dimanche 30 novembre 2014

Le quatrième socle

Trafalgar Square est certainement la plus célèbre place de l'Empire britannique.
Au centre de Londres, elle est consacrée à la mémoire du vice-amiral Nelson, qui a, lors de la bataille navale de Trafalgar, sauvé le Royaume de la convoitise compulsive de Napoléon Bonaparte et reçu le jour même un coup de mousqueton définitif tiré par un félon embusqué sur la hune d'un vaisseau français, et qui le transperça. C'était le 21 octobre 1805.
Depuis 1843, en grès, il surplombe de plus de 50 mètres l'agitation des londoniens au sommet d'une imposante colonne au cœur de Trafalgar Square.

Et comme la plupart des carrés (squares) au Royaume-Uni, la place Trafalgar est pourvue de quatre coins. Chacun est garni d'un majestueux piédestal destiné à recevoir l'effigie d'un héros national.

Le roi George 4 fut le premier à bénéficier d'un de ces piédestaux. Cultivé, inadapté à son poste de roi et excessivement prodigue il avait commandité sa propre statue équestre en gloire et en bronze. À sa mort peu après, en 1830, alcoolique, opiomane et obèse, on a dit de lui qu'aucun roi défunt ne pourrait être aussi peu regretté de ses contemporains.
En 1840, quand la place Trafalgar fut presque achevée, on déposa sa statue, temporairement disait-on, sur le socle nord-est. Elle y est encore.

Le général Napier, en bronze, eut droit au socle sud-ouest en 1856. Mort depuis trois ans, il avait beaucoup œuvré pour la colonisation de l'Inde, l'expansion frénétique de l'Empire britannique et la diffusion de la civilisation anglaise.

Le général Havelock, en bronze également, hérita du socle sud-est en 1861. Il était mort de dysenterie quatre ans auparavant. Très pieux et chrétien, il s'était distingué aux confins de l'empire colonial par la distribution de bibles à ses soldats, entre deux assauts victorieux contre les rébellions déloyales à la couronne britannique.
En 2000 le maire de Londres, argüant le constat qu'aucun londonien d'aujourd'hui ne connaissait ces deux généraux célèbres, suggéra sans succès de les éloigner vers la Tamise et de leur substituer des personnalités plus appropriées.

Londres, Trafalgar square, avec au premier plan le quatrième socle devant la colonne de Nelson.

Il restait donc le quatrième socle (the fourth plinth), au nord-ouest, qu'on ne parvenait pas à meubler. On avait bien eu l'intention d'y poser le roi William 4, successeur de George 4 et mort en 1837. Mais personne n'était arrivé à en organiser le financement.
Déduction faite de l’inoxydable Nelson, la nation anglaise n’avait-elle donc pas plus de trois personnalités illustres susceptibles de rassembler suffisamment de bienfaiteurs fortunés ?

Hélas, le quatrième socle demeura inoccupé pendant 159 ans.

Et on le pensait vacant à jamais, abandonné aux pigeons et aux exhibitionnistes assez téméraires pour braver les policemen, quand la très officielle Société royale d’encouragement des arts (RSA) proposa en 1998 de l’utiliser comme lieu d’exposition de sculptures monumentales modernes.
Dès lors, après quelques essais et atermoiements, le socle nord-ouest de la place Trafalgar est devenu à compter de 2005 le support régulier d’exhibitions d’œuvres contemporaines sculptées.
Ainsi la statue équestre d’Elmgreen et Dragset (illustration ci-dessus) intitulée « Powerless Structures, Fig. 101 », et figurant un enfant sur un cheval de bois en bronze, a trôné d’avril 2012 à avril 2013. Elle succédait au pittoresque « vaisseau de Nelson dans une bouteille » de Yinka Shonibare (de mai 2010 à janvier 2012), et précédait l’actuel « Hahn/Cock » de Katharina Fritsch qui représente un immense coq uniformément bleu et très discuté, le gallinacé symbolisant le peuple français aux yeux de certains patriotes insulaires.

On notera peut-être que les sculptures élues pour ce quatrième socle ont été jusqu'à présent remarquables moins par leur style invariablement plat et académique, et leur pesanteur symbolique, que par leur délicieuse incongruité et le plaisir enfantin de découvrir de tels objets quotidiens mais aux dimensions démesurées, siégeant sur un haut piédestal au milieu d'une place anglaise légendaire, sévère et grise.

