vendredi 24 mars 2023

Tableaux singuliers (18)

Mongin Antoine Pierre, Le curieux, 1823 (Cleveland Museum of art)
 
Déambulant récemment dans les réserves des collections du Musée d'art de Cleveland, peut-être avez-vous découvert ce singulier tableau de Mongin (Antoine Pierre).

Mongin était peintre en France à la fin du 18ème siècle et au début du suivant. Il aimait comme son collègue Hubert Robert les pierres et les statues que la mode gréco-romaine avait sorties du placard et que le romantisme naissant cherchait à dissimuler sous la végétation. Il y ajoutait des nymphes dénudées, des soldats de Napoléon, beaucoup d’arbres, et peu de talent.
On connait peu de peintures à l’huile de sa main, mais des gouaches, des lithographies et des cartons de papier peint. Il fallait vivre.

"Le curieux", exposé au Salon de l’Académie de Paris en 1824 comme une "étude d’après nature", donné en 1977 au musée de Cleveland qui ne l’expose pas, représente la vue de toits (à Paris) et d’un homme en haut d’une échelle posée contre le mur d’une institution de jeunes demoiselles. Nonobstant le titre du tableau, la position dynamique de sa jambe droite semble indiquer que l'homme n’est pas un simple voyeur et qu’il pourrait bien franchir le mur. 

Fin 2020, une donation également faisait entrer dans la collection de la fondation Custodia une vue des toits de Paris près du Louvre par Mongin, semblable au tableau de Cleveland mais sans le curieux et son échelle, et que le site de la fondation qualifie d’esquisse. 
Esquisse ? En tout cas les deux sont des huiles sur papier collées sur toile, de mêmes dimensions, et l’effet de contrejour sur l’esquisse est plus subtil que l’éclairage direct assez plat de l'autre.  
Ces esquisses ou études, parfois très abouties comme ici, étaient faites sur place, devant le motif, puis servaient de modèle pour des tableaux plus ambitieux réalisés dans le confort de l’atelier. Elles étaient considérées comme des croquis qu'on n'exposait pas dans les salons (il n’y a pas si longtemps que le Louvre expose une série d’études de paysages que Pierre de Valenciennes peignait à la même époque)
Elles se pratiquent beaucoup moins depuis l’invention de la photographie.

Pour attirer l’attention du bourgeois au Salon avec un paysage, il était alors conseillé d’y situer une anecdote avec des personnages, si possible moralisante, ou à la rigueur grivoise. C'est ce que fit Mongin.
On remarque nettement en zoomant sur le personnage (les lignes horizontales sur le pantalon noir), qu’il a été ajouté après coup, avec quelques plantes, sur un mur déjà peint et sec, et on peut aisément en déduire que Mongin avait réalisé deux études (au moins) de ce point de vue à des heures très différentes et qu’il a choisi plus tard celle de Cleveland, y a greffé l’anecdote et amélioré certains détails, pour l’exposer au Salon.

Notre époque a tendance à préférer la vue naturelle, le paysage pur, à le trouver plus artistique, plus essentiel, et à se rire de l’anecdote. Peut-être se trompe-t-elle, en se privant inutilement d’une dimension. Les ruines d’Hubert Robert deviendraient sans doute démonstratives et ennuyeuses si ne s’y affairaient ces nuées de lavandières indifférentes.

samedi 18 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (2 de 2)

Faisons comme promis un détour vers les beautés des continents lointains ou des profonds tiroirs, cachées au cœur du musée des arts de Cleveland. Si bien cachées qu'elles sortent rarement des réserves, pour leur fragilité à la lumière quand il s'agit de dessins, gravures ou photographies (c'est bien la peine de faire des merveilles pour les yeux si elles ne peuvent survivre que dissimulées à la vue ! D'où l'avantage à visiter le site du musée...)
Dans notre florilège, seuls la vue du parc de Yosemite par Bierstadt et le haut-relief de Khajuraho sont exposés en permanence au public (ils n'entraient pas dans les tiroirs)

1 : Drouais François-Hubert (attribué) - portrait de jeune fille (crayon 1758)

2 : Rackham Arthur - The Wren and the bear (encre 1902). Les amateurs du dessinateur Franquin verront dans cette encre singulière l'annonce de la fabuleuse série des "Idées noires"

3 : Français François-Louis - Château de Pierrefonds (encres vers1870) 



1 : Utamaro - Courtisane rêvant au mariage (gravure sur bois vers 1790)

2 : Eishi - Kuronushi (gravure sur bois vers 1795)

3 : Utamaro - À la pêche (gravure sur bois vers 1799)

4 : Eishi - La chasse aux lucioles (gravure sur bois vers 1796)

5 : Kunisada - Femme éteignant une lumière (gravure sur bois vers 1820).



1 : Anonyme - Massue, casse-tête (Iles Marquises, bois sculpté début 19ème s.)

2 : Anonyme - Scène leste (Inde Khajuraho, haut-relief en grès début 11ème s.)

3 : Bierstadt - Parc Yosemite, mont Starr King (USA, huile sur toile 1866)

4 : Foglia Lucas - Brulage contrôlé, Californie (USA, photographie 2015)


mercredi 15 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (1 de 2)

Philipp Hackert, vue du golfe de Pozzuoli et de l’ile d’Ischia sur la côte napolitaine en 1803 (Cleveland museum of art).

À l’imitation des riches qui, au Moyen Âge, rachetaient au clergé catholique leurs fautes et leur salut en monnayant des charretées d’indulgences, et financèrent ainsi les cathédrales gothiques, les millionnaires  américains de l’ère industrielle, qui éprouvaient aussi un soupçon de culpabilité à se vautrer dans le luxe sous les yeux de leurs ouvriers, ont inventé la donation d’œuvres d’art et la création des musées, qu’ils pilotaient par le moyen de fondations, et où l’ouvrier allait s’instruire en découvrant émerveillé les inclinations artistiques de ses patrons. 
Et comme ils eurent la bonne idée de faire inclure d’importants dégrèvements fiscaux dans la réglementation de ces donations, ils soulageaient ainsi en même temps leur conscience et une bonne part du fardeau de l’impôt.

