vendredi 27 décembre 2019

Passons, passons...

Passons, passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Guillaume Apollinaire (Cors de chasse, dans Alcools)
Ici s'élève un grand débat entre la science et le vulgaire. La science prétend que les hommes sont répandus sur le pourtour de la terre, qu'ils ont les pieds à l'opposite les uns des autres, que partout le ciel est également sur leurs têtes, et que partout le point de la terre foulé par les pieds de ses habitants est le centre pour chacun. Le vulgaire demande pourquoi les hommes placés à l'opposite ne tombent pas : comme s'il n'était pas facile de répondre qu'eux aussi ont le droit de s'étonner que nous ne tombions pas ! Il y a une opinion intermédiaire, et que la foule si indocile trouve probable : c'est que le globe est inégal, semblable pour la figure à une pomme de pin, et que la terre est habitée tout autour de cette espèce de cône. 
Pline l’ancien, Histoire naturelle, Livre 2, (an 77 de l’ère actuelle)

Visiteur, qui pose pour la première fois ton regard sur ce blog, sache que tu arrives dans un endroit peu fréquentable (et d’ailleurs très peu fréquenté). Sous une apparence austère parfois attrayante, tu constateras qu’il peine à respecter les valeurs dites sacro-saintes, les nations, les drapeaux, les religions, les institutions.
Tu noteras qu’il méprise les souverains affublés d’un numéro, en l’écrivant en chiffres arabes, qu’il ne fête pas les dates anniversaires des grands hommes, ni des grandes femmes, qu’il informe sur les expositions généralement après leur fermeture, et surtout, qu’il escamote l’accent circonflexe sur les mots aout, gout, abime ou maitre.

Bref, tu abordes un blog inconvenant.
Si, en dépit de cet avertissement, tu as décidé de poursuivre, apprends qu’il va faire, sous tes yeux, un pas supplémentaire dans l’ignominie et piétiner ses principes en célébrant son propre anniversaire.


Le 27 décembre 2006, dans un premier billet balourd mais déjà assoiffé de vérités scientifiques et… disons artistiques, le blog réclamait des images, que jamais il n’obtint, du verso d’une admirable statue d’Arsinoë 2, qui venait de sortir des eaux de Canope, ville engloutie près d’Alexandrie dans la baie d’Aboukir. Elle gisait là parmi d’autres débris dans un dépotoir à statues dont la religion était périmée, sauvée d’un recyclage moins noble par l’engloutissement de la cité.
Toutes ses représentations, sur internet et dans la presse, la montraient de face, de trois-quart, très rarement de profil, et jamais de dos. Personne depuis n’a proposé de dévoiler ce secret.

Tu penses certainement, visiteur, que le titre du blog comporte déjà une faute d’orthographe et une ambigüité, soit une inversion de lettres s’il entend écrire le mot blog, et dans ce cas ce serait un anglicisme inélégant, soit une faute d’orthographe s’il veut parler de la Terre, hypothèse plausible à la vue de l’illustration du bandeau de titre.

L’équivoque était délibérée.
À un blog ambitieux, il fallait des lecteurs susceptibles d’accepter n’importe quoi. Et c’est dans les exclus, dont on entendait déjà que l’internet et les réseaux sociaux étaient envahis, chez ceux qui souffrent d’être dévalorisés, socialement, affectivement, et qui sont prêts à adhérer à n’importe quelle explication qui ne serait pas celle de la société qui les ignore, que le blog pensait trouver des lecteurs.

Les adeptes de la Terre plate étaient parmi les mieux inspirés. Leur refus pathologique d’accepter la réalité quand elle ne coïncide pas avec leur vision du monde a quelque chose de Don Quichotte, leur opiniâtreté à réécrire autrement les règles les plus élémentaires de la science a tout de la poésie pataphysique et des prémices d’une grande religion. À n’en pas douter, c’était l’avenir.

Un sondage fameux et très respectable, réalisé avec beaucoup de sérieux, de mathématiques, et de biais de toutes sortes par l’Ifop a largement confirmé ce choix depuis.
Il se proposait, souvenons-nous, de mesurer la croyance des Français dans les grands mensonges supposés manipulés par les pouvoirs occultes des sociétés secrètes ou des gouvernements corrompus. Pour donner un exemple de la qualité des questions imaginées par l’Ifop, parmi les complots proposés (liste p.99), étant sous-entendu que tous sont faux, la question suivante était posée « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation que Dieu a créé l’homme et la Terre il y a moins de 10 000 ans ? », et 18% des sondés y répondaient positivement.
Vous noterez que ceux qui pensent qu’un dieu à créé l’ensemble il y a plus de 10 000 ans, hélas nombreux, ne pouvaient pas se prononcer, ni ceux, rares sans doute, qui pensent que tout cela s’est créé sans aide extérieure il y a moins de 10 000 ans. On mesure là toute la finesse de la méthode.

La question qui regarde le blog était plus claire « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation qu’il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école ? »
9% des sondés ont répondu positivement. Ce qui fait beaucoup de lecteurs potentiels.
Hélas, le sondage lui-même était noyauté par les servants d'un vaste complot mondial, car en 13 ans de chroniques d’une régularité astronomique, aucun adepte de la Terre plate n’a jamais pris contact ni laissé un commentaire sur le blog. Pas un lecteur de plus. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu’il n’y a en réalité que quelques milliers de fidèles, et essentiellement aux États-Unis (Flat Earth Society).

Pourtant le blog avait concocté une documentation pointue destinée à soutenir les adeptes de la planéité, et déniché à l’appui de leurs certitudes le témoignage inestimable d’Augustin d’Hippone, le fameux Saint Augustin, lointain héritier des chimères de l’imputrescible Platon, et le plus grand penseur du christianisme. Il écrivait dans La cité de Dieu (16-9) au début du 4ème siècle :
« Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants. Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque, d’un côté, l’Écriture ne peut mentir, et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde. »
On comprend aisément qu'un argumentaire aussi robuste ait pu influencer plus de 1000 ans de science en Occident ! D’ailleurs Augustin mériterait d’être le parrain de ce blog. Car il ne faut pas blâmer les apôtres de la Terre plate. À leur manière, excentrique et malhabile, ils essaient de refaire l’histoire de la science. Les aurait-elle écoutés, l’espèce humaine n’aurait peut-être jamais réussi à transformer ce petit caillou, fut-il plat ou globuleux, en enfer.

Un autre échec de l’histoire du blog, parmi tant d’autres, fut la recherche pathétique du nom d’un sculpteur dont la signature peu lisible est gravée sur la statue d’une fillette assise sur une tombe, dans le cimetière monumental de Milan, en Italie du nord.
Pas la moindre proposition depuis 10 ans. Effrayant silence des espaces infinis de l’internet !

