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vendredi 28 octobre 2022

Vénus et le domaine public

Il y a longtemps que nous n’avons parlé de "copyfraud", cet abus de pouvoir des états qui vendent ou louent le domaine public, parce qu’il y avait bien d’autres sujets déprimants à évoquer, et puis parce que depuis quelques années, les sites consacrés à la surveillance des violations du domaine public se sont assoupis, parfois profondément.

La chose offre pourtant encore régulièrement des occasions de rire des gouvernements et autres autorités, ce qui fait du bien au moral. C’est par exemple toujours une des spécialités des institutions italiennes de se ridiculiser en exploitant abusivement leur considérable héritage artistique.
On se souvient de l’Académie de Florence qui poursuivit en justice un voyagiste international, non parce qu’il vendait les tickets d’entrée au musée à un prix exorbitant, mais parce qu’il ne voulait pas en reverser une partie aux prétendus droits de reproduction de la célèbre sculpture de Michel-Ange exposée dans le musée et qui illustrait sa publicité. En dépit des conventions internationales sur le domaine public signées par l’État italien, la justice nationale avait donné raison au musée. Rappelons encore le scandale international de ce marchand d’armes américain qui utilisa l’image de la même sculpture pour la promotion de ses engins de mort, et d’un ministre italien officiellement outragé par cette violation des valeurs morales de son pays, mais en réalité vexé que le marchand ait refusé de payer les mêmes soi-disant droits de reproduction.

L’histoire se répète aujourd’hui, toujours à Florence, décidée à user son patrimoine jusqu’à la corde, et prête aux plus grandes petitesses pour faire parler d’elle, cette fois avec la Naissance de Vénus de Botticelli, au musée des Offices. En 2018 déjà, voyant les succès de l’Académie devant les tribunaux et appuyé par le maire de Florence, le gérant des Offices s'était déclaré prêt à se lancer dans une campagne de poursuites judiciaires, ralentie entretemps par la crise de la pandémie.


Détail de la Naissance de Vénus par Sandro Botticelli
 (Copyfraud Musée des Offices, Florence, Italie).

Or au printemps 2022, la marque de couture Jean-Paul Gaultier sortait une collection de vêtements au tissu largement imprimé avec la mièvre demoiselle nue sortant de sa coquille géante, ainsi qu’avec un détail en sépia du plafond de la chapelle Sixtine au Vatican par Michel-Ange, ou un gros plan sur les "trois grasses" de Rubens, comme le font depuis toujours les fabricants de mode vestimentaire, de boites de chocolats, les marchands de posters et les rayons de souvenirs des boutiques de musée.   

Ayant flairé le bon pigeon, le musée toscan annonçait le 10 octobre son intention de poursuivre la marque en justice, en arrosant toute la presse de sa version des faits : une obscure loi italienne de 2004 (l’article 108 du Code des biens culturels) manifestement en désaccord avec les conventions internationales et les directives européennes interdirait toute reproduction commerciale des œuvres du domaine public italien sans le paiement de royalties, comme le fait la loi française de 2017 - le décret Chambord - qui ne concerne pour l’instant que les bâtiments publics. Inutile de préciser que tout l’internet et les réseaux sociaux s’assoient résolument chaque jour sur cet article 108, mais il est potentiellement plus rentable de cibler une célèbre fabrique d’objets de luxe attentive à son image de marque.
Le musée dit avoir écrit à la contrevenante afin de négocier des "droits de reproduction", mais, sans réponse depuis 6 mois, aurait décidé l'action judiciaire (et d'en faire tout un tintouin).
Toute la presse, dévouée à l’AFP, s’en est émue et a répété à la lettre termes et arguments du musée italien, insistant sur le fait que la marque n’avait pas demandé son autorisation, et sans s’interroger un instant sur le bien-fondé de la réclamation. Seul Télérama s’est posé les bonnes questions et a demandé - sans succès - son point de vue à la maison de couture.

Et après ?

Le droit européen (et international) autorise la libre utilisation par tous des œuvres des domaines publics, même à des fins commerciales, mais certains états ont détourné ce principe en se mitonnant en interne des interprétations personnalisées. C’est le cas, entre autres, de la France avec le décret Chambord, et de l’Italie avec le code des biens culturels. 

