dimanche 7 septembre 2025

Sargent, l’exposition furtive de l’année

Sargent J.S., portrait des 4 filles Boit, Paris 1882. Malheureusement la meilleure reproduction trouvée sur internet, de faible résolution et sans doute remaniée d’après celle encore plus réduite du musée de Boston.


Préambule
Sargent était un peintre pour peintres, de ces peintres admirés et enviés des autres peintres, virtuose comme le furent Hals, Sorolla, Velázquez, Zorn, parce qu’il savait rendre d’un seul geste impulsif, d’un trait définitif du pinceau sur la toile, un effet qu’eux-mêmes, les autres peintres, ne réussissent qu’au prix de dizaines de touches réfléchies et précautionneuses.

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Une chronique sur l’exposition Georges de La Tour à Paris cet automne se plaignait naguère du peu d’informations données au public sur le contenu précis de ce qu’on l’exhortait à visiter. Par espièglerie nous avions glissé un lien vers le traitement inverse du public, la mise en libre disposition sur internet du contenu détaillé intégral d’une exposition sur Sargent, alors en cours au Metropolitan museum de New York, et qui présentait plus précisément la période parisienne du peintre (sa période de formation - et de quelques chefs-d’œuvre mondains), de 1874 à 1884.

Et comme par hasard, cette exposition débarque à Paris, clefs en main, au musée d’Orsay à partir du 23 septembre 2025 pour 3 mois et demi (9h30-18h, fermé le lundi).   
Et quand on écrit clefs en main, à l’exception du modeste titre "Sargent and Paris" de New York qui devient "John Singer Sargent, Éblouir Paris" en traversant l’Atlantique, Orsay, d’après les descriptions plus que succinctes qu’il en fait, semble n’avoir rien changé à l’exposition originale, ni rien apporté non plus, sinon le prêt d’un tableau.

D’ailleurs Orsay, à deux semaines seulement de l’exposition, s’embarrasse encore moins à nous montrer ce que nous pourrions voir en la visitant que ne l’a fait le musée Jacquemart pour La Tour : dans le chapitre Œuvres de l’exposition dont le pluriel devient inutile, il n’y a qu’une petite reproduction.

Quant au texte de présentation, qui réserve, comme l’exposition, une place de choix au sublime portrait de Madame X, parce qu’il fit à paris en 1884 un microscopique scandale mondain (une bretelle de la robe, rectifiée depuis, était tombée), ce texte pourtant court met en valeur une grossière erreur factuelle, mais "fondée sur un travail de recherche poussé" précise le musée. 
Il affirme que le tableau n’a jamais été exposé à Paris depuis …1884 ! Avec les points de suspension et d’exclamation, car c’est l’évènement de l’exposition. Affirmée par l’expertise d’Orsay, la chose est reprise par les médias, comme la revue Arts in the City (n°94 p.22) qui en fait tonner tambours et sonner buccins : "Et en point d'orgue ? Le retour à Paris de Madame X, prêtée par le Met pour la première fois depuis le jour du scandale. Un face-à-face historique, glaçant et somptueux."

Mensonge délibéré ou banale incompétence ? C’est effarant comme le monde des expositions réécrit systématiquement l’histoire. En vérité ce portrait a été exposé durant plusieurs mois au Grand palais de Paris au printemps 1984, avec deux autres Sargent (voir le catalogue de l’exposition d’alors, "Un nouveau monde" pp.153 & 317, disponible sur eBay).

Ainsi, comme il est hasardeux de se fier au laisser-aller du musée d’Orsay, retournons vers les informations généreuses et abondantes du créateur de l’exposition, le Metropolitan museum (Orsay n’en souffle pas un mot) :

Une vidéo de 22 minutes faite par le Metropolitan (en anglais), superbe par ses beaux détails des principales œuvres, pas pour les commentaires anglais si insignifiants qu'ils pourraient accompagner un documentaire sur un autre peintre, ni pour leur traduction française inexpressive (vidéo néanmoins à déconseiller à qui souhaiterait aller les voir sur place et préserver, si l’affluence le permet, la fraicheur des découvertes esthétiques). 