Mais ne nous attardons pas sur ces revers, et réjouissons-nous, puisque cette chronique célèbre un anniversaire. Voici une surprise, en vidéo. Elle dure 4 minutes. Le commentaire n’est qu’en anglais, mais à une minute et 13 secondes, vous verrez qu’on peut se passer de tout commentaire. Elle a été filmée en novembre 2016 au British Museum, à Londres, mais aurait pu l’être à Saint Louis, dans le Missouri, au printemps 2018 (à 15min.20) ou à l’Institut du monde Arabe de Paris, fin 2015 (à 20min.57) ou peut-être de retour au musée des antiquités de la Bibliotheca Alexandrina d’Alexandrie, en Égypte, qui sait ?


Enfin rappelons aux lecteurs de tout genre qu’une petite zone de saisie « Rechercher dans ce blog » permet d’y trouver n’importe quel mot incongru et de flâner parmi 680 chroniques richement illustrées, qui peuvent être lues avec des années de retard sans que la constance de leur futilité encyclopédique n’en pâlisse. Ils y dénicheront des informations insoupçonnées et inactuelles sur la peinture, le droit d'auteur et les cimetières, et sur toutes sortes d’animaux et de végétaux, éléphants, autobus, Tati, Kubrick, et même Mozart (mais que les inconditionnels de la planéité ou de la platitude ne cherchent pas les mots Terre ou globe, ils en ressentiraient sans doute de l’amertume).

lundi 16 décembre 2019

Souvenir tendancieux du Puy


Pour le voyageur qui voudrait garder en mémoire une image de la belle cathédrale du Puy-en-Velay, mais en effacer l’indécente Vierge rose qui la domine de son promontoire jupitérien, le plus difficile sera de trouver un angle favorable où celle-ci n’apparait pas. Cela demandera un peu d’imagination.
Mais il pourra alors exhiber ses photos sans risquer les quolibets peu charitables que susciterait sinon cette perspective curieuse qui donne l’impression d’un trucage, d'une maquette qui ne respecte aucune proportion, et qui éveillerait les soupçons sur un prétendu voyage lointain, alors que la photo semble prise dans le parc d’attraction de la France miniature, à Élancourt près de Paris.

Cette Vierge inexpressive et sulpicienne était dit-on d’un rouge tuile, délicatement repeint en rouge cuivré en 2013. En fait elle parait le plus souvent rose orangé.

Alt Alt
Au lieu de visiter ce monument vaniteux fait de la fonte des canons de la guerre de Crimée en 1860, et équipé d’un escalier interne de 3 étages et de quelques hublots, le sage gravira de préférence les sombres ruelles pentues de la vieille ville du Puy, jusqu’à la cathédrale.

Essoufflé, il aura l’impression d’y entrer par la cave, croisera un aveugle de bois et sur des bas-reliefs usés des êtres émergeant à peine de la pierre, et il s’arrêtera devant la ténébreuse Vierge noire et l'enfant divin qui surgit de son manteau comme la créature monstrueuse dans le film Alien

La cathédrale est sombre, le beau cloitre, encaissé et oppressant. Le lieu est désert.
Il recevrait cependant plus de 1000 visiteurs par jour, en moyenne !
Des fantômes, peut-être. Ou alors, l’obscurité les dissimule. En 75 ans la ville du Puy a perdu, avec régularité, près d’un tiers de sa population.

mardi 10 décembre 2019

Un portrait de Friant



Reconnaissons-le, s’il faut payer les tubes de toutes les couleurs, le charbon pour réchauffer l’atelier et les modèles, l’habit de soie vert, et les plumes d’autruche qui siéent au costume d’académicien, et puis la précieuse épée ouvragée, et toutes les réceptions d’amis influents pour s’élever dans les grades de la Légion d’honneur, s’il faut payer tout cela, qui est tout de même le minimum vital de l’artiste, un peintre ambitieux se devra de convenir exactement aux gouts de son temps.
Et entre 1880 et 1920, si l’impressionnisme ou le fauvisme éclairaient parfois la vitrine de rares galeries parisiennes, l’époque était plutôt aux grands tableaux charbonneux, sentimentaux et moralisateurs.

Or Émile Friant était naturellement enclin au pathétique quotidien. On l’appelait parfois le « pompier photographe » ou le « peintre des cimetières » (pompier au sens de pompeux, bien entendu).
Alors, tout se fit naturellement ; médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1889 à 26 ans, avec Légion d’honneur et achat de La Toussaint par le musée du Luxembourg, biographie éditée à 36 ans, médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1900, élu à l’Académie des beaux-arts en 1923, à l’Institut de France en 1924, pour finir Commandeur de la légion d’Honneur en 1931.

Une vie réussie donc, globalement heureuse, on le suppose. Et peu importe que ses tableaux fleur bleue, moralisateurs, voire mythologiques, soient aujourd’hui regardés avec dédain et échangés contre quelques milliers d’euros seulement dans les enchères publiques.

On aurait pu ainsi oublier Friant, invendu dans quelque salle des ventes de province.
Mais le marché de l’art, qui ne peut pas se tromper tout le temps, ne serait-ce que statistiquement, montre depuis un certain temps, bien avant la superbe rétrospective de Nancy en 2016, une attirance sensible vers ses portraits.
Et Friant a sans doute peint parmi les plus beaux portraits de son temps, souvent plus expressifs que ceux des messieurs Bonnat, Cabanel et autre Bouguereau qui ne figuraient en général que de belles enveloppes creuses.
D’ailleurs Friant ne s’intéressait foncièrement qu’à l’humain qu’il représentait. Le fond l’ennuyait. Il torchait ses décors en trois coups de pinceau délavés, ce qui est astucieux, l’œil se concentre alors sur ce qui reste net, le visage.

Une vente récente est venue confirmer brillamment cet engouement des amateurs, le 29 novembre, au 9 rue Drouot, à Paris.
Quatre portraits par Friant étaient mis aux enchères, timidement estimés, une petite aquarelle à 3000€, un pastel à 4000 (notre illustration), une petite toile à 8000, et une toile moyenne à petit pédigrée, à 15 000 (estimations hautes).

Et les résultats de la vente alimenteront les annales. L'aquarelle, un portrait raté, est partie pour 7700€, les deux huiles pour 84 000 et 122 000 (pour le portrait de madame Paul, à la mise en scène si originale). Pour les deux toiles, c'était 10 fois les estimations. Quant au pastel, magnifique portrait, il frôlait 100 fois les estimations à 324 000€ (1).

Double record, pour les chasseurs de superlatifs, parce qu’aucune œuvre de Friant, sauf erreur, n’avait atteint un tel prix, certainement même du vivant à succès du peintre (2), et parce que, sauf exception, le prix des pastels, médium extrêmement fragile et déconsidéré, est habituellement très largement inférieur au prix des huiles.