Pour l’instant le musée florentin fait tinter toutes les casseroles médiatiques pour intimider la marque et tenter d’obtenir un accord commercial sans avoir à se lancer dans un procès hasardeux. Le vacarme aurait d’ailleurs logiquement dû réveiller un ministre italien, comme en 2014, histoire de donner à la chose une dimension diplomatique. 
La marque (maintenant espagnole), préserve les arguments de sa défense et reste silencieuse, mais semble néanmoins avoir retiré les produits incriminés de son site internet (à confirmer), ce qui pourrait constituer une sorte d’aveu, au moins sur son incertitude quant au dénouement de l’affaire. C’est un peu bête au moment où le musée de Florence fait gratuitement la promotion de ses produits !

En réalité personne n’a vraiment d’intérêt dans une poursuite judiciaire, l’issue en matière de domaine public dans un cadre international en serait incertaine. Jugée par un tribunal italien, ce serait, comme en 2017, en faveur du musée de Florence, alors que la Cour de Justice de l’Union Européenne, de son côté, statuerait sans doute à l’avantage des principes du droit européen, donc de la marque espagnole. 

Attendons la suite, mais signalons à ces cupides florentins que la marque Nestlé, qui à notre connaissance n'a jamais versé le moindre centime au Rijksmuseum d’Amsterdam, a certainement plus fait, par ses yaourts "La laitière", pour la renommée du tableau de Vermeer - qui en est devenu une icône - et du musée hollandais qui l’héberge, que toutes les actions jamais entreprises auparavant pour le promouvoir (que ce soit un bien ou un mal est une autre histoire).

Aux dernières nouvelles le Vatican n’a pas réclamé d’argent à la marque pour la reproduction non autorisée de l’Adam de Michel-Ange, ni le musée du Prado pour les Grâces de Rubens. 

jeudi 7 novembre 2019

L’art de la rayure verticale



Pour nombre de raisons dont l'énumération ici ennuierait certainement, les œuvres d’art ont toujours attiré outrages et dégradations.

Rappelons-nous cette militante inflexible, Mary Richardson, qui lacérait au hachoir le dos nu de la Vénus de Velázquez, le 10 mars 1914 à Londres, et Laszlo Toth qui défigurait avec un marteau de géologue la vierge de la Pietà de Michel-Ange, et lui arrachait l’avant-bras, dans la basilique Saint-Pierre à Rome le 21 mai 1972, et dont certains réclamèrent la mise à mort mais qui passa deux ans en asile psychiatrique.
Souvenons-nous également de Pierre Pinoncelli, qui s’était soulagé dans l’urinoir de Marcel Duchamp (enfin, dans un des nombreux exemplaires en circulation), le 25 aout 1993 à Nîmes, d’un geste artistique qu’il pensait être l’aboutissement de l’œuvre du célèbre dadaïste, mais geste inconséquent car l’appareil exposé n’avait pas été branché à un réseau d’évacuation.
Plus récemment, et abordés ici-même, les cas du tableau blanc de Twombly à Avignon en 2007, de la tasse volante et de la Joconde en 2009, de la Liberté de Delacroix à Lens en 2013, du Monet de Dublin en 2014, montrent que le sport de l’iconoclasme revendicatif se pratique toujours, et avec succès puisque les gazettes en parlent, ce qui est son but.

L’activité vise toujours les œuvres qui ont acquis un caractère officiel, qui représentent un pouvoir, une forme d'autorité au moins dans l’esprit des profanateurs.
Ainsi Daniel Buren, artiste décorateur contemporain engagé, représentant régulièrement la France officielle, soutenu par des politiciens influents et de prospères capitaines d'industrie, devait-il fatalement en souffrir un jour.

C’est arrivé le 13 septembre dernier, dans le musée du Centre Pompidou à Paris, où une toile emblématique de Buren, « Peinture [Manifestation 3] » a été balafrée de plusieurs entailles au cutter par un homme qui avait abusé les contrôles de sécurité et s’est dirigé directement vers l’objet de son méfait.
Le musée n’a pas diffusé de photographie ni encore évalué l’importance des dégâts. La presse s’en est chargée, l’estimant potentiellement à plus d’un million d’euros. Quant aux motivations et au sort du visiteur, le scénario habituel est en marche, l’individu tenait des propos incohérents et a été transféré à l’institut psychiatrique de la Préfecture de police. Il y a une logique à placer dans une « institution » les malheureux qui agressent les Institutions.