C’est toujours le statut de la plupart des musées étasuniens aujourd’hui. Et comme le prétexte est humanitaire, l’entrée du musée est en principe gratuite, comme le sont la consultation et le téléchargement des reproductions en haute qualité de la collection. C’est ainsi que fonctionne le Museum of art de Cleveland, dans l’Ohio au bord du lac Érié. 

Sur son site internet, 30 000 des 60 000 œuvres qu’il conserve sont consultables et téléchargeables en très haute qualité (sauf droits d’auteur, bien entendu).
Un peu comme à Chicago, l’ergonomie du site n’est pas faite pour la flânerie. Chaque recherche affichera l’ensemble de ses résultats, progressivement, sur une seule page, laborieusement quand les résultats dépasseront quelques centaines de vignettes. Mais on peut éviter ces désagréments en utilisant les critères de recherche avancée (bouton Advanced search) et ajoutant des filtres, par exemple en visitant le musée par département (Department), ou par date, par type d’objet… Dans les menus déroulants de ces filtres, le nombre de résultats est recalculé à côté de chaque critère.

Quelques précautions :
▶︎ Comme vous devez en avoir maintenant pris l’habitude, dès qu’une page affiche un grand nombre de vignettes, ne cliquez jamais directement sur une vignette mais arrangez-vous pour ouvrir le lien dans un nouvel onglet, afin que la poussive page de résultats ne soit pas fermée. Pour cela les méthodes dépendent des navigateurs (appui long, bouton droit de la souris, touches de fonction…)
▶︎ Attention, à droite de l’image sous le texte "DOWNLOAD AND SHARE" le bouton de téléchargement est disponible sur les principaux navigateurs mais pas sur Chrome !?
▶︎ Les téléchargements sont disponibles en qualité bonne (JPG de 3000 pixels en moyenne) ou très haute (TIFF jusqu’à 15000 pixels dont le poids - non précisé à l’avance - peut être considérable - par exemple l’incendie du parlement de Turner fait 500Mo)

Après ce préambule rébarbatif, profitons du printemps et promenons-nous parmi ces riches collections, les 2600 sculptures, dont une centaine peuvent être manipulées dans 3 dimensions et une remarquable série africaine, les milliers de peintures et gravures japonaises (ukiyo-e), les merveilles de la peinture européenne, ancienne et moderne, la peinture américaine, 7000 photographies, 5000 dessins

Admirons aujourd’hui quelques beautés venues d’Europe, bientôt nous visiterons d’autres continents, et peut-être les départements des dessins et gravures.

01. Turner, l’incendie du parlement
02. Schönfeld, l’enlèvement des Sabines,
03. Rosa Salvator, scène de sorcellerie,
04. Velazquez, portrait de Calabazas,
05. Reynolds, portrait de Ladies Amabel et Mary,
06. Maitre des jeux, danse d’enfants,
07. Cuyp, voyageurs dans un paysage vallonné,
08. Van Hulsdonck, nature morte variée,
09. Coorte, groseilles à maquereau,
10. Pils Isidore, étude de nu féminin,
11. Zurbaran, le Christ et la Vierge.

Il y a bien d’autres trésors en peinture européenne à Cleveland, notamment de Juan de Flandes, Del Sarto, Corneille de Lyon, Greco, Caravage, Honthorst, Strozzi, Wtewael, Ter Borch, Ruisdael, De Hooch, Siberechts, De la Tour, Oudry, jusqu'à Corot et Renoir.

vendredi 10 mars 2023

Mais où sont les 9 Vermeer manquants ?

37 moins 28 font 9 pour la plupart des calculatrices sur internet, même pour la fameuse "intelligence artificielle ChatGPT"(*) qui pourtant aligne les erreurs monumentales (nous y reviendrons un jour, en attendant regardez cette excellente étude par Defakator)
Or l’exposition à guichet fermé consacrée à Vermeer actuellement à Amsterdam déclare montrer 28 tableaux attribués à Vermeer, sur un total de 37 dit-on. 4 ou 5 d’entre eux, s’ils sont réellement de sa main, ont certainement été peints dans un état que la morale ou la clémence nous empêche de préciser ici, mais acceptons ce nombre magique de 37

Mais alors, où se trouvent les 9 absents ?

Eh bien la réponse est simple, trop simple peut-être ! Ils ne peuvent pas être aujourd’hui dans les salles si convoitées du Rijksmuseum d’Amsterdam parce qu’ils sont actuellement exposés ici-même, dans Ce Glob, en très haute qualité, dans des conditions d’exposition autrement plus agréables, et sans aucun risque d’infection pandémique, sous l’œil d'ailleurs bienveillant de l’Organisation Mondiale de la Santé. 
Et si cette offre exceptionnelle ne suffisait pas, les plus perspicaces auront constaté qu’un Vermeer volé il y a 33 ans dans le musée Isabella-Stewart-Gardner à Boston (avec 12 autres œuvres dont la seule marine de Rembrandt), et jamais retrouvé depuis, est également dans notre exposition. Reconnaissons qu’il n’est pas dans un état très présentable après 33 ans d’occultation dans de douteuses conditions.

Alors parlez-en autour de vous, levez haut votre pouce quand vous vous trouvez en groupe, dans la rue ou les transports en commun, abonnez-vous à Ce Glob en toute confiance, vous n’y trouverez que des exclusivités présentées dans le respect des idées les plus progressistes et des dernières rectifications de l’orthographe.

Liste des tableaux exposés ici et provenance de nos aimables prêteurs (les dimensions des images - autour de 5000 pixels - et leur poids variant de 6 à 12 mégaoctets, certains affichages peuvent être un peu lents) :

1 - Art de la peinture (Vienne Kunst Historisches museum) 10,8Mo
2 - Astrologue (ou Astronome, Louvre) 8,1Mo
3 - Femme assoupie (Metropolitan New York) 8Mo
4 - Leçon de musique (Windsor castle, collection royale) 11,8Mo
5 - Portrait de jeune femme (Metropolitan New York) 5,8Mo
6 - Femme au pichet d'eau ou aiguière (Metropolitan New York) 8,7Mo
7 - 2 hommes et une femme au verre de vin et au sourire niais (HAU museum, Brunswick) 6,6Mo
8 - Joueuse de guitare (Kenwood house, collection royale) 3Mo
9 - Le concert (Mafia bostonienne depuis le 18.03.1990) 1,5Mo






(*) Verbatim d'une conversation tendue avec le robot ChatGPT.
Âmes sensibles, surtout ne lisez pas, vous allez être confrontées à votre propre avenir !