 *** 

(1) Le titre du pastel, « La modiste », attribué sur le catalogue de la vente, est assez inapproprié. « Chez la modiste » aurait mieux convenu. La scène se passe effectivement dans un magasin de mode, mais la jeune femme est habillée chaudement comme une cliente, et elle tient à la main un petit pain et un maigre bouquet d’œillets blancs. On retrouve ici la tendance à la sensiblerie d’Émile Friant. La jeune femme, habillée avec un soin discret, vient d’entrer dans le magasin, mais son regard rêveur et un peu triste et ses modestes courses suggèrent qu’elle ne fera qu’admirer les présentoirs de la modiste. 
(2) Grossièrement calculé, 300 000€ aujourd’hui feraient 100 000F en 1890, c’est à dire le prix que Bouguereau demandait pour les immenses pensums cuisinés particulièrement pour les musées et qu’il ne parvenait pas toujours à vendre.

mardi 3 décembre 2019

La malédiction du Louvre

« Il est temps de décrocher Mona Lisa. […] Le Louvre n’a pas un problème de surpeuplement, il a un problème de Mona Lisa[…] Il faut qu’elle s’en aille. Elle est un risque pour la sécurité et un obstacle pour l’éducation. […] Les Anglais viennent d’élire cette année Mona Lisa l’attraction la plus décevante au monde, battant ainsi Checkpoint Charlie. […] Aucune œuvre d’art ne devrait rendre les gens malheureux. »
Jason Farago, éditorialiste spécialiste de l’art, publiait dans le New York Times du 6 novembre 2019 un article grinçant, après une visite du Louvre en été, article en accès libre sur artdaily.com.

Le Louvre en 2024. Les salles sans Joconde, jamais visitées, sont devenues trop couteuses à entretenir et à surveiller. On en a supprimé tous les tableaux. Il est toujours possible de les voir, un par un et sur demande, en prenant rendez-vous, dans les réserves de Lens, mais la visite privée est hors de prix.


Le rôle principal d’un musée de beaux-arts est, encore pour quelques temps, de préserver et présenter le patrimoine artistique des peuples, avec tout le flou que comporte chacun des termes de la proposition.
Préserver, c’est empêcher la dégradation naturelle. Dans un système physique on appelle cela réduire l’entropie, dans un système économique c’est dépenser sans fin.
S’agissant du domaine public, il est logique que cette dépense soit financée par l’État et l’impôt. Mais, ici comme dans bien d’autres domaines plus vitaux, l’État se défile progressivement.
Dans le cas des subventions au Louvre, en 10 ans par exemple, la participation de l’État a été réduite de 16%, soit une baisse de 26% en comptant l’inflation (14%), quand le nombre de visiteurs augmentait de 20%.
Il est juste de dire qu’en contrepartie l’établissement public est libre d’imaginer tous les moyens, pas nécessairement légaux, de compenser cette érosion.
Et là, c’est le Far West ! Le Louvre se comporte depuis une vingtaine d’années comme une entreprise désespérée au bord de la faillite, capable de n’importe quel acte irréfléchi.

Passons rapidement sur la prolifération des visites ou soirées privées pour gens fortunés, sur les prêts d’œuvres (qui sont des locations très lucratives, parfois de très longue durée), et sur les réductions d’effectifs et par conséquent la fermeture régulière de 20% à 30% des salles du musée, justifiées par des travaux imaginaires dans un plan annuel des fermetures.

Il y eut, en 2005 et pendant les années suivantes, l’interdiction de prendre des photographies à l’intérieur du musée, afin d’augmenter la vente de cartes postales, véritable comédie de la mesquinerie en quelques épisodes peu reluisants, petitesse qui sévit toujours, illégale, à l’occasion d’expositions temporaires d’œuvres pourtant du domaine public.

Il y eut entre 2010 et 2015 la ruée vers les mécénats les plus douteux. Peu regardant sur la provenance de l’argent, on vit le président de l’institution se livrer à quelques bassesses, comme faire exposer aux Tuileries les photos de vacances d’un coréen criminel et milliardaire en échange d’un substantiel don sans affectation.
Et les dons douteux n’ont pas pour autant disparu, comme le montre aujourd'hui la résistance du Louvre aux pressions écologistes qui voudraient que soit abandonné le considérable soutien financier de la société Total, alors que les plus grands musées internationaux ont maintenant annulé tous les mécénats des compagnies pétrolières.

Sans oublier l’histoire du Louvre Abu Dhabi, grosse opération profitable, activement soutenue par l’État français et qui mélange, à la gloire des plus belles réalisations de l’espèce humaine, une partie de la collection d’œuvres du Louvre, une base militaire française, un faux Léonard de Vinci porté disparu, les fruits les plus sophistiqués de l’industrie de l’armement, et des marées d’hydrocarbures, le tout ponctué de tortures d’opposants et de crimes de guerre, dans une monarchie minuscule dirigée par le Père Ubu.

Mais tout cela n’était rien, car il restait, susceptible d'ajustements dans le budget de l’établissement public, le poste le plus important dans ses ressources propres (60%), et 35% de ses recettes totales : le client.
Le Louvre a une réputation internationale de grand musée, et il dépasse effectivement en nombre de visites la Tour Eiffel et le château de Versailles. Il a reçu plus de 10 millions de visiteurs en 2018, supplantant ainsi le parc d’attraction Disneyland Paris, qui accuse une régulière érosion de sa fréquentation depuis 10 ans.
Et le plus simple pour manipuler le client, après le fiasco des cartes postales, était de bidouiller le prix du ticket d’entrée.

Cela s’est fait avec régularité et à des taux de hausse à rendre jaloux n’importe quel usurier : 10% en 2012, 10% en 2013, et le pompon en 2015, avec une augmentation de 25%.
Pour camoufler l’envergure du geste, le Louvre groupa alors simultanément la visite des collections permanentes et des expositions temporaires dans un seul ticket, sans en mesurer l’impact déplorable sur l’organisation des flux. Et le tout sans réaction notable des consommateurs, constitués il est vrai à 73% de clients étrangers captifs et soumis aux agences de voyage.

Le Louvre en 2024. Des militaires armés de mitrailleuses parcourent le musée en tous sens pour dénicher les visiteurs qui cherchent à éviter la Joconde. Ils les conduisent alors aimablement mais fermement dans l’aile d’attente pour l’œuvre la plus géniale du monde, après quoi les contrevenants doivent montrer leur allégeance en publiant un selfie sur le site de la préfecture de police. Ici, un touriste exilé dans les salles de sculpture antique essaie d’échapper à leur œil perçant, mais il est sans doute repéré par la présence du journaliste photographe accrédité.

