lundi 25 octobre 2021

Tableaux singuliers (15)

Détail du paysage de fond sur une toile de Julien Dupré réunissant par ailleurs une paysanne, des vaches et des moutons, vendue 112 500$ en 2019 chez Sotheby’s.

Quelle passion insolite a pu entrainer un artiste brillant à ne peindre, durant 30 ans dans son atelier parisien, sur plus de 250 toiles d’un à deux mètres carrés, que de robustes paysannes normandes ou picardes au travail, coiffées d’un foulard souvent rouge, et qui brandissent des fourchées de foin d’un geste théâtral ou s’occupent de vaches, et rien d’autre ?
D’aucuns répondront « la même passion qui pousse à ne représenter que des femmes désœuvrées dans des intérieurs hollandais mal éclairés. » 

Certes, mais on ne peut s’empêcher de penser que c’est pour cela que Julien Dupré, ouvert aux questions sociales, ami de Zola, peintre naturaliste apprécié et récompensé entre 1870 et 1910, fut vite oublié, sinon de quelques riches collectionneurs américains producteurs de hamburgers, et d’une galerie New-Yorkaise nostalgique de la peinture académique mièvre et française des années 1840 à 1920.

Ladite galerie, Rehs, vient de mettre en ligne un catalogue raisonné illustré de l’œuvre de Julien Dupré déjà riche, outre les fermières, de plus de 200 vaches, mais aussi de moutons et de canards.
Plus qu’un simple catalogue, c’est un site dédié à Dupré avec chronologie, bibliographie, extraits de correspondance, et un long essai où l’on apprend que cet enthousiasme pour les paysannes et les laitières était assez opportuniste. Dans les années 1880, l’engouement du public pour les scènes rurales de Jean-François Millet avait suscité une mode tenace et le motif se vendait bien.

Pendant plus de 30 ans les paysannes de Dupré ne s’arrêteront que deux ou trois fois de travailler, par exemple quelques minutes à l’apparition dans le ciel d’une montgolfière, moment si rare que Dupré le dépeignit sur une toile de 5 mètres carrés.

Julien Dupré, Paysage avec barrières, non daté, en vente ou en réserves ou déjà vendu, chez Sotheby’s (catalogue Rehs n° L1002).
 
De même, on ne trouvera pas chez Dupré de paysage seul, vide, qui ne serait pas animé de paysans et de bétail, en dehors d’esquisses préparatoires vite brossées sur le motif sur de petits panneaux, instantanés dont les couleurs servaient de modèle pour les toiles d’atelier.

Pourtant la barrière en illustration ci-dessus, destinée à guider le bétail sur le terrain accidenté peut-être vers un embarcadère, semble avoir singulièrement plu au peintre pour qu'il en ait fait cette toile de 80 centimètres, achevée et vaguement énigmatique. D’après le catalogue elle serait actuellement (mais non trouvée sur leur site) à Londres chez Sotheby’s, qui vend régulièrement des Dupré.

Elle fait penser, par la simplicité de sa présence, aux réalisations épurées du suédois Laurits Andersen Ring, ou de l’américain Andrew Wyeth

À noter : d’après Rehs vous pourrez voir, s’ils ne sont pas relégués en réserves, des tableaux de Dupré en France notamment à Carcassone, Cognac, Dunkerque, Grenoble, Le Mans, Lille, Narbonne, Paris Orsay, Reims et Rouen. Renseignez-vous.

mardi 19 octobre 2021

La vie des cimetières (101)



Rochefourchat est de ces localités qui font les bouche-trous et la joie de la presse régionale tant il n’y a rien à en dire

Le village a perdu méthodiquement un habitant par an depuis 1800, quand ils étaient 200. Depuis 1999 ils ne sont plus qu’un. C’est un pluriel de majesté. Le maire, lui, habite Paris, à 7 heures de route.

Sur 407 mètres carrés, le cimetière compte une quinzaine de tombes éparpillées. Quoiqu'entretenu, on devine qu’il n’en a plus pour bien longtemps. La population est partie mourir ailleurs. Reste la cabine téléphonique et l'église désaffectées, et quelques corps de bâtiment. 