Le musée a immédiatement remplacé l’œuvre. On comprend sa discrétion, en lisant les réactions hostiles du public dans les journaux qui ont relaté la chose (essentiellement le Figaro). Habituellement, ces dégradations font l’objet d’une vindicte unanime des éditorialistes et des commentateurs contre le coupable, mais ici, c’est une averse de saillies qu’on pourrait résumer par ce commentaire « le vrai scandale, c'est pas un coup de cutter dans le papier peint Castorama, c'est que ça soit exposé dans un musée ».
Car Buren est depuis 50 ans un « artiste controversé », c’est à dire globalement vilipendé par les conservateurs et encensé par les progressistes, quoi qu’il produise. Constat simpliste, mais les productions de l’artiste ne le sont pas moins.

Pour qui ne le connait pas encore, il est aisé de présenter Daniel Buren, car son site officiel est très abondamment illustré et fort bien classé.
On y ressent l’impression poignante d’un être soumis à une fixation morbide pour les rayures verticales.
Adolescent, il aura certainement été traumatisé par l’apparition des dentifrices à rayures qui ont troublé plus d’un enfant intelligent à l’heure où se forme la compréhension du monde. Comment une pâte pouvait-elle sortir d’un tube sous la forme d’un boudin à bandes longitudinales alternées blanches et rouges ? Comment les rayures étaient-elles rangées à l’intérieur du tube ?
On n’ose imaginer ce que serait devenue la destinée de l’artiste si les rayures avaient été transversales. Même les religions les plus respectables sont fondées sur des phénomènes moins prodigieux.

Vous noterez peut-être, feuilletant son inépuisable catalogue, qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier sur chaque photographie où se trouve l’œuvre de Buren, et il arrive qu’elle ne soit pas celle qu’on pense : petit moment de détente, saurez-vous repérer où est l’œuvre de Buren, sur les deux photos en lien ? Attention, il y a un piège !

Lucide, Buren se nomme lui-même décorateur in situ, parce que ses productions sont intégrées au décor et aux objets, dans les lieux publics ou privés. Réaliste, il les qualifie parfois de degré zéro de la peinture.
Mais on dit qu’il y réfléchit beaucoup. L’encyclopédie Wikipedia, informée de tout, précise que « ses interventions in situ jouent sur les points de vue, les espaces, les couleurs, la lumière, le mouvement, l’environnement, […] assumant leur pouvoir décoratif ou transformant radicalement les lieux, mais surtout interrogeant les passants et spectateurs. », description consensuelle qui peut aussi bien qualifier l’architecture fameuse de Phidias et Callicratès que le mobilier urbain de l’entreprise Decaux et fils.

Ajoutons pour la rigueur scientifique de l’exposé, que l’artiste est aussi atteint, depuis une vingtaine d'années, d’une pathologie assez fréquente dans sa tranche d'âge, une manie pour les grossiers effets lumineux diffusés par des vitres teintées aux couleurs primaires. Nous ne l’illustrerons pas ici, d'abord pour de sordides histoires de droits d’auteur, et pour ne pas accabler le créateur. Ce blog n’est pas de cette presse qui se nourrit de l’infortune des gens fortunés.

Concluons un peu légèrement cet épisode lamentable de la vie des musées par la citation d’un commentaire, somme toute très raisonnable, de Mme de La Motte, sur le site du Figaro du 19 septembre à 22h21, à propos de la toile désormais tailladée de Buren : « Il n'y a qu'à la présenter comme un Lucio Fontana»

lundi 11 mars 2019

Améliorons les chefs-d'œuvre (14)


Un peintre consciencieux n’est jamais pleinement satisfait de son travail. Et il n’est pas rare qu’il retouche son œuvre jusqu’au dernier moment, même après l’avoir vernie, qu’il ajoute des ombres, accentue un effet. Turner était renommé et abondamment moqué pour modifier sensiblement ses tableaux jusqu’au dernier des jours de vernissage.
Il devient alors quelquefois délicat, pour un restaurateur qui rafraichit un vernis trop obscur, de distinguer une ombre tardive, sciemment ajoutée par le peintre, de l'effet de la crasse déposée par le temps.
Il aura tendance à forcer l’amélioration parce qu’il faut bien montrer son habileté et rentabiliser le temps passé. Les effets de volume et de profondeur en souffriront.

