samedi 27 juillet 2024

Tableaux singuliers (19)

Scènes de la vie de saint Jérôme et saint François en extase avec frère Léon (voir détails dans le texte).

Notez : en cours de lecture vous trouverez la description de peintures qu’il serait plus agréable de lire avec l’image en regard, donc de l'ouvrir dans une autre fenêtre ou un autre onglet, selon l’appareil utilisé. Pour vous avertir les liens vers ces images seront précédés du signe  

Bien avant le cinéma ou la bande dessinée, dès qu’il a su laisser des traces sur des matériaux ou des parois, l’humain a cherché à raconter des histoires se déroulant dans le temps. De l’énigmatique scène du puits de la grotte de Lascaux, dont on ne saura sans doute jamais ce qu’elle retrace, à l’explicite et conquérante colonne Trajane à Rome, aux scènes de la vie des personnages bibliques sur les vitraux ou les fresques des églises, les exemples sont innombrables. Pour les amateurs de compétition, les plus anciennes scènes historiées connues, peintes il y a plus de 50 000 ans, des millénaires avant les peintures rupestres d'Europe, seraient celles découvertes assez récemment sur l’ile de Sulawesi, de personnages animés autour d’un cochon.

Masaccio, au début du 15ème siècle dans les fresques de Santa Maria del Carmine à Florence, représentait, dans un décor unique, deux épisodes légendaires éloignés dans le temps et l’espace de la vie de saint Pierre. À gauche Pierre ressuscite le fils de son geôlier pour montrer ses compétences et gagner sa sortie de prison ; à droite, des années plus tard, Pierre est vénéré et traité comme un pape, parce qu’on ne ressuscite pas un mort tous les jours. La fresque elle-même a été réalisée en deux étapes très éloignées, à moitié inachevée par Masaccio en 1428 et terminée par Filippino Lippi vers 1485.

Mais c’est sur la fresque qui se trouve juste au-dessus que Masaccio s’est laissé aller. Il a peint dans une seule image trois moments successifs d’un même épisode de la vie du saint. C’est le "Paiement du tribut". Au centre, en courte tunique rouge, un occupant romain réclame la taxe pour l’entrée dans Capharnaüm. Jésus, qui a réponse à tout (on le reconnait dans la bande à ses traits nettement plus distingués), indique à Pierre à sa droite (tunique bleue, toge jaune avarié) qu’il trouvera de la monnaie dans la bouche du premier poisson venu - la méthode de fabrication de la fausse monnaie ne pouvait pas être décrite publiquement et Masaccio n’est pas limpide non plus sur le sujet. À gauche donc comme indiqué par la direction des mains, Pierre (le même) traficote avec ledit poisson et en sort une pièce qu’il donnera au percepteur romain à droite (il lui a déjà donnée, si vous êtes arrivés dans la chapelle par la droite).
Est-ce qu’un barbare qui ne connait pas la légende serait capable de reconstituer, à la vue de la fresque, la chronologie de la scène ? Peut-être, si la toge de Pierre au centre n’avait pas viré du jaune d’or à cet orange raté et si la monnaie était bien identifiable dans la bouche du poisson et dans la main du romain, mais serait-il assez malin, il ne résoudra pas le truc du poisson-tirelire.
  
Enfin, dernier exemple, on ne peut pas bavarder du temps et de l’espace sans considérer la performance de Hans Memling dans les Scènes de la passion du Christ, peintes vers 1470, aujourd’hui à Turin, Galeria Sabauda
Dans la moitié seulement d'un mètre carré, le peintre est parvenu à placer 23 scènes consécutives de la légende de Jésus, en respectant presque parfaitement la chronologie dans le déplacement du personnage sur l’image. Le miracle est dans l’ingéniosité de la mise en scène (suivez son cheminement sur cette image plus lisible, de deux fois la taille réelle).
Jésus arrive en haut à gauche, serpente dans la ville jusqu’aux scènes nocturnes du bas, et remonte en serpentant vers la crucifixion. De là-haut l’œil descend vers la mise au tombeau et la résurrection à droite (ici la chronologie se dilue un peu) pour suivre la remontée du personnage vers le soleil en haut à droite, comme dans les albums de Lucky Luke. Notez alors l’épisode minuscule du lac de Tibériade, où on distingue mal si notre héros a réellement marché sur l'eau (la collection Kress possède une copie ancienne fidèle et de dimensions proches, curieusement découpée en triptyque, dont la scène du lac est absente). 