Mise à jour : Le 5 mars 2015, le squelette de cheval « Gift horse » de Hans Haacke a détrôné le coq bleu sur le quatrième socle.

lundi 24 novembre 2014

La vie des cimetières (59)


Précaution d’emploi en cas d'allergie aux émissions télévisées médicales un peu trop explicites ou aux films d’horreur inavouables, évitez de cliquer sur les liens de cette chronique. 
Vous êtes prévenus.

Il était question, dans le numéro 45 de La vie des cimetières, des pratiques funéraires officielles chinoises qui, guidées par des soucis de productivité et d’effacement des anciennes croyances par de nouvelles, orientent massivement la population vers l’incinération (si possible collective) des défunts, surtout en ville où manque l’espace libre, et de la consécutive disparition des cimetières.

Le Tibet, bien avant que la Chine ne le libère (au moyen pacifique d’une invasion militaire en 1950), pratiquait depuis des siècles des funérailles sans enterrement, pour des motifs également pratiques et idéologiques.
Le sol est constamment gelé ; seuls les corps des criminels et des contagieux sont inhumés, histoire d’enrayer leurs réincarnations. Le bois est rare et cher ; les prélats et les riches bénéficient de la crémation. Les très pauvres sont jetés aux poissons.

Le reste des défunts, le plus grand nombre, a droit aux funérailles célestes. Les corps sont grossièrement prédécoupés pour le repas des oiseaux « sarcophages », mangeurs de chairs mortes, vautours ou gypaètes. Les rapaces accoutumés se ruent par centaines. Après quoi les restes (surtout les os) sont concassés, parfois accommodés, pour un meilleur transit, et resservis.
Il ne doit rien rester, sans quoi l’âme serait imparfaitement libérée et la réincarnation serait troublée, comme la digestion.
On dit parfois qu’il est interdit de photographier le rituel, mais c’est surtout un moyen d’en monnayer l’autorisation avec les touristes. D'ailleurs les témoignages en vidéo ou les récits en séquences photographiques abondent sur Internet.

Au début de l'annexion du Tibet, dans les années 1960-70, les idéalistes psychopathes de la Révolution culturelle chinoise interdirent ces usages bouddhistes qu’ils jugeaient barbares, pour finalement les autoriser dans les années 1980, et même les soutenir (pour mieux les contrôler).
« Les enterrements célestes - notez l’oxymore - sont une coutume tibétaine strictement protégée par la loi » lit-on dans le Quotidien du Peuple en ligne, organe absolument officiel, qui décomptait au Tibet 1075 plateformes d'enterrements célestes en 2009. Cette sollicitude opportuniste n’empêche évidemment pas la répression sanglante du peuple tibétain à la moindre contestation.

Par leur omniprésence aux postes de décision et avec le redoublement de la colonisation, surtout depuis l’ouverture de la ligne de chemin de fer de Pékin à Lhassa en 2006, les Chinois savent qu’ils seront bientôt plus nombreux au Tibet que les Tibétains, si ce n’est déjà fait, et que le peuple indigène sera un jour dilué jusqu’à la dose homéopathique où personne ne se souviendra de son existence. Un petit génocide tranquille.
Du reste les vautours aussi sont menacés de disparition, décimés par les maladies contagieuses, et par un médicament anti-inflammatoire qui infecte les carcasses animales qu’ils consomment, et qui les tue.

lundi 17 novembre 2014

La comète et le grain de sable

Broderie de Bayeux, dernier tiers du 11ème siècle, détail de la scène avec la comète de Halley qui avait été observée en 1066 (photo Myrabella).

Après avoir passé dix années à faire des calculs, des croquis, des tests dans des baignoires, une joyeuse bande de scientifiques européens lançait le 2 mars 2004 un gros jouet télécommandé dans l’espace, une grande machine à laver avec deux ailes immenses. Sur son flanc était accroché un four à microondes cubique à trois pattes. Le tout partait visiter une comète.