Qui a admiré la « Jeune fille au turban - ou à la perle » de Vermeer, avant sa rénovation à la veille de la grande rétrospective à La Haye en 1996, et l’a revue plus récemment, ne peut réprimer une sensation de fraicheur, certes, mais aussi une impression de platitude. Le regard étonné de la jeune fille ne semble plus se tourner vers ce peintre hollandais oublié pendant plus de trois siècles qui l’a surprise près de parler, mais vers le spectateur moderne, à la lumière un peu crue d’un vernis encore frais.
Il y a sans doute, dans cette impression, une part de subjectivité, mais les preuves du décapage parfois exorbitant des chefs-d’œuvre ne sont pas rares.

Rappelons l’étude de Michael Daley, sur ArtWatch, où l’on voit des volumes, jusqu'à certaines pièces de tissu, disparaitre du monumental plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange, dans les années 1980, sous des mains expertes, et l’innombrable cohorte de personnages bibliques transformée en un joli catalogue de mode décoré de corps athlétiques plus ou moins déshabillés et d’aplats bleus et roses.
Rappelons également ce vapeur en train de sombrer au large dans le tableau de Turner « Rockets and blue lights » et que le restaurateur a fait couler définitivement, avec tous ses passagers, en l’effaçant derrière un nuage de fumée.

Hier, le grand musée de peinture ancienne de Venise, l’Accademia, présentait fièrement le résultat de la restauration du célèbre portrait de vieille femme de Giorgione, « la vecchia ».
C’est l’occasion, au moyen d'une habile superposition d’images fournies par un article de presse admiratif, d’en comparer les effets. Et comme dans une réclame dermatologique, la différence est aveuglante (voir l'illustration animée, va-et-vient de 2 secondes).

Avant l’opération, la vieille femme souriait d’une sorte de rictus espiègle, le regard était ironique, les rides marquées.
Après l’opération, le sourire a disparu, remplacé par une béance hébétée, les yeux ne clignent plus, le visage est lisse. La grand-mère encombrante a été lavée, maquillée, bourrée de calmants, et enfermée dans un « établissement pour personne âgées dépendantes ».

Mais ne le dites pas aux restaurateurs. Froissés qu’on ait douté de leur savoir-faire, ils affirmeront qu’ils n’ont fait qu’enlever des retouches tardives ajoutées par d’autres mains. Et après tout, peut-être ont-ils raison. On finira bien par s’accoutumer à cette vision renouvelée de l’œuvre. On ne l’appellera plus « la vieille », mais « le légume ».
 

samedi 8 septembre 2018

Améliorons les chefs-d'œuvre (13)

Quand l’indignation des réseaux sociaux aura changé de pâture, quand les médias auront levé le siège de l’église San Miguel d’Estella, dans le nord de l’Espagne (à 140km de Borja), quand le prêtre, commanditaire de la restauration, le maire de la ville et les experts du ministère auront refermé leur parapluie à responsabilité et leur feinte surprise, l’Église rouvrira peut-être la chapelle latérale et dévoilera au public l’objet de tant d’emportements (moyennant une petite obole, comme pour la visite du Christ massacré de Borja).

C’était une sculpture sur bois du 15ème siècle figurant saint Georges à cheval, grandeur nature, renversant un dragon. On en parlait dans les guides sur la Navarre, on la disait de style gothico-flamand.
Restaurée par l’école d’artisanat Karmacolor à la demande du curé de la paroisse, la vieille statue a été soigneusement arasée, poncée et plâtrée, puis recouverte d’une peinture résistante, tentant d’approcher les couleurs d’origine dont les traces étaient encore bien visibles, et en modifiant certaines pour faire joli. L’expression hébétée du saint original n’a pas été dénaturée.

