondération de son optimisme dans un récent entretien dans le journal Le Figaro

Et ses paroles ont tant de retenue, de sens cachés entre les mots, comme dans une poésie, que les optimistes y voient déjà les présages d’une réussite éclatante et les pessimistes d’une déconfiture assurée.

"2024 est un objectif tendu, rigoureux et compliqué. Mais c’est surtout une ambition au service d’une mobilisation de tous. On se battra pour gagner cette bataille, et pouvoir ouvrir au culte, en 2024. À cette date, Notre-Dame sera complètement nettoyée, au point que les visiteurs auront un choc visuel en entrant."
"Mon travail est de trouver […] des solutions pour s’adapter à l’imprévu. Jusque-là, nous avons toujours trouvé les moyens de nous adapter, d’avancer et d’écouter les clignotants lorsqu’ils passaient à l’orange."

On notera évidemment que ces nouvelles du front n’apportent pas d’information sur l’avancement réel de la bataille, ce qui est normal, c’est la censure de guerre. Le Figaro pourrait être intercepté par l’ennemi, ruinant alors tous les plans du stratège.

Enfin les esthètes auront remarqué le touchant aveu synesthésique du général, quand il déclare entendre les clignotants qui changent de couleur. D’aucuns attribueront ce dérèglement des sens au stress ou au surmenage, mais c’est plus surement un hommage à Arthur Rimbaud, autre grand poète amateur d’armes, quand il écrivait A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu

mercredi 3 août 2022

"Détruire, disent-elles", une variante

Marc Chagall est un peintre très apprécié parce que ses tableaux sont frais et enfantins, que tout le monde s’aime et y vole dans les airs, humains, chevaux, et même les anges, et joue du violon. Les vaches aussi. Et il y a des couleurs, du bleu, du jaune, du rouge et du vert, notamment. C’est en quelque sorte le Peynet de la peinture moderne. Une telle simplicité suscite inévitablement des imitateurs.

Madame X, riche, distinguée et américaine, avait acheté aux enchères chez Sotheby’s en 1994, contre 180 000$ d'aujourd'hui, une aquarelle du maitre dont elle s’était amourachée jusqu’à l’accrocher dans sa chambre à coucher.
Pour la maison de ventes le pédigrée de l’œuvre ne faisait alors aucun doute et elle jugea inutile de le présenter au comité Chagall, organe créé en 1988, après la mort du peintre, par ses petites-filles devenues légalement juges ultimes en matière d’authenticité des œuvres de leur grand-père.

En 2020, par manque de place et par désaffection, madame X, toujours conseillée par Sotheby’s, décidait de se défaire de l’œuvre. Sotheby’s proposait de la soumettre à l’expertise du comité Chagall, simple formalité qui renforcerait grandement sa valeur marchande, et faisait signer à l’ingénue intéressée la clause classique d’irresponsabilité de la maison de ventes quant aux résultats de l’expertise.

Hélas, trop accaparée par une longue vie de réceptions et de bienfaisance, madame X n’avait pas eu le temps de lire notre chronique du 26 avril 2014, où la même maison d'enchères avait vendu en 1992, pour 240 000$ actualisés, un tableau du même peintre à un collectionneur anglais, et où croyant en tirer quelque profit, ledit amateur insulaire l’avait soumis 20 ans plus tard au comité du même nom, et s’était vu en retour prié par la justice de détruire l’œuvre devant huissier en tant que faux, et de payer tous les frais de procédure.

Le respect de la réglementation sur les droits d’auteurs interdit de reproduire ici des œuvres de Marc Chagall avant l'an 2056. C'est regrettable, c'est imbécile, mais c'est la loi. Il faut bien que les héritières du comité Chagall aient les moyens de payer les timbres des centaines de lettres de refus (parfois surtaxées vers l'étranger) et d'entretenir le bucher des œuvres qu'elles excluent du catalogue. En compensation, voici une photo de vacances absolument incongrue qui aurait mieux illustré notre rubrique d’histoires sans paroles stagnante depuis juillet 2021.


Le comité déclara en 2020 que l’aquarelle de madame X présentait effectivement les thèmes récurrents chers à Chagall, les amoureux, le bouquet, le cheval, le coq, le croissant de lune, mais qu’ils "manquaient de réelle présence" et que c’était un faux inspiré d’autres tableaux du maitre. Les mêmes causes ayant, en règle générale, à peu près les mêmes effets, le comité prévoyait, conformément à la loi française, d'en demander à la justice la saisie et la destruction. 

Évidemment fort déçue, madame X poursuit maintenant la société de ventes en justice.
Sotheby’s, qui en a vu d’autres, rétorque que l’action n’a aucun fondement juridique puisque le délai pendant lequel elle garantit l’authenticité des œuvres, qui est de 5 ans, est ici largement dépassé. Cependant magnanime, elle accorde à madame X un avoir de 18 500$, qui représenterait le bénéfice fait sur la vente de 1994.

Nous retiendrons donc de cette mésaventure qu’en matière d’œuvres d’art l’authenticité expire précisément 5 ans après la vente, après quoi elles peuvent bien être attribuées à n'importe qui, mais qu’une certaine part de repentir ou d'excuse du vendeur, représentant environ 20% du montant de la transaction, reste envisageable après ce délai, geste qui permet de réduire d'autant la déception de l’acheteur. 

Retenons également des bévues de la maison Sotheby’s sur Chagall qu’elle n’est pas véritablement experte en la matière. Depuis 9 ans, elle n’a proposé à la vente qu'environ 3200 Chagall dits authentiques, dont seulement 80 à 90 ont dépassé un million de dollars, et c’est un hasard si les 2 Chagall jusqu’à présent les plus chers en vente publique l’ont été le 14 novembre 2017, lors d’une même vente, pour 16 000 000$ et 28 500 000$, exactement à New York chez Sotheby’s.