Tous ces détours nous conduisent à la singularité du tableau d’aujourd’hui, car dans le Memling on aura peut-être remarqué, à droite, un homme qui emmène son enfant au réjouissant spectacle de la crucifixion. Et comme le soldat qui le suit, en passant il regarde vers sa droite la résurrection du Christ. C'est une erreur de chronologie à ce moment du récit, mais le génie du peintre transforme ici une faiblesse scénographique en un mirage prémonitoire. 
Et c’est un effet similaire, un flottement du temps qui emprunte des raccourcis, qui fait l’attrait de notre tableau singulier du jour.

La pinacothèque Brera de Milan qui l’expose le titre "Scènes de la vie de saint Jérôme, Saint François en extase, avec frère Léon", le date des années 1500 et ne sait pas à qui l’attribuer, peut-être un peintre espagnol, en lien avec la Lombardie et Venise pour le style. 
On y voit, dans un paysage montagneux, aux premiers plans, Jérôme (trois fois) et au fond, François (en extase), Léon (un copain qui somnole sans cesse) et Jésus (on ne le présente plus). Jérôme est un des personnages les plus représentés dans l’art occidental, généralement en ermite dans un décor rocheux, flanqué d’un lion dépressif un peu collant et d’un chapeau de cardinal écarlate. Comme il s’y ennuie, il simule souvent quelque occupation, pour la photo ; lire un livre, écrire à la plume, se frapper la poitrine avec un caillou.
 
Le trouble dans cette scène anonyme ne vient pas de l’accumulation, habituelle, d’erreurs de chronologie : ici le personnage au centre est présumé avoir vécu il y a 2000 ans, Jérôme 1600 ans et François 800 ans ; par ailleurs le large chapeau de cardinal date de 800 ans après Jérôme et les parchemins aussi finement reliés n’existaient sans doute pas de son temps. Anachronismes banals dans toute peinture religieuse, qui créent le lien avec l’époque des spectateurs et font sans doute partie du charme de ces contes de fées.
L’étrangeté vient de ce Jérôme multiplié par trois "sans référence explicite aux épisodes habituels [de la vie du saint]" admet le commentaire du musée. 
On a l'impression d’assister à un seul évènement, une scène fantomatique de ferveur religieuse avec François d’Assise, traditionnellement représenté à genoux recevant les stigmates, ces mêmes blessures subies par Jésus 12 siècles auparavant. Habituellement François les reçoit d’un crucifix volant (comme chez Van Eyck). Ici, il lui tourne le dos, mais ne nous laissons pas distraire par cette question pour expert en byzantinisme. 
Devant cette apparition, le peintre a installé trois Jérôme qui exécutent peut-être dans son intention une séquence chronologique : de la gauche vers la droite Jérôme lit, quand, surpris par le mirage, il ferme son livre et s’agenouille pour prier ; ou bien de la droite vers la gauche il est surpris en prière, prend son journal et y note sa vision (ce détail dans sa main serait une plume, ou un calame ?)

Et ces trois Jérôme dans le même lieu évoqueront sans doute pour les cinéphiles la fantastique scène presque finale du film de Stanley Kubrick en 1968, 2001 l'odyssée de l'espaceDans un raccourci qui s’éternise, et une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma, le personnage, en observation dans une clinique stylée (une sorte de zoo disait le cinéaste), assiste physiquement aux évènements de son propre vieillissement, comme un double décalé dans le temps (voyez ici cette scène indescriptible, dans une petite qualité - 61Mo pour 6’41" - simplement pour en raviver le souvenir).

"Illusions, tout cela" direz-vous. "Narrativium" aurait dit Terry Pratchett.
Oui, c’est toujours la même chosel'humain ne s'est jamais satisfait du réel, c'est ce qui le distingue probablement des autres animaux. Dès la naissance on l'abreuve de fictions, alors il passe le reste de sa vie à se raconter des histoirescomme les Indonésiens autour du cochon*.

 

* Ces cochons en lien ne sont pas les mêmes que celui vu plus haut, ils se trouvent dans une autre grotte (Leang Tedongnge) du même massif située 4 kilomètres au nord-ouest. Alors que celui-là était daté de 51 200 ans, l'un de ceux-ci vient d'être re-daté à 48 000 ans.


jeudi 18 juillet 2024

Ce monde est disparu (14)

Survol
Attention : les liens précédés du signe⚡️sont horribles et radioactifs
Illustration : "Radium"⚡️dessin original de Lee Elias pour la couverture du⚡️magazine Black Cat Mystery #50 en 1954.