Les experts, réveillés depuis, disent l’amélioration irréversible. Ils l’ajoutent à leur musée des horreurs de la restauration rapide et déplorent une perte irrémédiable pour l’héritage culturel Navarrais. Admettons. Mais chaque jour détruit une part du passé, et plus définitivement.
Hier encore, l’incendie du musée national du Brésil à Rio de Janeiro, largement prédit, a détruit une des plus grandes collections historiques et archéologiques du continent américain, avec sa bibliothèque.
Et il ne reste que les larmes, et l’énorme météorite de fer de Bendego, intacte, qui en a vu d’autres et survivra même à la fin de l’Humanité.

Dans le cas du Saint Georges d’Estella, c’est une sorte de renaissance. Et s’il n’est pas étonnant que tous les notables esquivent, il est curieux que les médias et réseaux sociaux s’indignent et reprochent à la statue son aspect désormais disneyen, son air de figurine de personnage de bande dessinée qu’ils comparent à Tintin ou Wallace et Gromit, comme à une infamie.
Car ce sont les mêmes qui encensent la modernité et l’espièglerie juvénile de chaque réalisation des ateliers de Murakami ou Koons, qui louent la force expressive des détournements, par les frères Chapman, des tirages originaux des gravures de Goya, qui admirent les couleurs clinquantes des fresques de la chapelle Sixtine depuis leur lessivage immodéré des années 1980, et que ne surprend pas la trivialité des couleurs appliquées, sous contrôle d’experts, aux « reconstitutions » des antiquités grecques ou des sculptures du moyen-âge.

Alors il n’y a aucune raison que ce saint Georges rajeuni ne devienne pas, avec le temps, comme le Christ outragé de Borja ou les boudins de Koons, un emblème lucratif, une incarnation de l’art le plus contemporain, décomplexé, goguenard, populaire enfin.


« Reconstitution des couleurs originales » par projection de lumières sur la façade de la cathédrale d'Amiens en 2017.

lundi 1 janvier 2018

Sale temps sur le domaine public

Évoqué dernièrement, le passage dans sa 2018ème année de l’humanité qui croit au calendrier grégorien marque l’entrée dans le domaine public de l’œuvre des artistes morts en l'an 1947 dudit calendrier.
Bonnard, Marquet, Van Meegeren, Hoschedé-Monet, Eugène de Suède, Reynaldo Hahn, Tristan Bernard, Ramuz, Fargue, Horta, Lubitsch, le physicien Max Planck et un tas d’autres créateurs, sont aujourd'hui à la libre disposition du public (sous réserve de règlementations locales particulières).
N’oublions pas cependant que les règles d’accession au domaine public sont des textes de loi, qui sont parfois interprétés bizarrement par les tribunaux, voire résolument ignorés, comme nous allons le constater.

Vous souvenez-vous de la pantalonnade du ministre italien de la Culture en 2014, aiguillonné par le directeur de la Galerie de l’Académie de Florence, qui s’excitait publiquement contre une entreprise américaine, créatrice d’une affiche incongrue ? Elle montrait le David sculpté par Michel-Ange tenant dans les bras un fusil ultramoderne. Le ministre prétendait que l’utilisation de l'image du David était illégale sans autorisation de l'État italien et exigeait le paiement de droits de reproduction.
L’œuvre étant depuis des siècles dans le domaine public, c’était une galéjade, mais face à l’hostilité agressive des médias et des officiels italiens, l’Américain retirait sagement son affiche. L’effet publicitaire de l’hystérie collective avait déjà largement dépassé ses espérances.

L’idée de faire fructifier toujours plus l’héritage culturel est de tous les temps, mais elle est aujourd'hui avivée par la réduction devenue systématique des budgets consacrés à la culture. En Italie, elle s’est transformée en une obsession au point que le gouvernement ne nomme plus que des « gestionnaires » à la tête des grands musées.

Ainsi la récente directrice de la Galerie de l’Académie de Florence eut l’idée d’attaquer en justice un organisateur de circuits touristiques qui vendait des tickets d’entrée à son musée pour 5 fois le prix normal. Mais la poursuite ne portait pas sur ce motif, qui est une pratique courante. L'audacieuse manageuse réclamait parce que la promotion pour les vendre était centrée sur le monumental David de Michel-Ange.
En résumé, elle réclamait des droits d’auteur sur la reproduction d’une œuvre du domaine public qui se trouve dans son musée, Copyfraude banale et détournement du droit, pratiqués par tout grand musée qui se respecte, sujet abondamment traité ici.
Pour mémoire, la photographie, même touristique, est interdite dans le musée (mais allez empêcher des milliers de touristes étrangers de sortir leur smartphone - rappelons-nous la déroute du Louvre en 2005).