La conséquence catastrophique du ticket unique se produisit en février 2017, quand une partie des visiteurs qui avaient réservé pour l’exposition Vermeer se vit refuser l’entrée du musée au prétexte qu’il y avait trop de monde.
Le chaos et la petite apocalypse locale qui s’ensuivirent secouèrent quelques temps même la presse généraliste et confirmèrent la réputation de redoutable gestionnaire du président de l’époque (qui a pourtant été reconduit en 2018).

Depuis, dans l’administration du musée, on a vu encore bien des actes malheureux et inconséquents.
Le dernier en date, pendant l’été 2019, période d’affluence extrême, fut la réalisation des travaux de rafraichissement des peintures de la salle d’exposition de la Joconde, forçant son déplacement temporaire dans une aile du musée transformée en hangar à bestiaux, avec des barrières de cheminement d’une file d’attente, des gardiens libérant l’accès au tableau à un petit groupe chaque minute, à distance respectable, et lui aboyant des semonces.
Des journalistes spécialisés racontent qu’ils erraient abasourdis dans les autres salles quasiment désertes, alors qu’on refusait des visiteurs à l’entrée d'un musée totalement désorganisé.

Cet épisode a suscité des critiques et des éditoriaux sarcastiques, jusque dans les plus grands journaux étrangers (voir l’exergue de cette chronique), et a entrainé la décision par le Louvre d’obliger à réserver dorénavant à l’avance un créneau d’une demi-heure pour toute visite du musée, y compris des collections permanentes.
Ça n’est certainement pas la bonne solution logistique, mais l’obligation a provoqué un effet collatéral bénéfique en posant une jolie cerise au sommet du gâteau, car à l’occasion de l’exposition Vermeer en 2017, le prix du ticket avait été augmenté de 13% en cas de réservation par internet (sans justification crédible). Comme toutes les visites des collections permanentes doivent désormais être réservées ainsi en ligne, et qu’elles constituent plus de 90% de l'affluence, faites le calcul…

Enfin une autre voie prometteuse, qui s’ouvre aujourd’hui dans le cadre de la farce des restitutions d’œuvres d’art, est la tentative du gouvernement de relâcher discrètement les derniers freins à l’aliénabilité des œuvres des collections publiques. S’il y parvient, le Louvre pourra tâcher d'équilibrer son budget en vendant des œuvres du domaine public à des institutions et des intérêts privés.

On voit par là, à travers cette revue succincte des combines et tribulations du plus grand musée de l’univers, qu’il reste une confortable marge de progression, pour des gestionnaires incompétents et motivés.

  

lundi 25 novembre 2019

Clichés de Conques


Conques [kɔ̃k] (prononcer konk) est un joli petit village de l’Aveyron, certains diront du Rouergue, ou du Midi-Pyrénées, voire de l’Occitanie, bref, du sud de la France, mais alors très au nord de tout cela, à peu de chose près en Auvergne, dans une vallée boisée.

Jadis florissante et fréquentée par les pèlerins qui partaient du Puy-en-Velay vers Compostelle, Conques était une ville. Si la tendance démographique, régulière depuis 1900, persiste, elle sera vide vers 2045, et seulement ouverte à heures fixes, comme un parc d’attractions.
Les employés et commerçants arriveront le matin en camionnette, un peu avant les touristes, rinceront les rues, rempliront les distributeurs de cartes postales, et aéreront l’abbatiale classée au Patrimoine mondial de l’humanité où parfois, en fin d’après-midi, seront données des pièces de musique baroque. 

Intérieur de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, transept nord et ambulatoire. Le piano à gauche qui parait plus récent que le petit orgue positif, à droite, ne l’est probablement pas. L’orgue a été créé en 2000 par J. Boissonnade.
Il parait que les vitraux sont du grand peintre abstrait Pierre Soulages. Leur vertu essentielle est de ne pas le faire remarquer.


AltL’abbatiale est célèbre pour les sculptures débridées du tympan de sa façade ouest, qui représentent un Jugement dernier. On nous informe, sur sa moitié droite, que « Les injustes sont tourmentés de supplices, brulés dans les flammes, ils tremblent devant les démons et gémissent sans fin. Les voleurs, les menteurs, les trompeurs et les rapaces avides, les voilà tous condamnés ainsi, de même que les criminels. Ô pécheurs, à moins que vous ne changiez de vie, sachez que le jugement sera rude pour vous ».
Mais pas d’affolement, ce sera après la mort, et les textes ne sont pas vraiment limpides sur l'échéance. Actuellement, on peut se gaver et profiter de tout et de tous.
Les textes gravés seraient truffés de jeux de mots et de finesses oulipesques. Tout cela est analysé avec beaucoup de sérieux dans le site définitif et d'une captivante érudition de P. Séguret.

À l'époque, on aimait aussi les couleurs vives. La pierre calcaire, après 800 ou 900 ans, en a conservé de nombreuses traces. Les couleurs d’alors ont d'ailleurs été extrapolées dans des spectacles lumineux, peut-être immodérément.
Il n’est pas impossible que l’engouement contemporain pour l’authenticité, et l'attrait pour les coloriages tapageurs, finissent par faire un jour de Conques un petit Disneyland de l’art roman.



vendredi 15 novembre 2019

La vie des cimetières (91)

Avant la fin du siècle dernier, le sculpteur Del Debbio, déjà âgé, déposait un buste de Joconde sculpté de sa main sur la stèle dédiée à sa famille dans le cimetière du Montparnasse, et en profitait pour y faire graver quelques informations personnelles, ses civilités et notamment le lieu de son décès, Paris.
Toutefois il ne faisait pas inscrire la date prémonitoire correspondante, comme on le voit parfois, au moins pour le millénaire et le siècle, suivis de deux espaces blanches pour signifier que la décennie et l’année ne sont pas encore connues.
Il faisait bien. Né en 1908 et mort en 2010, il aurait alors commis une erreur sur le siècle et sur le millénaire, impair délicat à corriger sur du marbre ou du granite, et hors de prix.
Mais il s’est éteint à Nogent-sur-Marne ; il s’était trompé sur le lieu.

Pourquoi graver ces informations incertaines quand la mort n’a pas encore fait son office ?
Pour claironner qu’on n’est pas naïf, qu’on sait bien que tout a une fin ? Pour être sûr de ne pas se faire chaparder la place ? Certains prétendent que c’est par mesure d’économie, pour bénéficier d’un effet d’échelle. Mais les prix se calculent à la lettre, et à raison de 5 à 15 euros l’unité, la cagnotte serait maigre.
Invoquons des sentiments plus nobles, et supposons que c’est plutôt pour se persuader, au plus fort de la douleur, qu’on rejoindra bientôt l’être disparu. Une forme d'autosuggestion.