Lee Elias, dessinateur de comics (bandes dessinées) très moyen et conventionnel, était cependant assez inspiré quand il illustrait des couvertures de magazine. Son dessin n’en était pas meilleur mais il savait l'animer de contrastes percutants et d’inventions qui les rendaient attractives, voire choquantes, ce qui est l’objectif commercial d’une bonne couverture. 
On se dispute régulièrement ses dessins originaux chez Heritage Auction, maison d’enchères américaine d’objets de collection, et il viennent d’atteindre des sommets le 21 juin 2024, avec 66 000$ pour le dessin de couverture de⚡️Tomb of Terror #5 de 1952, et 840 000$ pour celui de⚡️Black Cat Mystery #50
Pour mémoire les couvertures d’album de Tintin par Hergé, plus édulcorées, et graal des collectionneurs, se monnayent autour d’un million de dollars, et une page de garde de 1937 s’est vendue 2,9M$ en 2014. 

Pour aller plus loin : Aimons le radium, quelques repères historiques. 
En 1898 Marie et Pierre Curie découvrent deux éléments inconnus qu’ils appellent le radium, parce qu’il était vraiment très radioactif, et le polonium parce que Marie était d’origine polonaise. Ils les manipulent sans retenue et remarquent que le radium peut soigner des affections cutanées et même certaines tumeurs. Ils inventent en 1901 avec Becquerel la radiumthérapie ou Curiethérapie. Malgré l’alarme d’Edison qui perd son assistant en 1904 et abandonne les recherches dans le domaine, et les avertissements de nombreux scientifiques, l’industrie enthousiasmée met alors du radium⚡️partoutLes horlogers colorent aiguilles et chiffres des réveils qui brillent dans le noir, les pharmaciens en truffent pansements, pommades et potions, le miraculeux radium s’applique, se respire, se boit, s'avale, on fume des cigarettes au radium, on se maquille au radium, on couvre les enfants d'une petite laine au radium. Cela dit le radium était si rare et cher qu’on peut soupçonner que tous ces produits, comme les médicaments homéopathiques, ne contenaient pas le moindre atome de substance active (sauf dans l'horlogerie, sans quoi ça n'aurait pas fonctionné, et qui fut d'ailleurs confrontée à des maladies professionnelles en corrélation).
Marie Curie devra à ses découvertes deux prix Nobel et une Leucémie carabinée. C’est en 1934 seulement, année de sa mort, que l’exposition à la radioactivité sera réglementée en France.
 
Mise à jour le 19.07.2024 : preuve des bienfaits de la radioactivité, on apprend de la chaine "La tronche en biais", que pour contrecarrer le traffic croissant de cornes de rhinocéros vers l’Asie (la médecine traditionnelle chinoise leur attribue des propriétés fantasmées), et la disparition de l'espèce, les scientifiques sud-africains envisagent - et ont commencé à le pratiquer - d’inoculer un produit radioactif, inoffensif pour la bête disent-ils, dans la corne des rhinocéros, et qui empoisonnerait sournoisement les consommateurs de poudre de corne. Merveilleux, n’est-il pas ? 

dimanche 14 juillet 2024

Le Louvre restaure à tour de bras

Hans Holbein, portrait d'Anne de Clèves en 1539, 48 x 65cm, détrempe sur vélin, restauré au Louvre en 2024. 

Alors qu’au printemps dernier il communiquait fort sur le délicat décrassage qu’il venait de réaliser du seul tableau de Van Eyck en France, le Louvre oubliait d’annoncer, ou alors trop discrètement, qu’il venait aussi de débarbouiller un tableau de mêmes dimensions, moins prestigieux mais pour certains aussi beau, et peut-être plus fragile encore parce que peint à l'eau sur vélin, le portrait d’Anne de Clèves par Hans Holbein. 
On l’a su d’un site suisse qui l’avait appris d’un site belge. L’information est pourtant véridique ; le Louvre a mis sa base de données à jour, en y ajoutant sans autre explication trois reproductions très moyennes du résultat. Une photo de meilleure résolution, qu’il a fallu adoucir pour se rapprocher de celles du Louvre (notre illustration), circule sur Wikipedia (30Mo, 78Mpix, long chargement).