Tout ceci serait anodin, si le tribunal civil de Florence n’avait pas été sensibilisé aux enjeux financiers immédiats du litige. Il a donc docilement conclu, ignorant toutes les lois de protection du domaine public italien, que l’accusé devra retirer de toutes ses campagnes promotionnelles l’image de la statue (sous astreinte de 2000 euros par jour), parce qu’il n’en a pas demandé l’autorisation au musée ni payé les droits de reproduction.
Une bourrasque d'air frais parcourait alors les encéphales embrumés des gestionnaires de la culture de la ville de Florence.
Fière de son succès, la responsable de tout cela déclarait attendre un avis du procureur pour appliquer la décision de justice à toutes les œuvres de « son musée », le gestionnaire de la cathédrale demandait à la rencontrer, celui du musée des Offices, ragaillardi, décidait de se lancer dans de vigoureuses poursuites judiciaires, et le maire exhortait toutes les institutions et les entreprises à se mettre en conformité avec ces nouveaux principes « l’image de Florence ne devrait plus être exploitée sans limites ni règles ».

On admet de plumer ouvertement le public, à condition de bénéficier aussi de la petite extorsion, et au passage on s’assied sur les principes du droit d’auteur. Ce sont des manières de mafieux.


Projet de la municipalité pour rentabiliser un peu plus les merveilles architecturales de Florence. Ici, en test, la façade de la basilique Santa Maria Novella est voilée. Quand un nombre suffisant de touristes payants est atteint sur la Piazza di S.M. Novella attenante, les issues en sont fermées et la façade est dévoilée par un ingénieux système de pompes hydrauliques. La durée de dévoilement est proportionnelle aux recettes de l’opération.  

Et comme toutes les bonnes idées d’abus de pouvoir, elle devrait vite se propager dans toute l’Europe, et il ne serait pas étonnant que le musée du Louvre profite de cette jurisprudence pour essayer d’obtenir le paiement de droits à l’utilisation de l’image de la Joconde, et même à tout article utilisant le mot Joconde.

Pour l’image, le cadre juridique français l’autorisant à le faire est désormais en place. Le décret Chambord en mars 2017, intégré à la loi de 2016 délicieusement nommée « Liberté de création, Architecture et Patrimoine » a créé, dans le but de contredire une récente décision de justice, une obligation de demande d’autorisation (avec redevance) lors de l’utilisation commerciale de l’image de bâtiments du domaine public (*). Il suffira de substituer « œuvres » à « bâtiments ».

Pour les mots, à l’instar de la loi d’exception qui sera votée dans quelques semaines pour attribuer des droits exceptionnels au Comité international olympique pendant 7 ans jusqu’aux jeux de 2024 à Paris, et qui interdira d’utiliser sans payer certaines expressions comme « Jeux Olympiques », ou « Paris 2024 », pourquoi ne pas profiter de cet élan créatif pour instituer un « droit » plus global qui s’appliquerait à l’usage de certains mots choisis annuellement dans la loi de finances ?

Il reste une indéniable marge de progrès pour abuser du domaine public et plumer encore un peu son propriétaire légitime. Cela annonce une bien belle année artistique 2018.

***
(*) Les images de Wikipedia et de Facebook (pour ne parler que des plus gros sites) sont considérées « à usage commercial » dans la mesure où, pour Wikipedia, leur réutilisation libre pour n’importe quel usage est un des principes constitutifs de la Fondation, et pour le second, l’utilisateur qui s’abonne autorise Facebook à faire toute utilisation qui lui conviendra des images téléversées sur le site.

dimanche 16 mars 2014

Le gros pétard de David

Il faut l'admettre, Michel-Ange était un artiste immense, un gros travailleur qui imaginait des ouvrages toujours plus impressionnants. Et un art monumental ne se fait pas sans des imprécisions et des erreurs dues à l'empressement. Michel-Ange n'en fut pas exempt. Il n'est qu'à examiner les proportions exagérées, les corps déformés des personnages androgynes qui peuplent le plafond de la chapelle Sixtine au Vatican, ou son gigantesque David sculpté de 5 mètres, mal proportionné, ses grandes mains simiesques, son évidente macrocéphalie, ses traits grossiers et son petit sexe si finement ciselé, avec amour.

