jeudi 24 novembre 2022

Une inconnue célèbre

Le musée de Nivaagaard près de Copenhague au Danemark consacre actuellement deux salles à une petite rétrospective d’une vingtaine de toiles de Sofonisba Anguissola, suivi par le Rijksmuseum d’Amsterdam à partir de février 2023. 
Ils qualifient pompeusement la portraitiste de "miracle oublié de l’histoire" et ont intitulé l’exposition de son seul prénom, Sofonisba. Condescendance ou extrême révérence comme pour les plus célèbres, Raphaël, Michel-Ange ou Rembrandt ?

Le grand public qui ne la connait pas parlera peut-être de honteuse discrimination, pourtant Sofonisba Anguissola était une des plus célèbres portraitistes d’un temps chiche en femmes peintres, la Renaissance italienne et espagnole. Sans doute a-t-elle été oubliée pour les mêmes raisons qu'Artemisia Gentileschi, parce qu’il reste d’elles assez peu d’œuvres identifiées, et parce qu’elles sont d’une qualité modérée. Mais l'encyclopédie Wikipedia dont on dit tant de mal ne l’a pas oubliée, qui lui consacre un article complet et bien illustré.

Anguissola peignit des portraits de l’aristocratie de son temps, pape, reines et rois, des portraits de sa famille et des autoportraits. Malgré une raideur de style et d’expression, ses tableaux les plus réussis ont un charme certain, comme cette partie d’échecs de 1555 au musée de Poznan en Pologne où elle a figuré ses sœurs et une servante, ou cet autoportrait de la collection Frits Lugt à Paris.

Tout cela suffirait déjà à établir l’intérêt de cette petite exposition, s’il n’y avait en plus ce coup d'audace des commissaires, qu'on remarque à la vue des cimaises sur le diaporama du site du musée…

En déplacement à  Palerme en 1624 pour faire le portrait d’un vice-roi, le peintre Anton Van Dyck visite Anguissola et réalise son  portrait à 92 ans (détail, collection National Trust).


C'est que les cimaises sont libres de tout cartel ou texte ! Les organisateurs ont transgressé la tradition en exposant les tableaux seuls, sans leur accoler ces habituels cartels, étiquettes, plaques couvertes d’inscriptions savantes, qui se trouvent ici reléguées sur des présentoirs en retrait. 

Dans le cadre de l’exposition d’un nombre raisonnable de peintures ce mode de présentation apporte deux avantages sensibles : la contemplation d’un tableau n’est plus perturbée par les personnes que la curiosité poussait à s’approcher pour lire des informations parfois copieuses et en petits caractères, et la première impression du spectateur qui ne connait pas une œuvre sera d’autant plus fraiche et originale qu’elle ne sera pas immédiatement contaminée par la connaissance du nom de l’artiste, du titre de l’œuvre ou des circonstances de sa réalisation. 
D’aucuns répliqueront que ce savoir peut ajouter du sens et enrichir la perception d’une œuvre. Bien entendu, mais les deux étapes, premières sensations et approfondissement, ne peuvent pas être interverties dans le temps

samedi 19 novembre 2022

La vie des cimetières (105)

Camille Martin, Après l'enterrement 1889 (Musée des beaux-arts de Nancy).
Puis avec un peu de chance on tombe sur un véritable enterrement, avec des vivants en deuil et quelquefois une veuve qui veut se jeter dans la fosse, et presque toujours cette jolie histoire de poussière…
Premier amour, Samuel Beckett. 

L’enterrement est un évènement pittoresque dans l'ennui des cimetières. Les peintres le représentent généralement au moyen de noir, de gris, et de beaucoup de bruns.

Pour Gustave Courbet, dans le gigantesque Enterrement à Ornans du musée d’Orsay, c’est l’occasion d’une imposante galerie de portraits agglomérés en une frise sans perspective, massive et sombre, sur 21 mètres carrés. Un style monumental, antiquisant sans l’idéalisation de l’antique. Il en fait le manifeste du réalisme social en 1849. Vaste programme.

Pour Camille Martin, modeste peintre naturaliste lorrain ami d’Émile Friant, qui expose Après l’enterrement au salon de 1889, aujourd’hui au musée de Nancy, c’est surtout l’occasion pour quelques vieux amis du défunt de se retrouver sous la pluie d’hiver et se crotter les souliers en chœur dans la boue du cimetière.