Et l’actualité vient de nous rappeler, il y a quelques jours, que Lucie Almansor, mue par le profond sentiment qui l’attachait à son mari Louis-Ferdinand Céline, avait fait inscrire à l’avance sur leur pierre tombale commune au cimetière de Meudon, à la mort de l’écrivain en 1961, le millénaire et le siècle de sa propre disparition, « 1912 • 19    »

En 2018 à 106 ans, n’ayant plus les moyens de payer ses aides médicales (malgré les droits d’auteur des millions d’exemplaires vendus ?), elle cédait en viager leur maison décrépite de Meudon.

Lucie Almansor est morte le 8 novembre 2019.
Ainsi les deux chiffres présumés sur la pierre tombale étaient les bons, mais pas à la bonne position. Une simulation (notre illustration), montre qu’il serait possible, pour limiter les frais de gravure, sans avoir à refaire la dalle, d’inscrire le millénaire et le siècle à la gauche du 19 providentiel. Le résultat serait légèrement déséquilibré mais parfaitement lisible.

jeudi 7 novembre 2019

L’art de la rayure verticale



Pour nombre de raisons dont l'énumération ici ennuierait certainement, les œuvres d’art ont toujours attiré outrages et dégradations.

Rappelons-nous cette militante inflexible, Mary Richardson, qui lacérait au hachoir le dos nu de la Vénus de Velázquez, le 10 mars 1914 à Londres, et Laszlo Toth qui défigurait avec un marteau de géologue la vierge de la Pietà de Michel-Ange, et lui arrachait l’avant-bras, dans la basilique Saint-Pierre à Rome le 21 mai 1972, et dont certains réclamèrent la mise à mort mais qui passa deux ans en asile psychiatrique.
Souvenons-nous également de Pierre Pinoncelli, qui s’était soulagé dans l’urinoir de Marcel Duchamp (enfin, dans un des nombreux exemplaires en circulation), le 25 aout 1993 à Nîmes, d’un geste artistique qu’il pensait être l’aboutissement de l’œuvre du célèbre dadaïste, mais geste inconséquent car l’appareil exposé n’avait pas été branché à un réseau d’évacuation.
Plus récemment, et abordés ici-même, les cas du tableau blanc de Twombly à Avignon en 2007, de la tasse volante et de la Joconde en 2009, de la Liberté de Delacroix à Lens en 2013, du Monet de Dublin en 2014, montrent que le sport de l’iconoclasme revendicatif se pratique toujours, et avec succès puisque les gazettes en parlent, ce qui est son but.

L’activité vise toujours les œuvres qui ont acquis un caractère officiel, qui représentent un pouvoir, une forme d'autorité au moins dans l’esprit des profanateurs.
Ainsi Daniel Buren, artiste décorateur contemporain engagé, représentant régulièrement la France officielle, soutenu par des politiciens influents et de prospères capitaines d'industrie, devait-il fatalement en souffrir un jour.

C’est arrivé le 13 septembre dernier, dans le musée du Centre Pompidou à Paris, où une toile emblématique de Buren, « Peinture [Manifestation 3] » a été balafrée de plusieurs entailles au cutter par un homme qui avait abusé les contrôles de sécurité et s’est dirigé directement vers l’objet de son méfait.
Le musée n’a pas diffusé de photographie ni encore évalué l’importance des dégâts. La presse s’en est chargée, l’estimant potentiellement à plus d’un million d’euros. Quant aux motivations et au sort du visiteur, le scénario habituel est en marche, l’individu tenait des propos incohérents et a été transféré à l’institut psychiatrique de la Préfecture de police. Il y a une logique à placer dans une « institution » les malheureux qui agressent les Institutions.

Le musée a immédiatement remplacé l’œuvre. On comprend sa discrétion, en lisant les réactions hostiles du public dans les journaux qui ont relaté la chose (essentiellement le Figaro). Habituellement, ces dégradations font l’objet d’une vindicte unanime des éditorialistes et des commentateurs contre le coupable, mais ici, c’est une averse de saillies qu’on pourrait résumer par ce commentaire « le vrai scandale, c'est pas un coup de cutter dans le papier peint Castorama, c'est que ça soit exposé dans un musée ».
Car Buren est depuis 50 ans un « artiste controversé », c’est à dire globalement vilipendé par les conservateurs et encensé par les progressistes, quoi qu’il produise. Constat simpliste, mais les productions de l’artiste ne le sont pas moins.

Pour qui ne le connait pas encore, il est aisé de présenter Daniel Buren, car son site officiel est très abondamment illustré et fort bien classé.
On y ressent l’impression poignante d’un être soumis à une fixation morbide pour les rayures verticales.
Adolescent, il aura certainement été traumatisé par l’apparition des dentifrices à rayures qui ont troublé plus d’un enfant intelligent à l’heure où se forme la compréhension du monde. Comment une pâte pouvait-elle sortir d’un tube sous la forme d’un boudin à bandes longitudinales alternées blanches et rouges ? Comment les rayures étaient-elles rangées à l’intérieur du tube ?
On n’ose imaginer ce que serait devenue la destinée de l’artiste si les rayures avaient été transversales. Même les religions les plus respectables sont fondées sur des phénomènes moins prodigieux.

Vous noterez peut-être, feuilletant son inépuisable catalogue, qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier sur chaque photographie où se trouve l’œuvre de Buren, et il arrive qu’elle ne soit pas celle qu’on pense : petit moment de détente, saurez-vous repérer où est l’œuvre de Buren, sur les deux photos en lien ? Attention, il y a un piège !

Lucide, Buren se nomme lui-même décorateur in situ, parce que ses productions sont intégrées au décor et aux objets, dans les lieux publics ou privés. Réaliste, il les qualifie parfois de degré zéro de la peinture.
Mais on dit qu’il y réfléchit beaucoup. L’encyclopédie Wikipedia, informée de tout, précise que « ses interventions in situ jouent sur les points de vue, les espaces, les couleurs, la lumière, le mouvement, l’environnement, […] assumant leur pouvoir décoratif ou transformant radicalement les lieux, mais surtout interrogeant les passants et spectateurs. », description consensuelle qui peut aussi bien qualifier l’architecture fameuse de Phidias et Callicratès que le mobilier urbain de l’entreprise Decaux et fils.

Ajoutons pour la rigueur scientifique de l’exposé, que l’artiste est aussi atteint, depuis une vingtaine d'années, d’une pathologie assez fréquente dans sa tranche d'âge, une manie pour les grossiers effets lumineux diffusés par des vitres teintées aux couleurs primaires. Nous ne l’illustrerons pas ici, d'abord pour de sordides histoires de droits d’auteur, et pour ne pas accabler le créateur. Ce blog n’est pas de cette presse qui se nourrit de l’infortune des gens fortunés.