Un artiste conceptuel pourtant, que personne n’a oublié parce qu'il n'a jamais été connu, avait apposé à Rochefourchat, avec beaucoup de cérémonie et peut-être un peu de dérision, en septembre 2006, une plaque inaugurant un Centre d’art contemporain fantôme. Ça n’a pas ressuscité le village.


Copie d'écran d'une page de consultation du cimetière de Rochefourchat sur le site de Geneanet.
 
Cependant on a pu voir, à l’occasion, un généalogiste égaré photographiant les inscriptions sur quelques tombes, et se laissant aller à en immortaliser de moins lisibles mais pittoresques. Ce qui ne fait pas les affaires du site Geneanet, qui veut bien mettre des moyens de diffusion à la disposition des taphophiles obsessionnels, mais il lui faut en échange des noms et des dates. 
Sur Geneanet on ne fait pas d'esthétisme, pas de photos d’ambiance, pas de flou artistique. On doit dénoncer les morts, les identifier par tombereaux. Le soldat inconnu au pied de l’Arc de triomphe les laisse de marbre. 

Ils auraient indexé plus de 30 000 cimetières dont 24 000 en France, et pas loin de 20 millions de noms, gravés sur tombe ou monument aux morts. 
Ils appellent cette collecte un projet collaboratif. C’est très bien organisé, et leur chaine Geneanet sur Youtube est dynamique et pédagogique, accommodée de musique guillerette. S’il faut croire le bandeau en fronton, les personnes qui cherchent leurs ancêtres morts sont plutôt jeunes et jolies, avec la peau claire.

Enfin, ils sont inévitablement passés à l’ère désoxyribonucléique. Vous aurez préalablement, contre 150 euros, craché dans une enveloppe envoyée ensuite à un site internet illégal implanté à l’étranger.
À réception du résultat, vous envoyez le fichier ADN à Geneanet

Ils reconstituent alors automatiquement votre généalogie complète, vous retrouvent de la famille en Nouvelle-Écosse, en Papouasie, en passant par Darwin, ou par Neandertal, remontant par Toumaï, puis Adam, et enfin… On conseillera d’arrêter là et d’éviter les dernières pages, dès que vous verrez les mots écailles ou tentacules.

Et quand vous réaliserez ébahis que tant de science permet à Geneanet de satisfaire cette interrogation essentielle « Suis-je cousin d’un médaillé olympique ? », réservée toutefois au profil Premium abonné à renouvellement automatique résiliable à tout moment, vous vous poserez peut-être la question « ces recherches ont-elles un sens, une utilité ? »

Vous y répondrez sans doute.

jeudi 14 octobre 2021

Nouvelle pas fraiche

Saviez-vous que Nikita Mandryka, l’immortel auteur des bandes dessinées du Concombre masqué, est mort entre le 13 et le 14 juin dernier ?
Les médias n’en ont pas fait un foin. Il ne sera probablement pas enterré au Panthéon ; on n’y met pas les libertaires. Il avait reçu fin 2019, à 79 ans, le Grand prix Töpffer de la ville de Genève pour l'ensemble de son œuvre, juste à temps.

Depuis plus de 20 ans il publiait régulièrement et gratuitement des fables légumineuses sur son site, peu visité. 
Il y publiait depuis 2003 une lettre d’information potagère vaguement mensuelle, puis annuelle (environ), pleine d’esprit et de dessins.
Il y vendait aussi des cartes postales originales en couleurs peintes à la main pour 50 euros (les prix avaient doublé il y a peu).

Il faisait tout lui-même. Que va devenir tout cela ? Disparaitre aussi, vraisemblablement, comme se dissolvent les liens sur internet.

Alors si vous aimez, visitez son site biscornu sans trop attendre, et récoltez tout ce que vous pouvez, pour le sauvegarder et le replanter ailleurs.