Et pourtant l'Italie considère le David, cette effigie martiale et sans grâce, comme un des symboles de la nation, au point d'avoir parsemé Florence de copies colossales. Et bien qu'elle ne se soit jamais opposée aux usages les moins raffinés de ses icônes nationales, elle vient, prise d'une poussée soudaine de vertu outragée, de réagir violemment à la vue d'une affiche publicitaire américaine qui vante un énorme fusil ultramoderne en le plaçant dans les bras dudit David, par un médiocre trucage photographique.

La presse, qui ne s'embarrasse pas à vérifier ce qu'elle retransmet, serine en chœur les propos offensés du ministre italien de la culture et du directeur (qui se nomme Angelo Tartuferie) du musée de l'Académie qui héberge à Florence l'original du monument insulté. Et tous de répéter que l'utilisation publicitaire de l'image du David doit faire l'objet d'une autorisation de l'État italien assortie du paiement de droits de reproduction, et que ce détournement de mauvais gout est illégal.
On lit aussi dans les journaux italiens que « la violence exercée sur la sculpture est pire qu'une attaque au marteau ... et il faut réclamer à la société américaine un milliard de dollars qui serviraient à restaurer Pompéi. »

Cinéma et hypocrisie que tout cela. Le droit de la propriété intellectuelle italien, qui semble, à la lecture des commentaires italiens, assez proche du droit français, ne pourra rien contre l'utilisation, même douteuse, d'une œuvre qui a toujours été dans le domaine public. Et y aurait-il manipulation d'une photographie soumise à droits d'auteur (puisque les photos sont interdites - bien vainement - dans le musée) que les italiens auraient du mal à obtenir réparation dans un litige international contre une entreprise américaine, pour une simple citation parodique.


Alors à défaut d'argument juridique l'Italie peut toujours déclarer la guerre aux États-Unis. Le prétexte ne serait pas moins sérieux que pour nombre d'autres conflits et elle aurait sans doute des chances de gagner, David (ou Daoud) n'a-t-il pas vaincu le géant Goliath et sauvé les tribus hébraïques de l'hostilité des philistins, dans les mythologies biblique et coranique ? Il conviendra cependant, comme dans l'astucieuse publicité incriminée, de remplacer les frondes archaïques par des fusils mitrailleurs.

Quant à l’emblème bafoué de la nation, et s'il faut absolument contenter les amateurs d'anatomie masculine, il se trouve à Florence, à 400 mètres de la statue de Michel-Ange, au bout d'une allée du Musée d'archéologie de la ville, une sculpture romaine au lignes raffinées et au geste pacifique, l'Idolino di Pesaro, éphèbe porte lampe (l'original grec tendait une grappe de raisin), qui remplacerait avantageusement l'idole déchue.
Ou encore, 900 mètres plus au sud, la merveille du musée Bargello, le David sculpté par Donatello 70 ans avant celui de Michel-Ange. Mais les détails sensuels et la pose ambigüe de cet adolescent efféminé l'éloigneraient certainement un peu de l'idéal fade et inexpressif de Monsieur Tartuferie.

vendredi 29 décembre 2006

Les célèbres sculptures de Florence

Il y a, piazza Mentana à Florence, tout près du centre historique, la statue d'un soldat défendant avec héroïsme un confrère déjà mort. Il ne protège plus que quelques places de parking.
Le touriste pressé d'aller s'extasier devant le simiesque David de Michel-Ange ou la joyeuse décapitation sanglante de Cellini, qui se trouvent à deux pas, ne s'y arrête que pour lui tourner le dos et photographier l'éternel cliché du vieux pont sur l'Arno.

On comprend que ce dédain touristique lui ait fait perdre la tête et qu'il pointe son arme un peu au hasard dans les vitres du voisinage, sur les pigeons de passage ou sur les panneaux de stationnement.

Ce Glob Est Plat est aussi le pourfendeur de l'injustice sous toutes ses formes. Il veut ici redresser l'inconsciente partialité qui pousse les guides touristiques à n'afficher que des artistes déjà célèbres.
J'ai malheureusement oublié le nom du sculpteur de ce mémorable monument.