Moi : combien font 37 moins 28 ? 
ChatGPT : 37 moins 28 équivaut à 9
Moi : Merci 
ChatGPT : De rien, n'hésitez pas si vous avez d'autres questions ! 
Moi : Alors je vais me permettre, combien font 28 plus 9 ? 
ChatGPT : 28 plus 9 équivaut à 37. 
Moi : Bravo !
ChatGPT : Merci beaucoup ! N'hésitez pas si vous avez d'autres questions.

lundi 6 mars 2023

Comment peindre vite un Caravage

Menacé de décapitation par la justice pontificale pour avoir tué un noble influent, Caravage, fuyant Rome puis Naples, séjourne de 1607 à 1608 à La Valette, sur l’ile de Malte, où il peint 5 ou 6 tableaux dont l'immense (5,20m de large) décapitation de Jean-Baptiste (détail ci-dessus) pour la cathédrale de la ville. C’est l’un des deux seuls tableaux signés de Caravage (avec une tête de Méduse de 1597). Il s’est identifié au décapité en signant de son prénom "f michelAng…", en imitant un tracé au doigt dans le sang du saint.


Il y a quelque temps déjà nous avons dévoilé que Caravage, cet inventeur de génie qui bouleversa l’histoire de la peinture en remplaçant les douces ombres de la Renaissance par de crasseuses ténèbres, peignait de la main droite et portait donc l’épée à gauche, révélation essentielle.
Aujourd’hui nous découvrirons dans une courte vidéo de 15 minutes, que contrairement à la belle fiction qu’on raconte encore pour endormir les enfants, Caravage ne peignait pas ses grandes toiles sans dessin préparatoire.

Le site ARTEnet publie des vidéos décrivant de façon digeste, démonstrations à l’appui, les techniques picturales des peintres italiens classiques, agrémentées de force références. C’est très bien fait, mais il y a peu de versions françaises des vidéos, seulement Caravage et Léonard semble-t-il.

Comme on ne connait toujours aucun dessin sérieusement attribuable à Caravage, et que les moyens d’investigation scientifiques ne révélaient pas de traces de dessin sous les couches de pigment de ses tableaux, on accordait généralement foi à la légende et aux sources anciennes qui prétendaient qu’il peignait sans faire la moindre esquisse, sans même dessiner.
Pourtant la perfection de la mise en scène des personnages, dans la plupart des ses œuvres, où tout est calculé pour que le sujet s’inscrive parfaitement dans le cadre (en croix, en cercle, en escalier…), contredisait aisément cette prétendue improvisation. Mais Caravage comme Léonard est un génie, et un génie est capable de faire des miracles, de découvrir les lois de la gravitation des siècles avant Galilée et Newton, ou de peindre des tableaux sans les mains, avec un pinceau magique comme dans les films de Walt Disney.

En réalité, les implications de Caravage dans nombre de rixes attestent son caractère impétueux, emporté, et son credo étant de représenter strictement la réalité, sans enjolivement ni fioriture, il jugeait sans doute inutile de perdre du temps à faire des dessins préparatoires qu’il aurait fallu reporter laborieusement sur la toile, donc les dessiner une deuxième fois, et faire à nouveau poser les modèles de longues heures pendant lesquelles les mouvements et la lumière déplaceraient encore les plis et les ombres.

Ainsi s’est-il fabriqué une méthode rapide. Sans doute à partir d'un croquis jetable de la mise en place des personnages, il gravait directement sur la toile apprêtée les contours déterminants du dessin, avec un poinçon afin que la trace reste sensible malgré les couches de peintures qui les recouvriraient, contours qu’il affinait ou précisait d’un pinceau rapide au pigment noir. Il ajoutait parfois, du même pinceau, les grandes lignes d'un rare décor. 
Puis il faisait poser les modèles l’un après l’autre. Pour chacun, il dessinait le modelé directement au pinceau sur la toile, avec une seule couleur siccative plus ou moins délayée, souvent d’une manière détaillée comme il l'aurait fait sur une étude préparatoire, avant de passer au coloriage.

Les instruments d'investigation modernes - dont l’inévitable scanner à réflectographie multispectrale à infrarouge - ont montré des "traces évidentes de dessin préparatoire dans beaucoup des œuvres du peintre" (dit la vidéo à 4’05"). 

Un tableau fait à la va-vite par le peintre fuyard peu avant sa mort, lors d’une dernière étape en Sicile à Messine, l’Adoration des bergers (actuellement au musée de Messine), ressemble assez à un tableau inachevé et illustre bien les étapes de sa méthode (malgré des reproductions disponibles catastrophiques)

Cette manière accélérée de peindre occasionnait évidemment erreurs et repentirs. Chaque personnage étant réalisé séparément, en commençant curieusement par ceux du fond, d’après les examens, il arrivait que le suivant, plus proche, déborde et recouvre une partie pourtant achevée du précédent (voir la vidéo à 12’17"). L'optimisation n'était pas toujours optimisée.

Et puis les personnages couvrant souvent toute la toile, qui est grande, Caravage n’avait pas toujours le recul suffisant pour éviter certaines erreurs de proportions et de perspective. Par exemple dans les Pélerins d’Emmaüs, à la National Gallery de Londres, la main droite de l’homme à la gauche du Christ (en rouge) donne l’impression d’être, en fonction de la perspective, deux fois plus grosse que sa main gauche. 