À sa vue on s’exclame "Ah, ils ont enfin mis une ampoule au plafond et changé le papier peint. Le bleu, c’est moins triste". Car depuis 250 ans probablement quand le tableau entrait dans la collection de Louis 14, tout le monde l'a vu ambre et verdâtre, comme on le trouve reproduit sur les photos de 2017 de la base de données du Louvre (à la suite des nouveaux clichés). Seuls les heureux élus qui avaient pu voir le même modèle peint par Holbein sur une miniature de 5 centimètres, à l’aquarelle, sur vélin également, au Victoria & Albert museum de Londres mais non exposée, pouvaient se douter de ce bleu. 


Pour l’anecdote, répétons succinctement après tant d’historiens le contexte de réalisation du tableau.

En 1539, Le roi d’Angleterre, Henri 8, qui avait perdu sa troisième épouse Jeanne Seymour en 1536, en quête d’une quatrième et conseillé par Cromwell, demandait à Holbein, portraitiste fidèle de la grande bourgeoisie anglaise et qui avait fait le portrait de Jeanne, de lui rapporter du duché de Kleve le portrait d’Anne de Clèves et de sa jeune sœur Amélie.

Quelques mois plus tard Holbein revenait des bords du Rhin avec les deux portraits (celui d’Amélie a disparu). Henri choisissait Anne. Elle arrivait en Angleterre fin 1539, et le roi fut très déçu. Anne le fut tout autant. Le mariage se fit tout de même mais était annulé après 6 mois, en juillet 1540, pour absence de consommation. Hans termina tout de même le portrait d’Henri, pendant officiel du portrait d’Anne, mais à l'huile et aux dimensions réelles du modèle. 

Nonobstant ce fiasco, Anne et Henri demeurèrent bons amis, et Hans était toujours peintre du roi quand il mourut en 1543, vers 46 ans, lors d'une des innombrables épidémies de peste de Londres.  


En novembre, quand vous retournerez à Paris pour tenter de déguster le Van Eyck nouveau (après avoir vérifié s’il est exposé, peut-être en salle 600), n’oubliez pas de monter un étage et de franchir les 250 mètres qui vous sépareront de la salle 809, pour passer voir la nouvelle Anne. Vous la reconnaitrez de loin, à son fond bleu.


lundi 8 juillet 2024

Histoire sans paroles (52)


L’affaire de la crue de la Seine
Fin janvier 1910, en quelques jours, Paris s’est crue Venise. La préfecture de police envoyait alors les inspecteurs de l’identité judiciaire. Ils inspectèrent, prirent des mesures, réfléchirent. Le citoyenmarchant sur l’eauattendait un responsable.
Un siècle plus tard, le suspect court encore et menace toujours. Mais pas d’inquiétude, la science a progressé, elle connait le coupable et le surveille. Et en cas de récidive, elle est préparée, elle a inventé un nouveau mot : la résilience des populations.
 
Ci-dessous, Porte de la Gare, Paris 13ème, le 31 janvier 1910.

dimanche 30 juin 2024

Serra et ses disparitions

Clara-Clara, sculpture de Richard Serra, exposée sur Google Earth en 2024 (et ici à Paris en été 2008).


Tout, ou presque, disparait un jour. C’est un phénomène naturel. Les plus perspicaces des philosophes l’ont remarqué. Hier encore c’était le tour du grand sculpteur étasunien Richard Serra. Les médias en ont parlé à la mesure de sa renommée.
Ce qui est en revanche moins naturel, c’est que certaines de ses œuvres, et non des moindres compte tenu de leurs dimensions, ont aussi disparu, avec les années. Pourtant quand on expose une sculpture de Serra on ne risque pas de la perdre de vue, on est souvent obligé d’abattre des murs, de faire des travaux de terrassement, parfois de consolider les fondations.

Comme Kapoor, Serra était de ces artistes visiblement hantés par l’insignifiance de la condition humaine et qui ne soulagent leur affliction que dans la démesure de leurs créations. Un excès d’humilité, en quelque sorte.
Sur le plan technique, pour un Serra de bonne facture, il faut imaginer une monumentale plaque d’un acier imitation rouille, plus ou moins courbe et en équilibre sur la tranche, débordant l’espace d’une galerie d’art ou trônant au centre d’un lieu public. Les critiques et experts appellent cette période des formes géantes, majeure dans l’œuvre et dans l’esprit de Serra, sa période minimaliste. C’est leur sens de l’humour.

Toujours impressionnantes, les dimensions sont en principe mentionnées dans les revues et catalogues, mais rarement le poids, pour ne pas décourager le client, ou alors en hasardant des valeurs fantaisistes, comme le fait parfois Wikipedia qui ne garantit pas toujours l'exactitude des sources. 