Les scientifiques pensaient que cet attirail leur apporterait une réponse ultime sur l’origine de l’eau et de la vie. Car s’ils sourient à la légende d’un dieu qui aurait séparé les eaux d'en bas de celles d'en haut au moyen d’un toit, ils soupçonnent que l’eau et les molécules organiques complexes ne sont pas nées sur terre mais proviennent d’une époque lointaine du système solaire où les planètes subissaient la lapidation effrénée et incessante des comètes et aérolithes de tous genres.

En 2004 déjà, la crise financière forçait à l’économie, et la machine à laver ne pouvant pas embarquer beaucoup d’essence on utiliserait un procédé malin de rebonds gravitationnels qui lui permettrait de gagner de la vitesse à chaque passage près d’une planète. Mais ce trampoline durerait dix ans.
Ainsi en janvier 2014, et après plusieurs années d’hibernation, les deux machines volantes furent réveillées en douceur, et la comète prit lentement devant leurs yeux la forme d'une cacahuète bilobée, chaotique et poussiéreuse.

Et puis tout s’est passé trop vite.
La tension médiatique savamment entretenue depuis quelques mois devait logiquement conduire à un apogée spectaculaire : l’atterrissage du petit four à microondes sur le sol de la comète à la consistance inconnue et son premier regard panoramique sur ce nouveau monde au moyen de caméras subtilement disposées.
C’était compter sans le grain de sable. Ici le grain de sable était le microonde lui-même. Car s’il pesait cent kilos sur terre, la gravité presque nulle de la comète ne lui concédait plus qu’un seul gramme, et le moindre rebond lui serait forcément fatal.
Alors comment est-il allé s’empêtrer après deux rebonds entre des rochers à l’autre bout de la cacahuète ? Par chance ces rochers l’ont probablement retenu de retourner définitivement dans l’espace, et là, coincé, il a pu effectuer une partie de ses expériences de physique et chimie amusantes.
Mais en quelques heures, batterie vide et surtout panneaux solaires à l’ombre, à bout d’énergie, il s’est éteint, parvenant néanmoins à transmettre des résultats dans un dernier souffle.

Sur Terre les communications officielles, rassurantes, insistent sur le succès de cette exploration sans précédent, car les deux engins ont déjà récolté dit-on des wagons de données et la machine à laver poursuivra et espionnera encore la comète jusqu’à ce qu’elle s’évapore au feu du soleil.
Et puis notre petit microonde, qui a déjà effectué bravement une partie de sa mission, pourrait même renaitre si les conditions de luminosité le permettent, dans huit mois, au prochain été sur la comète.

Le 12 novembre, jour de l’atterrissage, un haut responsable de l’opération lançait avec exaltation « Zissiz eu big steppe for ioumanity ! » (c’est un grand pas pour l’Humanité - en langage scientifique).
Nous, on aurait quand même bien aimé contempler le paysage de ce monde inconnu, vu du sol, comme si on y était, rien que pour le spectacle...

L’Humanité vient certainement de réaliser un exploit, de faire un grand pas scientifique en avant, mais elle a maintenant le pied coincé entre deux rochers indéterminés, sur une comète inamicale à 500 millions de kilomètres de la terre, par un froid glacial.

dimanche 9 novembre 2014

Émile Claus, peintre flamand

Comme la plupart des peintres de son époque qui inventeront plus tard l’impressionnisme ou ses courants succédanés, Émile Claus (1849-1924) apprend d’abord à peindre des sujets académiques et sombres, réalistes et sociaux.
Dans les années 1880, quelques voyages, en Espagne, en Afrique, et à Paris où il découvre Monet et les courants impressionnistes, orienteront sa peinture vers le soleil et ses effets.

Émile Claus, Le pique-nique, 1887, collection du Palais royal, Bruxelles.

Après sa mort il sera presque oublié, malgré un succès notable en Belgique où il vivait au bord de la Lys, à Astène-Deinze non loin de Gand.

Émile Claus, Les patineurs, 1891, musée des beaux-arts, Gand.

Rarement exposé ou reproduit, il connait cependant depuis quelques temps un renouveau, comme son ami Le Sidaner. Le musée d’Orsay présente une ou deux toiles qu’il recelait depuis longtemps, et le musée des impressionnismes de Giverny a exposé récemment une belle série d’une dizaine de tableaux, dont voici trois.

Émile Claus, La levée des nasses, 1893, musée des beaux-arts, Ixelles.