Concluons un peu légèrement cet épisode lamentable de la vie des musées par la citation d’un commentaire, somme toute très raisonnable, de Mme de La Motte, sur le site du Figaro du 19 septembre à 22h21, à propos de la toile désormais tailladée de Buren : « Il n'y a qu'à la présenter comme un Lucio Fontana»

vendredi 1 novembre 2019

La Presse s'est un peu oubliée

Le lecteur régulier du blog depuis au moins 2012 pourrait ne pas lire ce qui suit, car on y relate encore une fois, toujours avec la même intrigue, un épisode de la comédie des frères siamois, Pouvoir et Argent, qui se jalousent publiquement mais ne seront jamais séparés.

Résumons la situation par un petit apologue.

Imaginons le modeste artisan d’une petite fabrication d’articles de presse sur internet, qui consiste dans la recopie tels quels, mais enrichis, des communiqués de l’Agence de presse d’État (pour le néophyte, enrichis signifie entourés de jolis encarts publicitaires voyants, tentateurs et rétribués).
Il confie la promotion de ses articulets et la recherche du lecteur optimal à une Multinationale de l’analyse des données, qui a mis en œuvre d’énormes moyens afin de tout savoir sur les désirs et le comportement du public.
Il en ressent rapidement une agréable augmentation de son lectorat.
Mais il a l’arrogance de croire (ou faire croire), que ce petit succès est dû à la qualité de ses médiocres photocopiages enluminés, et emporté par le vertige de la cupidité, il fait voter par toute l’Europe, une loi qui instaure une obligation, pour la Multinationale et ses consœurs, de payer un droit d’affichage des éléments qu’il leur fournit pour attirer le lecteur. Comme si l’épicier demandait des honoraires au taxi qui connait son adresse et lui amène des clients.
Cette rémunération privée, doublement immorale, n’est motivée par rien d’objectif, sinon par la convoitise qu’éprouve le modeste artisan pour l’indécente richesse que la Multinationale a amassée en usant des lois mises en place par la corporation de l’artisan même afin d’éviter l’imposition de ses propres bénéfices.

Cette fable n’en est pas une, évidemment. La recommandation européenne faisant payer aux moteurs de recherche les liens qu’ils affichent vers les articles de presse entrait en application en France le 24 octobre 2019. Google avait annoncé qu’il indexerait alors les articles des organes de presse comme pour des simples particuliers (un titre et un lien), et que les journaux et sites qui voudraient être mis en avant par des images, extraits d’article et positionnements et signes distinctifs destinés à attirer l’œil de l’internaute, seraient les bienvenus s’ils acceptaient, par un accord, de fournir tout cela gratuitement. Le réseau social Facebook a depuis, d’une manière nettement plus équivoque, adopté la même position.

Chapiteau sur la façade de l’église Saint-Jacques d’Aubeterre-sur-Dronne, vers 1170. Les sculpteurs de l’époque avaient bien compris les liens troubles, fratricides mais infrangibles qui unissent Google, Facebook, et leurs obligés, puisqu'ils partagent le même organisme. 


Tous savaient que les multinationales ne fléchiraient pas. Qu’est-ce qui peut aveugler ainsi une corporation qu’on dit bien informée ? L’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, même la France, qui ont tenté depuis une dizaine d’années de s’approprier ainsi une part des bénéfices de Google, se sont toujours ridiculisés en tentant des procédés de « récupération détournée », qui n’ont jamais résisté plus de quelques jours à la menace de ne plus être favorisés, voire ne plus être indexés, et devenir invisibles au regard des lecteurs. 

Le 24 octobre résonna pourtant dans la presse unanime - à l’exception de Numérama qui explique clairement sa divergence - le chœur des journaux indignés, qui s’étaient pour l’occasion regroupés en une sorte de syndicat, APIG (Alliance de la Presse d’Information Générale) et couinaient « C’est intolérable, Google ne respecte pas la loi ! » Mais quelle loi ? Celle d’un minimum d’équité dans le partage privé du gâteau ?
Ils ont alors collectivement décidé de porter plainte auprès de l’Autorité de la concurrence.

Ne vous lamentez pas sur le sort des éplorés. Les principaux ont reconnu avoir déjà consenti à la convention de Google, et lui envoient toujours gratuitement, comme auparavant, les éléments d’information qui les mettent en évidence.

Ils ont eu une grosse frayeur, ont vagi un peu fort, mais c’est passé. Une couche propre, un peu de talc, et ils dorment en paix en attendant la décision de l’Autorité de la concurrence et ses inévitables suites judiciaires, pendant que leurs automates continuent d’enjoliver les communiqués de l’Agence France Presse.

vendredi 25 octobre 2019

La vie des cimetières (90)

À Aulnay-de-Saintonge, au milieu d'un cimetière de carte postale, sur le pourtour de l’église Saint-Pierre de la Tour, accroché aux corniches, aux arcades et aux chapiteaux, ricane depuis le 12ème et peut-être le 13ème siècle, un peuple sculpté de chimères, de grotesques, de figures grimaçantes.


dimanche 20 octobre 2019

La vie des cimetières (89)


Du temps de l’empereur Auguste, quand ils durent achever l’entreprise de civilisation des tribus de la Gaule, les Romains établirent un imposant camp militaire à Aunedonnacum, aujourd’hui Aulnay-de-Saintonge, en Charente-Maritime. Les Gaulois mirent cependant un certain temps à acquérir les bonnes manières, et éliminèrent encore quelques soldats, qu’on enterra à la manière romaine, en dehors des limites du camp.
Puis les colonisateurs partirent.


Le lieu, au carrefour de deux anciennes routes impériales, devint une agglomération gallo-romaine. Près des tombes romaines (trois stèles funéraires ont été retrouvées) grandit alors une nécropole autour d’un édifice religieux, probablement un temple païen, puis un sanctuaire chrétien.

Des siècles plus tard, l’endroit était devenu une étape obligée du plus long des pèlerinages vers Compostelle, celui qui partait de Paris et passait par Poitiers. Et le sanctuaire d’Aulnay dépendant des moines bénédictins de Poitiers, ils jugèrent au début du 12ème siècle qu’il était temps d’ériger une église digne d'accueillir et d'impressionner la multitude des pèlerins de passage.


AltAlt Ce fut Saint-Pierre de la Tour, une merveille par la pureté romane de ses formes, de ses lignes, et des ornementations sculptées, préservées depuis 900 ans par la qualité du calcaire employé.

De nos jours, dans l’enclos qui entoure l’église, la vieille nécropole vivote, tant bien que mal, en une sorte de cimetière hétéroclite. Au long du 19ème siècle, les antiques éléments de sarcophage avaient été recyclés en pierres tombales, et couverts d’épitaphes gravées pour les défunts du temps, et ainsi datées 1840, 1860, 1880...