Enfin, l'impression de collage, de juxtaposition un peu artificielle qu'on ressent souvent devant les personnages de Caravage est ici sensible avec l’extraordinaire panier de fruits, chef-d'œuvre de la nature morte, qui semble en équilibre instable et près de basculer dans le vide.

dimanche 26 février 2023

Nuages (47)


Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer.
Cioran, Cahiers le 20 février 1958

lundi 20 février 2023

Comptes de faits (6)

"6000 personnes par jour qui se bousculent pour aller voir les Vermeer… À quoi ça ressemble ? Ce sont les mêmes qui vont au salon de l’auto."
Chaval, entretiens avec Pierre Ajame, automne 1966.

Johannes Vermeer, peintre connu et apprécié à Delft de son vivant, était oublié depuis deux siècles et confondu aux peintres plus ou moins anonymes du même genre et de la même région, quand un journaliste plus curieux que les autres le distingua de ses confrères et se mit à le rechercher sans répit dans les collections et les ventes, à convaincre lentement des personnes fortunées et en vue, bientôt suivies par des écrivains, puis par les journaux, et enfin, récemment, par le cinéma populaire. Tout cela prit un bon siècle, mais depuis, le moindre barbouillage supposé de la main de Vermeer est devenu un chef-d’œuvre (pour mémoire on ne reconnait pas un chef-d’œuvre par l'objet même, qui peut être indifférent, mais par un mouvement de foule autour de lui, une onde faite d’humains attirés individuellement vers l'objet parce qu'il le croient aimé par les autres)

Et Taco Dibbits le sait bien. Directeur du Rijksmuseum d'Amsterdam, organisateur depuis 20 ans des expositions les plus courues en Hollande, détenteur d’un record personnel de 4780 visiteurs par jour autour de Rembrandt, il claironnait depuis 2021 qu’il allait exposer en 2023 à Amsterdam quasiment tous les Vermeer connus, et que personne n’en reverrait jamais autant réunis au même endroit.

Taco Dibbits savait probablement qu’en automne 1966, à Paris, l’exposition "Dans la lumière de Vermeer" à l’Orangerie, avec ses 12 Vermeer, avait accueilli (contenu) 6000 visiteurs par jour. 
Taco Dibbits savait certainement que la rétrospective de 1996 au Mauritshuis de La Haye (à 57 kilomètres d’Amsterdam), avec 23 Vermeer, avait supporté 5000 visites par jour et avait été contrainte en catastrophe de se réorganiser avec une salle supplémentaire (25% en surface), dès la première semaine. 
Taco Dibbits savait sans doute qu’en février 2017, le jour de l’ouverture de l’exposition "Vermeer et les maitres de la peinture de genre" au Louvre, les 12 Vermeer exposés avaient attiré 9400 visiteurs dont une bonne partie, munie cependant de droits d’entrée (l’impayable billet unique), avait été refoulée, créant un capharnaüm dont le musée mit des semaines à se remettre et qui reste dans les mémoires comme un des sommets de la logistique muséologique. 

Taco Dibbits savait tout cela en organisant son exposition ultime. Alors il a tout fait pour la fluidité du flux. 
(Précisons que la description qui suit ne prétend pas traduire une exacte réalité qui aurait été constatée sur place, elle n'est faite que de la lecture de la presse en ligne).

Quand le Louvre en 2017 avait regroupé 60 tableaux hollandais autour des 12 Vermeer, le Rijksmuseum en 2023 avait seulement 28 Vermeer à répartir dans 9 grandes salles, par thème, certains tableaux, comme la Femme lisant une lettre ou la Femme versant du laitse retrouvant seuls. Les vastes pièces aux murs presque vides en ont pris un aspect de salle d’attente, comme aux guichets de la poste.
Les tableaux ont été éloignés au mieux les uns des autres, les cartels explicatifs éloignés des tableaux et les articles plus longs, analytiques et biographiques, traditionnellement affichés à l’entrée de l'exposition, ont été déplacés près de la sortie. 
Pour éviter qu’on ne s’en approche trop, chaque tableau a été protégé par un arceau de sécurité autorisant "8 à 10 spectateurs simultanés" déclare Taco Dibbits, estimation optimiste, les hollandais ne souffrent peut-être pas du même embonpoint que les visiteurs du Nouveau Monde. 

Enfin la durée de l’exposition a été optimisée : 114 jours en continu, sans fermeture, 8 heures par jour du dimanche au mercredi, et 13 heures sans interruption du jeudi au samedi (avec nocturne donc). 


D’après le site de "Connaissance des Arts" Taco Dibbits pensait alors accorder un total de 350 000 entrées, en moyenne 3000 par jour. En réalité il en a distribué 450 000, soit 4000 par jour, avant de décider la fermeture définitive des guichets, et dès l’inauguration de l'exposition le site de vente de billets affichait complet, mais promettait de faire tous ses efforts pour chercher à offrir plus d’entrées.

Car le musée peut encore, en effet, ajouter 4 nocturnes hebdomadaires (Il est peut-être plus facile de négocier des heures supplémentaires avec le personnel du musée que des jours de rallonge avec les assurances et les musées prêteurs). Il passerait alors de 71 à 91 heures d'ouverture par semaine, une augmentation de 28% qui se répercuterait directement sur le nombre de visiteurs, de sorte que si Taco Dibbits réagit à temps, il pourra pulvériser son propre record d’entrées, dépasser le Graal des 5000 visites par jour, et dès lors prétendre - il est jeune encore - à la direction des musées les plus prestigieux.

Enfin, le nombre de visites n’est pas tout, et le pragmatique directeur s’est couvert, pour pondérer les effets néfastes d'éventuelles circonstances imprévues, en renforçant le prix du billet d’entrée, qui est de 30 euros ! Toutefois, ça ne met le Vermeer qu'à 1,07€, ce qui est en fin de compte assez peu. Pour mémoire les 12 Vermeer du Louvre en 2017 étaient à 17€, soit 1,42€ pièce, et même à ce prix on n’était pas certain de les voir. 