Le calcul est pourtant simple. 
Prenons le cas de Clara-Clara, deux longues plaques d’acier recourbées et posées en miroir l’une en regard de l’autre, comme des parenthèses inversées. Chacune mesurait environ 36 mètres par 4, et 4,5 centimètres d’épaisseur (mais vous trouverez aussi 33m - 3,70m - 5,1cm ou d’autres valeurs encore). Connaissant la densité de l’acier, environ 8 grammes le centimètre cube, vous aviez déjà la réponse avant de la lire, 3600 par 400 par 4,5 par 2 par 8 : Clara-Clara devait peser 104 tonnes, à la louche. Une autre œuvre fameuse, Tilted Arc, moitié moins grande mais plus épaisse - 6,4cm - pesait ainsi 70 tonnes (valeurs confirmées par le Journal des Arts avec respectivement 108 et 73 tonnes).  

Mesurait… pesait, on en parle au passé, parce qu’il y a longtemps qu'on ne les a plus vues. La disparition de leur concepteur a été l’occasion pour les médias de ressortir des placards certains de ces pesants fantômes. 
Il n’y a rien de très mystérieux dans ces occultations. Quand il prend le pouvoir, l’élu qui souhaite lui aussi laisser une trace de son passage, marquer le territoire qui lui appartient désormais, commande alors avec l’argent public une œuvre monumentale à un artiste que ses conseillers favorisent. Assourdis par la fanfare des lendemains qui chantent, personne ne prête attention aux aspects logistiques du geste culturel. Et arrive le jour où on installe le monument.

En 1981, c’était Tilted Arc, à New York, un mur de métal long de 37 mètres et haut de 3,70 érigé au milieu d’une place populeuse au cœur de Manhattan, Federal Plaza. Après 8 ans de laborieux procès, notamment contre le 1er amendement (la liberté d’expression de l’artiste), 8 ans d’outrages pour l’œuvre, devenue dépôt d’ordures, urinoir géant et mur de graffitis, les riverains et usagers de la place en obtenaient l’enlèvement. Serra a toujours refusé qu’elle soit installée ailleurs que sur Federal Plaza. Il déclarait pour sa défense (ses paroles ont sans doute dépassé sa pensée) "L’œuvre doit faire prendre conscience au passant de lui-même et de son mouvement à travers la place […] La fonction de l’art n’est pas de plaire […] L’art n’est pas destiné au peuple."
Découpé en 3 tranches en 1989, le sandwich de 73 tonnes est aujourd’hui dans un site de stockage de la très sérieuse et officielle Administration des services généraux, peut-être à Alexandria près de Washington.

En 1983, c’était Clara-Clara, à Paris. Commandée pour le parvis du musée par le Centre Pompidou, on réalisa qu’elle était trop lourde et qu’elle constituerait un obstacle et un risque pour la circulation sur la moitié de l’espace piétonnier. On la posa alors dans le jardin des Tuileries, place de la Concorde. Dans ce lieu fréquenté, elle ne fut pas toujours respectée par les mouettes, les passants, et les polémistes parisiens, comme tout monument public. Elle résista 2 ans. En 1985 la Mairie de Paris l’achetait et la remisait square de Choisy où elle dérangeait autant et ne fut pas moins déshonorée que ne l’était Tilted Arc au même moment à Manhattan.
Depuis 1990 - excepté un retour aux Tuileries en 2008-2009 - Clara-Clara est entreposée dans une réserve du fonds municipal d’art contemporain de la ville de Paris à Ivry-sur-Seine, en un sandwich de 6 tranches de 12 mètres (notre illustration).  

En 1987 débutait la disparition la plus cocasse. Le musée d’art moderne Reina Sofia de Madrid fraichement créé exposait Equal-Parallel-Guernica-Bengasi commandé à Serra par le ministère de la Culture. L’œuvre n’en fait rien paraitre mais son nom est, dit-on, une revendication politique courageuse. Dès 1988, pour satisfaire un besoin d'espace, les 2 murs et les 2 cubes qui la constituaient étaient confiés à une entreprise de stockage.  
17 ans plus tard, en 2005, un inventaire des collections rappelait au musée lui-même l’existence de l’œuvre. Entretemps l’entreprise de gardiennage avait fait faillite, en raison notamment, prétendent les calomniateurs, des impayés de l’administration espagnole, dont le musée Reina Sofia. Aujourd'hui encore personne ne sait ce qu’est devenue l’œuvre, sauf ceux qui l’ont peut-être vendue ou achetée au poids du métal.
En pénitence le musée en commandait alors une réplique, que Serra fit réaliser par une fonderie en Allemagne. Magnanime, il livra ce double pour la moitié du prix de l’original (hors frais de fabrication).
Réalisée en 2008, l’œuvre est néanmoins exposée antidatée de 1986 au musée Reina Sofia, parce que le concept, le plan de fabrication, datent de 1986, la réplique matérielle n’en étant qu’une incarnation passagère, remplaçable, une abstraction de 38 tonnes.