Et on dirait le lieu abandonné depuis cette époque, et soigneusement négligé pour son cachet immémorial et pittoresque. 
Cependant vous pourriez encore, errant parmi les tombes, distinguer des dates de décès contemporaines, des années 1950 et 1960, jusqu’à 1999, et même 2014.
C’est sans doute le privilège de certaines lignées ancestrales qui ont un caveau ici, car le site est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco, et Aulnay dispose, 100 mètres plus loin, d’un cimetière moderne, fonctionnel et spacieux.

À suivre… 



mercredi 9 octobre 2019

Mohlitz éparpillé

Juxtaposition de 6 dessins originaux parmi 206 mis en vente le 12 octobre 2019 à la dispersion de l'atelier de Mohlitz après décès.


Mohlitz - c’est un pseudonyme - est mort en mars, discrètement. Il était né en 1941 à Saint-André-de-Cubzac, près de Bordeaux, y a travaillé, et y est mort, donc, au printemps 2019.
Alors on disperse le contenu de son atelier et de sa modeste collection de gravures du fabuleux Bresdin, qu’il admirait. On vend tout ça en ligne, sur internet, le 12 octobre 2019.
206 extraordinaires dessins originaux, 196 tirages de gravures au burin, et 12 petites sculptures.

Mohlitz était graveur. Artisan minutieux, il passait des semaines, parfois des mois sur une plaque de cuivre de 25 à 35 centimètres, dont on pressait ensuite exactement 100 épreuves, inversées comme dans un miroir, naturellement.
On le disait renommé chez les amateurs de gravure. Cependant les estimations des experts dépassent rarement 5 ou 600 euros. Le dessin original d’une de ses plus célèbres gravures, « Le ministère de la santé », est estimé pour 1000 euros. C’est peu.

Alt Les 7 œuvres illustrant cette chronique font partie des 428 lots de la vente, reproduits sur le site en ligne dans une définition lisible mais moyenne. On trouvera également 104 gravures dans un ordre chronologique sur la page « engravings » d'un site qui les vend. L’ergonomie en est assez désagréable, et une petite loupe frustrante permet d’agrandir localement les images.

Alors qu’il aura passé sa vie à en prévoir tous les détails à la pointe ironique de son burin, Mohlitz n’assistera donc pas à la ruine de notre civilisation.
Mais samedi prochain, quelques bienheureux enchérisseurs emporteront ses visions fantastiques et les accrocheront sobrement encadrées sur un mur de leur salon. Et un jour, en levant les yeux sur elles, ils constateront qu’elles ressemblent de plus en plus à la réalité.


Mise à jour le 18.10.2019 : Tous les lots ont été vendus, pour un total de 500 000 euros, souvent au dessus des estimations. Pour les records, l'exil (dessin à la plume) partait à 7500 et l'Âge d'or (gravure) à 2625. Deux dessins de Bresdin dépassaient les 20 000 euros (Source Gazette Drouot 35-2019).


samedi 5 octobre 2019

Un bilan des Degas

Quand on manque de génie, un moyen de devenir universellement connu est de publier le catalogue raisonné d’un artiste universellement connu. Cela exige tout de même rigueur et persévérance, mais si vos travaux deviennent une référence, votre nom sera cité dès qu’une œuvre du génie le sera.
On écrira sobrement D818 ou K415, mais à l’oral, votre nom résonnera à l’appel de chaque œuvre, et on dira « divertissement Deutsch 818 » de Schubert, ou « concerto Köchel 415 » de Mozart.

Cela se pratique moins chez les artistes plasticiens. Leurs catalogues sont souvent nombreux et les œuvres sont alors alignées dans de longues tables de concordance entre les différents inventaires.
Le recensement en ligne par Frank Seinstra des tableaux de Rembrandt récapitule 14 catalogues. Mis en ligne en 2007, il est toujours accessible à la même adresse depuis 12 ans, ce qui est miraculeux sur internet.

Michel Schulman s’est attaqué à l’œuvre d’Edgar Degas, dont il n’existait que 3 ou 4 catalogues sérieux, sur papier. Travail considérable qu’il vient de mettre en ligne en accès libre, et qu’il appelle « Le catalogue critique ». C’est impressionnant.
Les avantages de la chose sont nombreux, gratuité, efficacité comme outil de recherche, facilité de mise à jour et moyen commode de faire participer spécialistes et collectionneurs à sa révision.


Edgar Degas, Chapeaux chez la modiste, pastel sur papier H. 67 L. 52 cm. musée d'Orsay, Paris, non exposé.

Et Michel Schulman a bien mérité d’accoler ses initiales devant la numérotation des peintures et pastels de Degas, qu’on mentionnera donc « MS-numéro », au moins dans son propre catalogue, et dans le reste de l’univers si son souhait de devenir une référence se réalise.

Mais il n’explique pas les critères de sa numérotation. Ni chronologique, ni thématique, ni alphabétique, elle est… personnelle. Ainsi, le magnifique Chapeaux chez la modiste du musée d’Orsay (illustration) auquel Lemoisne - La référence, jusqu’à présent - donnait en 1946 le numéro 683, et qui se retrouvait en 1970 dans le catalogue de Minervino (classé par thèmes) sous le numéro 585, porte ici le MS-560. Mais un numéro est-il utile ?

Quant au support du catalogue, les œuvres de Degas, c’est un plaisir de les survoler avec cette aisance, par thèmes, par noms, par dates, et de constater - ce qui a été écrit à maintes reprises - que très peu sont achevées.
Il ne faut pas confondre l’inachevé avec le sous-entendu, l’allusif, l’épure, qui est le comble de l’achevé, ce qu'il reste quand tout l’inutile a été enlevé.
Il y a l’inachevé de l’artiste négligent qui laisse volontairement des lacunes par fainéantise, manque d’intérêt ou arrogance, et l’inachevé qu’il n’aurait pas imaginé exposer mais que la curiosité ou la cupidité des générations suivantes fait ressortir des fonds de tiroir et des poubelles, les essais, les chutes.
Dans le catalogue de Degas, on trouve certainement des deux.

Cela dit, de nos jours, l’incomplet, l’esquisse, le brouillon sont très prisés. Peut-être parce qu’ils laissent la plus grande liberté d’interprétation au spectateur, qui peut y voir, comme dans la forme d’un nuage, la matérialisation de ses propres fantaisies.
 

lundi 30 septembre 2019

Distrayons-nous avec l’ICOM

L’ICOM (International council of museums ou Conseil international des musées), est une association internationale des professionnels de musée (non commerçants), régie par la loi française de 1901, et dont le rôle est de réunir régulièrement, en un forum où ils parlent de musées, les acteurs du métier, s’ils ont payé leur cotisation annuelle.