***
Pendant ce temps très à l'ouest, dans les musées des arts de Nantes et de Rennes, les deux plus beaux tableaux du monde (bon d’accord, deux des trois plus beaux), faits de la main d’un peintre du même siècle et au même destin posthume que Vermeer, voient passer, les jours de semaine, quelques dizaines de touristes égarés, parfois moins.
On ne dira bien entendu pas son nom, afin d'éviter que la trentaine de fidèles de Ce Glob ne se trouve à l’origine d’un incontrôlable mouvement de foule.

samedi 11 février 2023

Autoportraits… et oreillers

On accuse bien vite de narcissisme les peintres qui se sont abandonnés sans retenue à l’autoportrait, Rembrandt, Schiele, Van Gogh, Spilliaert, Dürer… C’est parce qu’on ne tient pas suffisamment compte des conditions de réalisation des œuvres. On nous fait croire que l’artiste reçoit l’inspiration d’un mystérieux souffle intérieur, ou divin. En réalité ce sont principalement les circonstances extérieures, les aléas de leur bonne ou mauvaise fortune qui les déterminent. Le peintre qui souhaite se confronter aux subtilités de l’art du portrait mais n’a pas les moyens de payer des modèles, a toujours sous la main, justement, un modèle disponible, obéissant et gratuit : lui-même.

Illustrons le rôle prépondérant des contingences dans la création artistique par cet exemple célèbre de "l’autoportrait aux oreillers" d’Albrecht Dürer, dessin à la plume recto verso jalousement conservé par le Metropolitan museum of art de New York. 

Vous objecterez que parmi les peintres nommés plus haut Dürer n’est pas le meilleur des exemples. Riche et d’une famille fortunée, ce n’est pas le manque de modèles qui le poussait à se peindre lui-même, parfois déguisé en prophète, toujours embelli, mais la haute idée qu’il se faisait de sa personne, de ses talents et de la source de sa fortune (il aurait été le premier à intenter à Venise un procès contre le plagiat de ses gravures, quand elles avaient un énorme succès dans toute l’Europe et l’avaient beaucoup enrichi. En cela il était effectivement prophète). 

Mais notre exemple reste valable si la date de 1493 manuscrite en haut du verso est à peu près exacte (le monogramme AD, sur le recto, serait d’une autre encre que le dessin et certains experts le datent en réalité de 91 ou 92). Dürer, âgé de 20 à 22 ans, recommandé par son orfèvre de père, voyageait alors en Europe centrale pour parfaire sa formation, et rencontrait peintres, graveurs et imprimeurs importants.

Ainsi, à l’examen de la séquence des dessins sur cette feuille de jeunesse, pourrait-on imaginer les conditions probables de sa réalisation.
Albrecht s’ennuie dans la chambre d’auberge ou de l’éditeur qui l’héberge. Il a le temps de s'exercer avant le repas. Il prépare un godet d’encre et quelques plumes.
La lumière est à gauche, devant lui, posé sur la table un peu à gauche, un miroir. Il dessine d’abord en quelques traits rapides son visage qu’il a déjà représenté maintes fois. Sans doute lui a-t-on déjà commandé le traditionnel autoportrait destiné à la riche héritière qu’il épousera dès son retour. Il envisage de se montrer tenant un symbolique pied de chardon (ce sera l’autoportrait au chardon de 1493 aujourd’hui au Louvre). Il repousse le miroir inutile, et place à hauteur des yeux sa main gauche dont les doigts simulent la tenue du chardon. Il s’applique. 
La maitresse de maison, ou l’aubergiste, tarde à l'appeler pour le souper. Il reste de la place sur la feuille, et rien de passionnant à dessiner dans cette chambre austère. À droite, sur le lit défait par une sieste, quelques coussins ou oreillers fripés feront l’affaire. Et Albrecht se prend au plaisir de maitriser ces jeux de plis et de replis.
Après le souper il retournera la feuille et la remplira d’oreillers alignés qu’il aura soigneusement froissés. L’encre à peine sèche il s’endormira satisfait.

Ce qu’on lit sur les intentions de l’artiste, sur les profonds concepts qu’incarneraient ces dessins d’oreillers entre réalité et rêve, étrange et imaginaire, visages déformés et cornes de satyre, n'est qu'élucubrations, balivernes, et n’a pas plus de valeur que les 18,84 euros (16,01 dès le deuxième acheté) de cette mise en abyme commerciale imprimée sur un coussin.

vendredi 3 février 2023

Tableaux singuliers (17)


Nous nous inquiétions dernièrement et incidemment du sort des fraises de Chardin, ce tableau d’un panier débordant de fraises et d’un verre d’eau, acheté aux enchères le 23 mars 2022 à Paris par le musée Kimbell de Fort Worth au Texas, mais que la France cherche à s’approprier et a interdit de sortie du territoire, en attendant de réunir les 20,5 millions d’euros de l’adjudication (sans compter la commission)

En cherchant à connaitre le point de vue de l’acquéreur déchu sur son site internet on découvre, au mot "fraises", ce beau tableau en illustration qui abonde également en fraises (et en cerises). Elles furent peintes, 130 ans avant celles de Chardin, par Louise Moillon, peintre renommée en son temps, collectionnée par les plus nobles, mais dont la production parait s’être arrêtée dès son mariage, à 31 ans, et pour les 55 années qui suivirent.

Or, quand on retrace les circonstances de la vente de ces deux tableaux à la fraise, point une savoureuse coïncidence, presque romanesque. Voici les faits.

Mercredi 23 mars 2022, peu après 18h, chez Artcurial à Paris, au 7 rond-point des Champs-Élysées, assis dans la salle (que le film de la vente ne montre jamais de face), l’acheteur d’une galerie new-yorkaise pour le compte du musée Kimbell lève le bras régulièrement, depuis l’enchère de départ, 9 millions d’euros, jusqu’aux 20,5 millions de l’adjudication.

Jubilant de rentrer en Amérique avec le célèbre "Panier de fraises des bois" de Chardin sous le bras, il apprend, au moment de payer, que l’État français est sournoisement sur le coup, et qu’il va lui faire des misères, peut-être même le faire attendre deux ans et demi pour finir par lui dire "Oh finalement, on n’aime plus les fraises !" Et là, qui sait ce qu’il se passerait, le cas est si rare ? Il faudrait bien sûr payer le tableau, mais à quel prix ? Dans ce cas très particulier, le vendeur peut-il demander des intérêts pour retard de paiement ? Et deux ans et demi, au taux d’inflation actuel, même si le dollar maintient son ascension, ça chiffrerait ! 