On aura compris à ces exemples que les créations de Serra sont souvent embarrassantes. La dalle du parvis de La Défense, près de Paris, qui supporte un musée à ciel ouvert de sculptures contemporaines de dimensions pourtant respectables, à renoncé à héberger les 25 tonnes de Slat de Serra, et l’a reléguée en contrebas derrière la Grande Arche, où seuls les employés de bureau des tours qui la bordent au nord, les automobilistes égarés ou les locataires du cimetière de Neuilly, peuvent la contempler. 

Et on ne peut pas se débarrasser facilement d'une œuvre de Serra, pour des motifs moraux et politiques, bien sûr, mais aussi pour d’évidentes raisons matérielles. Les tranches d’acier plantées par Serra un peu partout sur la planète, à Toronto, à Bilbao, à Doha, dans le désert Qatari où il a refait le 2001 de Kubrick, ou à Glenstone, resteront pendant des siècles, voire des millénaires, pour d'incertains archéologues du futur, des traces énigmatiques d'une civilisation dématérialisée et agonisante.

***

Anecdote : La dernière sculpture monumentale de Serra passée aux enchères l’a été chez Christie’s en 2013 contre 4,3 millions de dollars. Christie’s la décrivait "presque existentielle, une déclaration sur notre place dans le monde et notre relation avec les choses" et en taisait pudiquement le poids, qu’on peut estimer à 17 tonnes (elle n’était pas présente en salle des ventes), ce qui ne la fait après tout qu’à 253$ le kilo. 250 fois le prix de l’acier brut, mais 20 fois moins que le meilleur caviar, et plus durable.

Ressources : Internet foisonne d’articles, d’analyses approfondies, de photos, de vidéos sur Serra. Chacun(e) les trouvera dans ses réseaux préférés. Signalons une petite vidéo en anglais de 9 minutes sur la destinée de Shift, un mur de Serra oublié dans un champ de pommes de terre canadien depuis 50 ans.


samedi 22 juin 2024

Médias : l’utopie approche


Tous les médias, jusqu’aux plus sérieux, puisent depuis des années dans les réseaux sociaux où ils trouvent une grande part de leurs informations. Et cependant qu’ils les pillent en les citant abondamment, ils les dénigrent et leur reprochent une absence de rigueur, de déontologie, et la propagation de fausses nouvelles ; tous travers dont ils ne souffriraient pas eux-mêmes, médias établis dirigés par des propriétaires désintéressés.

En effet quelle information sérieuse et à jour peuvent fournir un grand journal ou une agence de presse, qui emploient au mieux quelques centaines de journalistes pour informer quelques millions d’abonnés, face à plusieurs centaines de millions d’individus connectés en permanence et en temps réel, voire presque 3 milliards pour ce fameux réseau au nom de Trombinoscope créé il y a 20 ans pour partager des avis sur la tronche des étudiantes de la classe ? L’Union internationale des télécommunications déclare aujourd’hui plus d’abonnements téléphoniques mobiles que d’habitants sur la planète. 

Et les médias n’ont pas encore tout vu. Qu’ils ne s’impatientent pas, le paradis de l’information se déploie à marche forcée en France aujourd’hui, au motif de la sécurité des jeux olympiques. On a déjà commenté cette fascination des pouvoirs pour le système automatisé du crédit social chinois, basé sur l’omniprésence des caméras de surveillance et l’espionnage des téléphones mobiles, le tout orchestré par les estimations de deux ou trois algorithmes incontrôlables. Si aucun de ces systèmes n’a jamais prévenu le moindre attentat ni apporté la preuve de son utilité, au moins fourniront-ils bientôt aux médias la source de toute information digne de ce nom. 
Sur notre illustration, une caméra de surveillance dans une rue de Langfang au sud de Pékin surprend la pratique du surf sur la voie publique en dehors des heures de loisir, aggravée par la dégradation d’équipements collectifs (l'infraction est d’autant plus évidente sur le document sonore original). À défaut de données plus précises, on peut supposer un retrait important de points au crédit social du contrevenant par le système automatisé.  