Le texte intégral des commentaires qui accompagnent chaque œuvre (PDF anglais), avec les liens vers la version audio anglaise et sa transcription (aisément traduisible en automatique), le tout illustré !

Enfin l'intégrale de l'exposition en images, avec les liens vers les commentaires de chaque œuvre.

Limitations : Toutes les images de l’exposition n’existent que dans un format très modeste que vous ne pourrez ni agrandir ni télécharger. Sargent est mort il y a exactement 100 ans, et il est partout dans le domaine public, donc reproductible librement sans limitation, même pour le musée américain, qui le reconnait officiellement.
Mais, s’agissant d’un des artistes les plus prisés aux USA, le musée, qui en possède beaucoup, s'est autoproclamé référence sur Sargent, et en profite pour se réserver une exclusivité institutionnelle et commerciale en bridant les reproductions libres de droits, au mépris de ses engagements pour le domaine public. Et il y a fort à parier que le musée d’Orsay, qui a derrière lui un historique de violation du domaine public (rappelez-vous sa tentative pour vendre plus de cartes postales, lire ici et ), en profitera pour prétexter des exigences américaines et interdire la photographie au sein de l’exposition.

Contournements : Les reproductions des chefs-d’œuvre de l’exposition sont souvent disponibles ailleurs en bonne qualité, parfois en très haute résolution, sur les sites des musées prêteurs autres que le Metropolitan. Mais la collecte en est laborieuse, aussi nous vous proposons ci-après quelques belles reproductions des œuvres majeures de l’exposition, au moins celles qui devraient vous encourager à aller les voir sur place. 
N’oubliez pas, comme le sous-entendent les sornettes d’Orsay, que vous ne les reverrez plus avant 2084, quasiment la fin du monde.  

• Fumée d'ambre gris 1880 163cm (Clark Art museum Williamstown)
• Dr Pozzi 1881 202cm (Hammer museum Los Angeles)
• Portraits de M.E.P. et Mlle L.P. 1881 175cm (Des Moines Art Center)
• Louise Lefèvre 1882 130cm (Art Institute Chicago)
• Intérieur vénitien 1882 87cm (Carnegie museum of Art Pittsburg)
• Fin de repas 1884 67cm (San Francisco Fine Arts)
• Anniversaire 1885 74cm (Minneapolis Institute of art)
• Les filles Boit à Paris 1882 222cm (Boston museum of fine arts)
Tableau exceptionnel, très librement inspiré par les Ménines de Velázquez, considéré par beaucoup comme un chef-d’œuvre "absolu", objet de nombreuses vidéos, d’articles détaillés passionnants, des livres lui sont consacrés et pourtant le musée de Boston le reproduit très modestement et aucune très bonne reproduction ne semble exister.  
• Madame X 1884 209cm (Metropolitan museum New York) vignette du musée, reproduction plus détaillée que la vignette
Chef-d’œuvre de jeunesse effectivement, hélas possédé par un musée qui n’en diffuse qu’une vignette, on en trouve quelques reproductions plus détaillées mais jamais fidèles aux couleurs réelles, que le ridicule timbre-poste du Met, lui, respecte.


Ces informations ne sont justes que si toutes ces œuvres traversent l’Atlantique, ce qu’Orsay se garde bien de préciser, puisqu’il ne parle de rien et n’annonce qu’un seul tableau. Il écrit cependant que l’exposition présente 90 œuvres, ce qui était le cas de celle de New York. Évidemment, comme pour l’exposition De La Tour (dont deux grosses mises à jour pourraient bien modifier votre envie de la visiter), Orsay, qui curieusement ne mesure pas vraiment l’importance de l’évènement, pourrait s’en rendre compte d’ici l’ouverture et se décider à informer un peu le client. 

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