Vendredi 25 mars 2022, le surlendemain, après une nuit fort arrosée et une journée très embrumée (ici c’est l’auteur qui imagine), l’acheteur américain inconsolable erre sans but sur le boulevard Haussmann et de dépit s’arrête devant la fameuse salle des ventes, 9 rue Drouot.
Il est 15 heures. Il se laisse tomber sur une chaise, au hasard, et c'est le mot fraise qui le fait sortir de sa torpeur : "Lot numéro 22, une nature morte à la coupe de fraises, panier de cerises et branche de groseilles à maquereaux, signée Louyse Moillon 1631, une huile sur panneau de 50cm par 36".
L’acheteur ouvre alors un œil sur une large assiette de faïence débordant de fraises, des fraises des bois comme chez Chardin, avec un grand panier de cerises. Et il croit entendre "on commence à 100 000 euros, one hundred…"
La suite est confuse. S’est-il cru dans un cauchemar en train de rejouer la scène chez Artcurial ?  Combien de temps l'hallucination aura-t-elle duré ?

Quoi qu’il en soit, celui qui emporta finalement l’enchère, exceptionnelle pour un Moillon, de 1 734 880 euros (Taxes et commission incluses), 10 fois les estimations basses, ne pouvait être que notre acheteur, puisque le 18 novembre suivant, les fraises qui firent enfin la fierté des cimaises du musée Kimbell de Fort Worth, près de Dallas en Amérique, étaient celles de Louise Moillon, dépoussiérées, rutilantes. 

Le Louvre possède 37 tableaux de Chardin qu’il expose presque tous. Il n’en a que 3 de Moillon et n’en expose qu’un, le plus beau restant dans les réserves. 
Tout à sa furtive manœuvre pour accaparer un Chardin supplémentaire hors de prix, il n’a même pas remarqué qu’un rare tableau de Louise Moillon, qui était dans ses moyens, partait pour l’Amérique. 

Note : en 1631 Louise a 21 ans. Avec ce tableau elle peaufine sa formation en copiant très exactement, fraise à fraise, un tableau de son beau-père François Garnier (parti à 34 000€ en 2008 à Drouot). En réalité elle dépassait déjà le maitre, dit-on, ce qui est difficile à juger d’après la mauvaise reproduction de l’original (page 44 ill.2). On remarque cependant qu’elle a aéré le sujet et modifié des détails comme l’anse du panier.

vendredi 27 janvier 2023

Le Louvre et ses fréquentations

Dans les nombreux recoins rarement visités de l’immense palais du Louvre, les sculptures, quand elles ne se sentent pas observées, se laissent aller à des poses moins héroïques, voire des activités douteuses.

Vous aviez renoncé à retourner au musée du Louvre, à supporter les heures de piétinement dans le froid et les courants d’air, la saturation des salles comme les jours de soldes, voire le refus de vous laisser entrer malgré une réservation et un billet valides, lors de l’exposition Vermeer en 2017. 
Pendant 2 ans, la disparition des touristes étrangers (75% des visites), interdits de voyage par la pandémie, vous avait redonné un peu d’espoir. Mais les affaires ont repris : 7,8 millions de visiteurs en 2022, alors que ceux venant d’Asie (habituellement 13 à 14% du total) sont encore absents, soit un total de 9 millions de visites potentielles, pas loin des records de 2012 à 2014, 2018 et 2019.

La nouvelle présidente du musée a entendu votre réprobation silencieuse. Informée de la dégradation des conditions de visite, de l’insécurité et de l’augmentation du stress des visiteurs, donc du personnel du musée, et sous la pression de quelques grèves internes, elle vient de déclarer, dans des entrevues au Journal des Arts et à France Inter (vidéo 15min.), vouloir mettre en place en 2023 des mesures qui rendront la visite moins déprimante (en réalité, elle dit "… plus agréable")

Elle a donc décidé, en accord avec la tutelle, et afin de respecter "le bon étiage qui est de 8 à 9 millions de visiteurs par an" dit-elle (sait-elle que l’étiage est le plus bas niveau d’un cours d’eau et non une moyenne ou un maximum ?), de prendre les mesures suivantes :

1. Repousser de 18h à 19h la fermeture du musée, et ainsi répartir les visites sur une journée plus longue. 
Aucune date n’est avancée car les négociations avec le personnel restent à faire. Cette mesurette ne devrait pas modifier sensiblement la courbe en cloche du nombre de visiteurs au long de la journée.

2. Ajouter une seconde entrée d’accès au musée, à l’extrémité est, rue du Louvre. 
Aucune date ni année n’est avancée car la proposition est en cours de négociation avec la tutelle et demandera, si elle est validée, de longs travaux.

3. Agrandir la surface du hall Napoléon consacré aux expositions temporaires (actuellement 1350 mètres carrés sous la pyramide)
L’opération demandera au moins 2 ans de travaux. Les expositions temporaires se feront pendant ce temps dans la Grande galerie des peintres italiens réaménagée, qui jouxte la salle de la Joconde. On ne voit pas clairement ce que cette expansion ajoutera au confort du visiteur des collections. Elle permettra surtout d’augmenter le nombre d’hyper-expositions Vermeer ou Léonard, et peut-être, par hasard parfois, il est vrai, d’absorber un peu mieux les flux de ces exhibitions dont le système du billet commun expositions-collections rend toute anticipation impossible.
Le Rijksmuseum d’Amsterdam pense résoudre le problème, pour sa grande rétrospective Vermeer imminente, en vendant un billet spécifique, commun exposition-collections, horodaté, et en obligeant le visiteur à commencer par l'exposition Vermeer à l’heure réservée sans retour possible une fois passée la frontière entre exposition et collections.