Une association étant tenue de définir son domaine et son objet, en l’occurrence le musée, l’ICOM avait statué en 2007 sur l’énoncé suivant :
« Le musée est une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation.  »

En gros, le musée est une institution qui préserve et diffuse le patrimoine. Définition simple, claire et sans arrière-pensée, sinon l'ambigüité du mot patrimoine (étymologiquement, ce qui appartenait au père, la mère n’ayant rien à transmettre, bien entendu).
Et terminer sur le mot délectation était une idée savoureuse, presque voluptueuse.

Mais les modes tournent, et pour pimenter cette année 2019, un comité désœuvré de l’ICOM a proposé d'adopter sa nouvelle définition, où le musée est désormais pluriel (attention, ça va un peu piquer le cortex préfrontal:

« Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer, et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. »

Si vous ne saviez pas ce qu’était un musée avant de lire cette définition, vous ne le savez probablement pas plus maintenant, mais vous savez un peu mieux ce qu’est la poésie, car la formulation est imprégnée du flou, de l’indécis qui font les délices des poèmes de Mallarmé ou de Rimbaud.

D’ailleurs tout est poésie dans cette définition ; « Les passés et les futurs », ce pluriel qui signifie aux humains qu’il peuvent encore modeler leur destinée (s’ils fréquentent les musées), et tous ces mots sublimes et définitifs (mis en relief par l’auteur de cette chronique), « polyphoniques », « égalité mondiale »,  et ces « musées transparents », que l’image est belle ! Tout serait à surligner !
Deux petites remarques toutefois, le mot patrimoine est encore présent, malgré ses connotations phallocrates, et puis, finir une définition par l’épithète « planétaire » peut sembler un peu réducteur. Nous proposerions « universel », qui est plus inclusif.

Cette définition œcuménique a pourtant provoqué un séisme dans le milieu (plutôt conservateur, par obligation) des musées, et généré une opposition virulente, relayée par le monde des chroniqueurs de l’art, Noce, Rykner, Dumont.
Elle a donc été, sans surprise, rejetée par plus de 70% des membres de l’Assemblée générale extraordinaire de l’ICOM.

En réalité, elle n’a pas été rejetée, mais reportée sans échéance certaine, ce qui la nimbe d’un voile supplémentaire d’indétermination. Or l’irrésolu sied exactement à une définition, puisqu’elle autorise ainsi tous les sens et sera comprise de tous.
Et c’est bien la vocation d’une association internationale sans but lucratif que de faciliter les échanges de vues entre les humains, accompagnés d’alcools, de petits fours et de mignardises, quand le budget le permet.

mercredi 25 septembre 2019

Toutankhamon, un fiasco

Malgré un considérable matraquage publicitaire et médiatique durant des mois, de numéros spéciaux en émissions spéciales, près de 65 600 000 Français n’ont pas visité l’exposition Toutankhamon, à Paris, dans la Grande Halle de la Villette, qui vient de fermer après 6 mois de journées à rallonge.

Cependant, avec force communications de l’Agence d’État (AFP), que les journaux les plus sérieux diffusent sans le moindre examen critique, l’entreprise américaine qui organise ce Barnum international pour le compte du ministère des Antiquités égyptiennes vient d’annoncer un record de fréquentation en France, 1 423 170 visiteurs, en insistant sur les 1 246 975 seulement pour la même exposition, à Paris en 1967, au Grand Palais (l’extrême précision des nombres est empruntée à Étienne Dumont, remarquable et régulier chroniqueur des arts du magazine suisse Bilan.ch).

Sans ergoter sur la durée respective des expositions et l’étendue de leurs horaires, la victoire reste bien courte, si on considère que 52 années d’opulence culturelle et médiatique séparent les deux évènements, et que depuis, les plus grands chefs d’œuvre des arts (le 7ème, par exemple, avec Titanic, les Ch’tis, Avatar), n’ont été boudés que par 45 à 50 000 000 de Français, pas plus.


Au lieu d’illustrer cette chronique par l’image éculée d’un pharaon qui fut tout de suite oublié, au point de ne jamais avoir été profané ni pillé, et qui n’aura pas laissé d’autre trace dans l’histoire que bijouterie, colifichets et fanfreluches, voici plutôt la statue monumentale au British Museum d’un de ses successeurs les plus glorieux, Ramsès 2, grand bâtisseur qui régna 66 ans, à qui on doit l’obélisque de la place de la Concorde à Paris et la responsabilité d’avoir tant persécuté Moïse qu’il finit par se déclarer prophète, fuir dans le désert et inventer une religion planétaire avec une poignée d’insoumis, s’il faut croire le récit biblique.


Tentons de comprendre les causes de ce surprenant discrédit.

On pensera d’abord au contenu de l’exposition, parait-il intelligemment mis en valeur, mais plutôt secondaire. Les organisateurs et la presse n’ont pas pu cacher que les pièces majeures du tombeau du pharaon, le grand sarcophage et ses 110 kilos d’or pur ouvragé, la fragile momie, le célèbre masque funéraire qui avait été le couronnement de l’exposition de 1967, n’étaient pas exposés.
Mais l’argument est un peu faible, car on sait que la qualité de son contenu ne fait plus partie des critères qui déterminent le succès d’une exposition. Le public s’y presse désormais à l’aveugle.

On songera alors aux propos involontairement inquiétants du ministre des Antiquités égyptiennes qui ont pu être perçus comme un chantage, et refroidir certaines ardeurs.   
Pour attirer le client, il annonçait que cette exposition était la dernière occasion d’admirer des merveilles qui ne quitteront plus jamais l’Égypte, et qu’il faudra dorénavant venir les voir à Gizeh près des pyramides, dans un futur Grand Musée égyptien, dont on sait qu’il est en construction depuis 2001, et que l’instabilité politique du pays en repousse régulièrement l’ouverture. 

On imaginera surtout que les tarifs, pharaoniques pour une exposition finalement assez ordinaire, auront découragé nombre d'enthousiasmes. 24€ par personne les samedis et dimanches (quand l’entrée de l’exposition Léonard du Louvre est à 17€), et 20€ pour les enfants de 4 à 14 ans, sans compter 6€ l’audioguide et 3€ pour un vestiaire.

Saluons tout de même sportivement ce modeste record national déjà dépassé à l’échelle internationale. Car Paris n’était que la deuxième station d’une grande tournée mondiale, jusqu’en 2024, dans 10 métropoles, dont la troisième dès novembre sera Londres. Or Londres détient déjà depuis 1972 le record de fréquentation pour une exposition consacrée à ce populaire pharaon d’opérette, au British Museum, avec 1 600 000 ou 1 700 000 visiteurs, selon les sources.