Assurément les médias, alimentés en continu, n’auront plus le temps d'enquêter sur les questions de fond, qui ne regardent finalement que la justice et la confidentialité de la vie privée des individus, mais ils auront la liberté d'en commenter les aspects esthétiques, car il faut bien reconnaitre en l’espèce que là où Buster keaton ou Jacques Tati dépensaient des fortunes en mise en scène et ingéniosité technique, une simple caméra automatique fournira désormais une inépuisable source d’évènements parmi lesquels une part mathématiquement non négligeable dépassera inévitablement l’imagination.   

Note : Les chiffres les plus récents, aussi peu fiables que les propos de notre chronique, font état actuellement en Chine d’une caméra de surveillance pour deux habitants, en moyenne.

samedi 15 juin 2024

Ce monde est disparu (13)

Précaution : si les mystères du vieux pont de Londres vous attirent, prévoyez un peu de temps, les liens de cette chronique sont copieux. Le mot mystère est là pour vous aguicher.



Cette vision funèbre du vieux pont de Londres (Old London Bridge) - la moitié sud du pont - a disparu le 7 décembre 2023 chez Christie’s contre une enchère équivalant à 297 000$, plus de 3 fois l’estimation. 
Dans la description du tableau, Christie’s a recyclé en partie une longue étude faite à l’occasion de la vente le 4 juillet 2019 d’une autre vue du même pont par le même peintre, Claude de Jongh. La vue panoramique de plus d’un mètre avait doublé les estimations : 1,39 million de dollars.

On avait alors appris de l’histoire longue et mouvementée de ce premier pont de pierre sur la Tamise, seul à Londres pendant plus de 5 siècles, de 1209 à 1750, qu’il était large de 8 mètres et long de 282 mètres, qu’il comprenait 19 arches dont les voutes étaient en arcs brisées ou en lancettes de hauteur et de largeur irrégulières, qu’il avait supporté jusqu’à 200 immeubles, parfois de 7 étages, et nombre d’incendies, avant sa démolition en 1831.

L’artiste, Claude de Jongh, actif entre 1620 et 1650 à Haarlem et Utrecht aux Pays-Bas - ne pas confondre avec son collègue presque contemporain de Rotterdam, Ludolf de Jongh - était peintre surtout de paysages, si on se fie au peu qui reste sur sa vie et son œuvre.
Il subsiste néanmoins une bonne part de ce qui a été son grand succès, et même sa petite industrie, la série des représentations panoramiques du vieux pont de Londres.

Il en a d’abord fait un grand dessin au trait de 99 centimètres, les ombres y sont à peine indiquées, daté du 18 avril 1627, aujourd’hui à la bibliothèque Guildhall à Londres, visible uniquement sur rendez-vous. De nombreuses huiles sur panneau reproduiront par la suite ce dessin originel avec peu de variations.

Les versions actuellement documentées du pont de Londres par Claude de Jongh :
▶︎ 1630, aujourd’hui au Kenwood English Heritage, huile sur panneau de 168cm, signature et date non vérifiables sur les trop petites reproductions (voir une importante mise à jour en bas de page), mais un excellent site animé autour de ce tableau, très documenté sur l’histoire du pont et du tableau, en montre de beaux détails dans son défilement.
▶︎ 1632, aujourd’hui au Yale center for British art de New Haven aux États-Unis, huile sur panneau de 109cm, signature et date en bas à droite sur une planche flottante.
▶︎ 1636, localisation inconnue (vente Christie’s 07.12.2023, notre illustration), huile sur panneau de 56cm, peut-être la moitié droite d’un panorama complet, signature et date en bas à droite sur un pilier de bois.
▶︎ 1645 (?), petite variation fantaisiste pour les bourses plus modestes, aujourd’hui au Musée royal de Cornouailles, huile sur panneau de 64cm, signature et date peut-être en bas à gauche.
▶︎ 1650, aujourd’hui au Victoria & Albert museum à Londres, non exposé, huile sur panneau de chêne de 126cm, signature et date en bas à gauche entre le quai et la surface de l’eau (image téléchargeable).
▶︎ 1650, localisation inconnue (vente Christie’s 04.07.2019), huile sur panneau de 102cm, signature et date en bas à gauche sur le mur.

Où était le peintre ? 