4. Limiter les entrées à 30 000 par jour, si possible horodatées
Cette dernière mesure est déjà en place, et sera probablement la seule cette année. La présidente assure, pour prouver le courage d’une telle décision, que le Louvre acceptait jusqu'alors parfois plus de 45 000 visiteurs. Remarquons que si le 30 001ème visiteur quotidien, refoulé, est suffisamment flexible pour déplacer sa visite sur un autre jour, comme il le fait pour les rendez-vous médicaux, on devrait aboutir, le musée étant ouvert environ 310 jours par an, à une répartition annuelle idéale de 9 300 000 visites, pas loin des insupportables records de fréquentation. Mais le touriste, notamment étranger, n’est sans doute pas aussi malléable et étirable qu’un malade.

Comme un médecin, la présidente n'exclut pas les urgences, ces visiteurs qui se présentent spontanément sans avoir prévenu, et elle leur réserve un mystérieux quota quotidien d’entrées disponibles sur place, tout en ayant néanmoins pris la précaution de préciser en gras dans le règlement sur internet que "seule la réservation en ligne garantit l'entrée au musée".  

Finalement, si à l’écrit les intentions de la présidente ont l’air murement réfléchies, on la sent hésitante à l’oral, un peu bafouillante. Par exemple sur la question du billet commun expositions-collections ses arguments sont inconsistants, elle y ajoute même un "pour l’instant…", et un "nous cherchons à améliorer…

Il faut reconnaitre que l’exercice est difficile. La meilleure solution est peut-être celle qui devrait être expérimentée par force pendant les deux ans de travaux du hall Napoléon, c’est à dire l’intégration, l'intercalation des expositions temporaires au milieu des collections permanentes, ajoutée à l’incitation, comme aujourd’hui, à une réservation unique avec horaire d’arrivée, pour répartir à la louche le flux de visites dans la journée. Les touristes qui ne souhaitent pas voir l’exposition n’auraient qu’à éviter les salles qui lui sont consacrées, comme ils en évitent tant d’autres pour se précipiter devant la Joconde et y piétiner joyeusement. Bénéfice collatéral pour le musée, les sacrosaints chiffres de fréquentation des expositions temporaires les plus rébarbatives égaleraient automatiquement les records des expositions populaires sans avoir à mentir, puisque ce seront les chiffres de fréquentation du musée.
Le dispositif n’est peut-être que de circonstance, puisqu’il s’agit d’une opération très spéciale, Naples à Paris, où le musée Capodimonte au cours de sa longue fermeture pour travaux prête 60 de ses plus belles œuvres italiennes. L’expérience, à surveiller, voire à vivre pour voir quelques merveilles, se déroulera du 7 juin 2023 au 8 janvier 2024.


Apostille : les journalistes auraient pu profiter de cette poussée de communication de la présidente du Louvre pour s’informer des suites de l’épopée des fraises de Chardin, qui nous ont laissés sur notre faim depuis leur déclaration comme trésor national en avril 2022. Le malheureux acheteur détroussé, le musée Kimbell, attend toujours son emplette de 27 millions de dollars, au Texas près de Dallas. Peut-être devra-t-il patienter jusqu’en octobre 2024. Pour l’instant la France a cassé sa tirelire et compté ses pièces jaunes, et on imagine, la sébile de l’aumône de 2019 devant les cendres encore fumantes de la cathédrale de Paris ayant largement débordé, qu’une souscription nationale ne sera peut-être pas nécessaire pour que le tableau demeure à Paris.

vendredi 20 janvier 2023

Un peu de publicité déshonnête

Nœud de l’affaire de Gotha, la Zwickau Kombi AWZ-P70 bleue aperçue par un témoin sur les lieux du crime, près du château de Friedenstein, dans la nuit du 13 décembre 1979 (reconstitution).

La chaine Arte a diffusé, ou diffusera - qui de sensé regarde encore la télévision ? - une série intitulée "Art Crimes : tableaux volés", série de 6 "documentaires" sur des voleurs de tableaux, un des plus vieux métiers du monde. 5 des 6 films sont à présent visibles librement sur le site Arte.tv jusqu’au 29 juin 2023.

"Documentaire" est un terme impropre car les auteurs y déploient des astuces de réalisateur de cinéma à sensations, en imitant l’ambiance de films noirs comme "Ascenseur pour l’échafaud". On n’y parle pas d’art ni de peinture, mais de vols de tableaux, de leurs auteurs et de leurs justiciers.

Soigneusement mis en scène, les cambrioleurs (quand ils ont survécu à la prison) et les policiers qui les ont traqués (souvent retraités) content leurs mésaventures, sous une belle lumière de confessionnal, en phrases courtes, interrompues par de longues scènes de ville la nuit, nappées de musique pour ascenseur. On les fait parfois reconstituer évasivement une scène censée ressembler à ce qu’ils ont vécu, ou on le demande à leur famille, à des amis, des témoins, enfin à tout ce qui pourrait rappeler qu’on est toujours dans une histoire vraie, mais belle comme une fiction.  
Hélas dans la réalité les vrais voleurs et les vrais gendarmes n'ont rien de très passionnant à dire, "on s’est aperçu alors que l’échelle était trop courte", ou "Gégé avait oublié les clés du camion", ou "C'est juste, on l’a un peu secouée, mais elle a tout avoué". Et le tout sans suspense puisqu’on connait dès le début les coupables (ils sont devant la caméra) et leur motivation, qui n’est que l’argent. Résultat, si on ne s’est pas endormi, on s’ennuie fermement. Et longtemps, une heure et demi par épisode.
 
Un des 5 films fait exception, bien qu’affligé du même style, c’est l’épisode intitulé "Frans Hals: Gotha, 1979", le vol le plus ancien de la série. 
Le coupable (soupçonné) n’a jamais été accusé du vol, et on n’aura aucune certitude sur sa culpabilité ou ses motivations, puisqu’il est mort en 2016 et pour cette raison ne pouvait pas décemment paraitre devant la caméra. La reconstitution lente et fragmentaire de sa vie, par des témoignages, nous tient malgré tout en haleine, comme dans un roman de Joseph Conrad.
Et on se demandera longtemps comment cinq tableaux inestimables, notamment de Frans Hals ou Holbein l'ancien, dérobés dans un château d’Allemagne de l’est supposément par un conducteur de train, ont pu se retrouver accrochés plus de 30 ans dans le modeste salon d’une famille chrétienne et tranquille d’Allemagne de l’ouest, pour être finalement restitués et retrouver les mêmes murs, après avoir pendant presque 40 ans secrètement hanté la vie d’un homme dont on apprendra si peu de choses, mais qu’on ne pourra que plaindre, et peut-être admirer.