Que la scène se passe après l’enterrement ne parait pas tout à fait évident si on cherche à reconstituer l’anecdote.
La tombe se trouverait ainsi au fond, dans l’axe vertical sous la fumée blanche. On y distingue derrière les trois personnages une masse de personnes en noir tous parapluies ouverts. L’assistance commence à se disperser et suit le corbillard vide sur la route carrossable (ce qu’on pourrait prendre pour le cercueil n’est alors que le catafalque surélevé). La dispersion est attestée par la dame la plus à gauche après le bosquet, qui monte manifestement dans la direction opposée.

Toujours dans cette hypothèse la direction de la bande d’anciens amis ou collègues au premier plan est plus difficile à identifier. Ils auraient quitté la cérémonie sans suivre le convoi, descendu le chemin non carrossable et boueux vers le spectateur, et se seraient arrêtés de façon désordonnée pour attendre ceux qui remontaient leurs bas de pantalon (à l’extrême droite)
Le personnage de face, qui écarte les bras d’un air de signifier à l’homme de dos et aux pantalons ostensiblement retroussés "Qu’est-ce que vous faites, on vous attend ?", lui demanderait seulement "Mais où allez-vous ?".
Se retournant l’interpelé lui répondrait alors "On prend le raccourci du bistro, on va méditer au chaud sur les fragilités de la condition humaine."

On voit par là que ça n’est pas toujours le tableau le plus monumental, le plus révolutionnaire, le plus chargé de sens, qui s’avère le plus philosophe.
Et toc !

dimanche 13 novembre 2022

Nouvelles de l’autre monde

NB : Pour un lectorat inaccoutumé aux grands nombres, l’unité de mesure de cette chronique sera le million de dollars noté M$ (aujourd’hui 1M$ égale 1M€)

Vous l’avez certainement lu dans la presse unanime et admirative. Nous rêvions tous d’un monde sans guerre, sans maladies, sans grèves, sans inflation, sans intempéries. Les grandes religions l’avaient promis, et l’Agence France Presse vient de nous l’apporter sur un plateau d’or, agrémenté de chiffres mirobolants : la vente aux enchères par la maison Christie’s à New York des tableaux de la collection Allen, milliardaire regretté, fondateur de la société Microsoft voilà 50 ans avec Gates.

1622987500 de dollars pour 155 œuvres (en 2 journées). Essentiellement des tableaux. Tout est parti. Ah, vous non plus n’arrivez pas à lire ce nombre, vous ne fréquentez pas l’autre monde ? On peut l’écrire 1 622 249 500$, ou 1,622,249,500$, comme font les américains, pour faire croire que ce n’est qu’une suite de petits nombres. Soyons clair, ça fait un milliard et demi de dollars, en gros (ou 15 à 20 Airbus A320)

Détailler les tableaux, les records, comme l'ont fait certains journaux, ne serait que du remplissage. On trouvait dans la collection Allen tout ce que tout milliardaire américain bien élevé doit posséder, surtout des peintres américains, abstraits et contemporains, et des français de l’époque impressionniste et des alentours. Et puis on n’était pas là pour acheter un tableau peint par untel, mais un tableau de la prestigieuse collection du milliardaire Untel. La liste, les prix et les images sont en ligne (journée 1 et journée 2).

Présentons néanmoins pour les connaisseurs quelques remarques et de belles reproductions (n’oubliez pas qu’on ne reverra peut-être plus ces tableaux qu'à l'occasion du décès des milliardaires qui viennent de les acheter).


Tout d'abord, tableau célèbre mais incongru dans cette collection, un beau tondo de Botticelli, la Madone du Magnificat (un détail ci-dessus à gauche) est parti pour un prix dérisoire (49M$), si on le compare à deux Botticelli vendus récemment par Sotheby’s, en 2022 pour le même prix un Christ pleurnichard peint à la chaine par l’atelier, et en 2021, pour le double du prix, un joli portrait fraichement repeint (il faut dire qu'il existe 4 ou 5 versions d'atelier de ce tondo. L'original serait celui du musée des Offices). 

Puis une très belle reproduction du tableau record de cette vente record, le petit (55cm) tableau des Poseuses dans son atelier par Seurat, reproduit ci-dessus à droite et dans tous les journaux, mais pas dans cette qualité (ici deux fois ses dimensions naturelles).

Enfin un Le Sidaner féérique et vénitien (illustré plus haut) et très grand (presque 2 mètres). Le Sidaner, qui n’aura jamais vu autant d’argent (2,1M$), et qui pourtant fait beaucoup baisser la moyenne de la vente (10M$ par œuvre).