Un des derniers dessins de Mandryka paru dans son dernier fanzine fait main « Cosmic Stories » n°1 en novembre 2019, avec une jolie faute d'accord sur la première de couverture (édition des 40 amis du concombre, numérotée sur 100).

vendredi 8 octobre 2021

Vrel l'inconnu

 
Vient de paraitre le catalogue de l’exposition rétrospective de Jacob Vrel, qui n’a jamais eu lieu, empêchée par un virus microscopique et effrayant comme Godzilla.
Puisqu’il n’y aura pas d’exposition (*), il est devenu le catalogue raisonné du peintre, « Jacobus Vrel » chez l’éditeur Hirmer, entre autres en français.

On pensait y trouver enfin quelques piquantes indiscrétions sur sa vie, qu’on espérait moins mélancolique que ce qu’en diffusent ses tableaux, mais pour une fois le sous-titre éculé du livre, « peintre du mystère » est assez juste, bien qu’improprement employé ; on devrait lire « mystère du peintre ».
Parce que, pour un peintre oublié, son œuvre est maintenant bien connu. Alors que 7 de ses tableaux avaient été attribués à Vermeer par Thoré-Burger en 1866, on en identifie aujourd’hui 50 de sa main, dont deux tiers sont signés (souvent paraphés JV sur un phylactère blanc, d’où la confusion avec J. Vermeer).
Et puis ce qu’ils représentent n’est pas réellement mystérieux, en dépit de points de vue souvent inattendus, des scènes somme toute assez communes, quotidiennes.

En revanche leur créateur reste - malgré des années de recherche écrivent les auteurs - un parfait inconnu. On en sait très peu sur l’époque, et rien sur les lieux ou la personne.

Jacob Vrel, Femme peignant une fillette et un enfant regardant dehors, Institute of art, Detroit, USAUn seul tableau est daté, 1654 (Femme à la fenêtre, exposé au KHM de Vienne), acheté avant 1656 par l’archiduc Leopold Wilhelm d’Autriche, puisqu’il figure, avec 2 autres Vrel parmi des milliers de tableaux, dans sa collection inventoriée par David Teniers en 1659.

Tous les tableaux sont peints sur panneau de chêne, et l’étude des anneaux de croissance du bois révèle qu’ils l'ont été entre 1640 et 1660.

Hormis l’inventaire de 1659, aucun autre document ou registre, administratif ou civil, n’a jusqu'à présent été retrouvé qui citerait le nom de Jacob Vrel (ou ses dérivés Vrelle, Frell, Frölle,…)

Et les scènes décrites sur les tableaux, les pièces aux murs vides, le mobilier, le style des vêtements, l'architecture de la ville, n’ont pas permis aux spécialistes d’identifier une région d’activité plus précise que le vague territoire qui sépare aujourd’hui la Belgique de l’ouest de l’Allemagne ; peut-être Zwolle, à l’est d’Amsterdam, mais sans conviction.
Vrel était sans doute relativement isolé pour avoir peint un peu avant Ter Borch, De Hooch ou Vermeer, ces ruelles et ces intérieurs qui parfois leur ont été attribués.

Alors Vrel indépendant de toute guilde ou école, Vrel dilettante, amateur ? 
L’hypothèse ne colle pas vraiment. Au moins trois de ses tableaux ont été achetés à peine secs par un grand aristocrate et collectionneur compulsif. Par ailleurs il existe plusieurs répliques autographes de certains tableaux, notamment cette Femme au chevet d’un malade dont on connait 4 exemplaires presque identiques à Washington, Anvers, San Diego et Oxford. Or un peintre ne s’inflige l’ennui de se répéter tant de fois que pour satisfaire une clientèle exigeante (et un impérieux besoin d’argent).  

Vrel, l’être humain, reste donc à découvrir. La chose n’est peut-être pas indispensable, mais elle peut aider à pister d’autres œuvres.

Au moins a-t-on dorénavant 50 tableaux, dans un catalogue raisonné, parfaitement documenté et complètement illustré, qui guidera déjà nos visites imaginaires.

***
(*Aux dernières nouvelles seule l'exposition à Munich serait définitivement abandonnée. Le Mauritshuis de La Haye et la fondation Custodia à Paris prévoient une exposition de moindre envergure respectivement au printemps et à l'été 2023, avec des dates précises, ce qui est peut-être un peu prématuré.