Pour la réalisation du dessin originel, on doit pouvoir identifier avec un peu de persévérance l’emplacement du dessinateur, sur la rive nord de la Tamise, ici peut-être. Le vieux pont était situé quelques dizaines de mètres à l'est de l'actuel London bridge, à l'église Saint Magnus-the-Martyr. 3 ponts sont depuis venus s'intercaler.
Quant aux panneaux à l’huile, il les a sans doute tous réalisés de retour en Hollande, à l’aide de son propre dessin (les dimensions coïncident assez bien) ; l’étude de Christie’s remarque que l’aspect et la couleur des nuages sur l’ensemble des tableaux évoquent sans hésitation les ciels mis la mode par l’école des peintres de Haarlem aux Pays-Bas, où De Jongh a vécu quelque temps.

L’étude souligne également l’inconstante fidélité du peintre à la réalité. Négociant ses tableaux avec des amateurs des Pays-Bas, De Jongh n’avait pas besoin de respecter très précisément la topographie et l’architecture londoniennes. Il pouvait se permettre de faire du pont un paysage exotique, fantastique, presque imaginaire. Ainsi, il a représenté sur le panorama de 1650 (Christie’s), à gauche au nord du pont, un groupe de maisons qui n’existait plus depuis le grand incendie de 1633 (ce qui empêcha l’incendie suivant en 1666 de se propager par le pont).

L’auteur attribue aussi à la liberté d'interprétation du peintre l'aspect des voutes des arches, et affirme qu’elles étaient en réalité des arcs brisés ou en lancette, et de hauteur et largeur variées, alors que De Jongh les a toujours représentées arrondies en anses de panier et de dimensions régulières. 
En fait, si on fait confiance aux collègues peintres et illustrateurs du pont médiéval au long des siècles, la remarque est discutable.

▶︎ Le célèbre panorama de Londres par Claes Visscher en 1616 (vue de la porte sud) aligne des arches régulières et arrondies comme celles de De Jongh. 
On notera pour l’anecdote, sur la terrasse de l’arc d’entrée des passants sur le pont (Southwark Gate), un charmant détail : disproportionnées par le dessinateur au bout de longues piques, les têtes des suppliciés récalcitrants aux volontés royales, parmi lesquelles furent exposées un moment celles de William Wallace et de Thomas More. En scrutant bien, on retrouvera ces têtes d’épingle sur tous les panoramas de De Jongh, à droite, au sommet de l’immeuble de la 4ème arche.

▶︎ Un peu plus tard, en 1677, Abraham Hondius dessinait les arches comme celles de De Jongh, sur une Tamise transformée en glacier.

▶︎ Quand Canaletto dessina le pont (image téléchargeable ici), entre 1746 et 1758 (date de la démolition des immeubles), poutres et étais soutenaient son grand âge et masquaient en partie les arches, mais celles qui restaient visibles, bien que de dimensions irrégulières, étaient arrondies en anses de panier, voire en berceau. Cependant on sait que Canaletto chamboulait à discrétion la topographie des villes, même dans ses vues les plus connues de Venise. 
Ici par exemple il éclaire la scène avec un soleil nettement à gauche c’est à dire très au nord - voir l’ombre de la tour grise, le château d’eau, sur les premières maisons du pont - situation impossible, même au soir du solstice d’été ! On notera que De Jongh s’est également laissé aller à placer l’origine de la lumière du soleil au nord sur 2 tableaux parmi 5 (1630 et 1650 Christie’s). Sur les autres, les façades de la rive sud sont à l’ombre, naturellement, et celles de la rive nord éclairées.

▶︎ Par contre, sur une aquarelle de 1794 et une feuille de dessins de 1824, William Turner est affirmatif : les dimensions des arches sont variées et les voutes sont des arc brisés, comme dans cette gravure de Goodall d’après Turner en 1827, peu avant la destruction du pont (seule la grande arche au centre, construite tardivement pour remplacer le pont-levis, est en berceau). 
La tendance actuelle des illustrations historiquement informées est de montrer les arcs brisés et inégaux, comme Turner.

Qui croire ?

On en conclura surtout de n'accorder qu’une confiance très relative aux illustrateurs qui paraissent réalistes, et on leur en voudra de nous faire perdre notre temps pour de telles fariboles.



Mise à jour le 16.06.2024 : une splendide reproduction de 8000 pixels et presque 2 fois les dimensions réelles du panorama de 1630, découverte juste après publication de la chronique, ne donne pas plus d'informations sur l'emplacement de la signature et la date. Peut-être le vague tracé blanc situé à 3 ou 4 centimètres du coin en bas à gauche.