Voilà, vous n’avez qu’entraperçu l’entrée du paradis, on raconte dans les couloirs du royaume céleste que la richesse de Paul Allen n’atteignait pas le dixième de la fortune personnelle de Bill Gates. Imaginez la collection !
Après déduction du prélèvement de l’organisateur et des taxes, grossièrement 300M$, le produit de la vente sera consacré à la philanthropie, claironne le même organisateur. On n’en saura pas plus, mais notre monde ici-bas en ira nécessairement beaucoup mieux... 

C’est déjà sensible.

samedi 5 novembre 2022

Hommage (Soulages)

L’exercice du pouvoir est toujours accompagné de faste et d’apparat, d’évènements exaltés dans de somptueux décors, destinés à montrer sa grandeur et sa force à l’électeur ébahi.
L’artiste, soucieux de son propre bien-être comme tout organisme vivant, ne refuse généralement pas de collaborer à ces grandioses célébrations. Choisi par le politique, il est souvent médiocre, car le principal critère de choix du pouvoir est le monumental, qui s’accorde rarement avec la finesse.

Avec Pierre Soulages, distingué par la République depuis la fin des années 1970, le choix n’était pas des pires. Ses œuvres sont souvent décoratives, parfois propices au recueillement, voire à la méditation.

Sa carrière avait été exemplaire. Très vite, à 30 ans, le succès, les expositions, une rétrospective à 50 ans, une autre à 60 ans, les commandes officielles, des tapisseries, les vitraux de l’abbatiale de Conques (7 ans de recherche dit Wikipedia pour créer un verre dont on loue l’étonnante propriété de laisser passer la lumière), et une peinture de plus en plus noire et de plus en plus monumentale au fil des années qui s’accumulaient en grand nombre. 
Puis on lui consacra un timbre-poste (ce qui peut paraitre ironique vu la dimension du timbre)
À 90 ans c’était la rétrospective des rétrospectives, à Beaubourg Paris, 500 000 visiteurs, ses tableaux étaient devenus intransportables.
On lui construisait un musée de son vivant à 95 ans, à Rodez, qui connut immédiatement une belle fréquentation (150 000 visites par an).
À 100 ans on l’honorait au cœur du musée du Louvre, privilège rarissime, ses tableaux étaient à la hauteur du lieu, presque 4 mètres, sans parler de leur épaisseur.

L’art officiel est un art de la surenchère, inévitablement. On n’imagine pas une commémoration qui serait moins mémorable que la précédente. Alors on produit, on ne peut plus se retenir, il y a une telle demande, et puis des traites à payer. On produit de plus en plus grand et on manque de place dans l’atelier. Il faut se débarrasser, on multiplie les dons, 100 ou 200 mètres carrés de grands panneaux noirs pour le musée Fabre à Montpellier, et plus de 500 œuvres pour le musée qui porte son propre nom à Rodez, c’est la moindre des choses.

On a bientôt 100 ans et on fabrique toujours, on ne sait par quel miracle de la nature, d'immenses panneaux de 10 mètres carrés et 25 centimètres d’épaisseur d’une matière qui ressemble à du bitume.
Et puis fatalement on meurt.
Le président de la Nation en profite pour faire une cérémonie discrète, dans la Cour carrée du Louvre évidemment, avec des tas de ministres et de personnalités du monde des arts, une sorte d'hommage à soi-même. Applaudir l'arrivée de la veuve centenaire (c'est l'Agence France Presse qui le dit) était peut-être limite, c’est vrai, mais comment retenir son émotion lors d'un moment pareil ?

Et maintenant, il va falloir entretenir la mémoire du grand artiste, se débrouiller pour ranimer ce musée à Rodez dont la fréquentation décline déjà, comme tout musée de province, passées les premières années de visibilité médiatique, et puis s'occuper de ces portions d’autoroute suspendues au plafond ou aux murs des musées à travers le monde, quand elles commenceront à se déformer et s’abimer sous leur propre poids. 



Vous aurez noté que l’article de Wikipedia ne reproduit pas de tableau de Soulages, à l'exception d'une vue d'ensemble d'une salle du musée, et encore cette image est-elle discutée au sein de l'encyclopédie et sans doute bientôt supprimée comme illégale parce qu'il n'y a pas de complète liberté de panorama en droit français. C’est ballot, pour un peintre, mais c’est la loi. Il faudra attendre encore 70 ans que s'éteignent les droits d'auteur. Au musée Fabre de Montpellier, ci-dessus, la photo n'était pas interdite en 2016. Le peintre était encore vivant. Feignons l’ignorance.