Si vous n’avez pas 90 minutes mais seulement 15 de disponibles, le journaliste Philipp Bovermann écrivait en octobre 2020 dans le Süddeutsche Zeitung de Munich un long article sur l’affaire de Gotha, traduit et partagé par Courrier international. Par ailleurs la Gazette Drouot racontait en avril 2022 l'historique de la collection du musée de Gotha. Certains détails de l'affaire y semblent moins romanesques que sur l'écran, mais pas nécessairement plus justes, le forgeron conducteur de train y devenant par exemple chauffeur routier.

Mise à jour le 7.03.2023 : Le 6ème film de la série est disponible depuis aujourd'hui sur le site Arte.tv. C'est l'histoire, ou plutôt l'absence d'histoire, du vol en 1969 de la Grande nativité de Caravage dans l'oratoire San Lorenzo de Palerme en Sicile. C'est le pire des films de la série. Il n'y a rien à en dire, aucun indice sérieux depuis 53 ans, alors les auteurs en ont fait une vague histoire de la mafia sicilienne. Délayage et ennui, on ne verra même pas une reproduction du tableau.

lundi 16 janvier 2023

Et rien de Rome en Rome n'aperçois (2 de 2)

Friedrich Loos, Panorama de la Rome antique, 1850, détail de la vue n°5.

Examinons donc aujourd’hui les 5 tableaux du panorama de la Rome antique peints par Friedrich Loos vers 1850 (les liens individuels sont en fin de la chronique précédente et de la présente).

Préalablement, faisant défiler le panorama, on se sera immanquablement demandé où peut bien se trouver Rome. On ne voit que vignes, cultures, campagne. Quelques ruines, notamment l'amphithéâtre incomplet du Colisée au centre de la vue 3, confirment qu’on est bien au cœur de la Rome du passé, capitale du monde il y a deux millénaires. Mais Loos y était au milieu du 18ème siècle, et les lieux mêmes où avaient habité 1 500 000 romains dit-t-on étaient depuis devenus une banlieue de la ville récente, située quelques kilomètres au nord et où ne vivaient plus que 150 000 habitants. 
 
Le plan ci-dessous illustre l’orientation précise du point de vue de chaque tableau numéroté. L'œil se situe au centre sur la terrasse de la villa Celimontana. On aura noté sur la vue panoramique que Loos a fait correspondre assez précisément les bords mitoyens des vues adjacentes, en répétant parfois des deux côtés le même élément, arbre ou pan de mur.
La hauteur des 5 toiles est de 0,74 mètre, la largueur des vues 1 et 5 est de 1,18 mètre. Les vues 2,3 et 4 font 0,99. Seules les vues 1, 2 et 3 sont signées, "Fried. Loos" suivi de la date 1850, sauf la 3 dont le chiffre des unités n’est pas lisible (la Nationalgalerie date les 5 toiles de 1850)

Plan de la Rome antique en 2020 environ (le nord est en haut). Chaque secteur correspond à un des tableaux (numérotés dans le panorama) peints par Loos en 1850, à partir de la villa Celimontana (au centre).
 
La direction et la longueur des ombres sont globalement cohérentes avec l’orientation des vues et indiquent approximativement un moment unique, une heure du début de la matinée entre le printemps et l’été. Le soleil est relativement bas à l’est. 
Il faudrait des avis connaisseurs en botanique et en agriculture pour estimer plus précisément la saison, à l’observation de la végétation et des activités agricoles (tout commentaire serait apprécié)

Le ciel est vide, à l’exception d’un petit nuage discret sur la vue 2. La longue ombre qui recouvre ce qui est probablement la colline du Gianicolo, à gauche de Saint pierre du Vatican sur la vue 3, comme celle du premier plan, et celle qui assombrit la basilique à gauche sur la vue 4, sont énigmatiques ; elles ne peuvent être que projetées par des nuages bas à l’est derrière l’observateur mais inexistants ; liberté du peintre qui donne ainsi plus de relief à ces vues.

 Quelques points de repère pour commencer une promenade :  

Afin de rechercher les monuments qui subsistent en comparant les vues de 1850 par Loos et de 2020 sur Google Earth online, il est conseillé de le faire sur un ordinateur, d’ouvrir les liens des deux vues dans des fenêtres séparées et de les juxtaposer. Sur la vue contemporaine de Google Earth Online on pourra se déplacer dans les 3 dimensions et ainsi ajuster le point de vue, horizontalement, latéralement et en profondeur avec la souris, verticalement avec en même temps la touche majuscule pressée (essayez toutes les touches de contrôle). Sur le site Gallerix, les 5 vues de la Nationalgalerie de Berlin se trouvent sur la 2ème page de vignettes, en bas de page.

Vue 1, direction sud-sud-est (zone jaune)
Au fond, les collines d’Alban, au deuxième plan le long ruban du mur d'Aurélien, et derrière lui la longue ligne à peine visible de l'aqueduc Claudio. À droite la basilique San Sisto Vecchio.
en 1850 : Vue 1 par Loos 

Vue 2, direction sud-sud-ouest (zone bleue)
À gauche les Thermes de CaracallaÀ droite la basilique Santa Balbina et sa tour. Au fond l’aqueduc Claudio.
en 1850 : Vue 2 par Loos 

Vue 3, direction ouest (zone rose)
À droite l'église de San Gregorio, devant les ruines de la Domus Severiana, et au fond le vatican et le dôme de la basilique Saint Pierre. À gauche, peut-être la tour de la basilique Santa Cecilia in Trastevere et au fond le parc del Gianicolo et son belvédère (à vérifier).
en 1850 : Vue 3 par Loos 
 
Vue 4, direction nord-nord-ouest (zone verte)
À gauche la basilique San Zanipolo, puis le couvent Padri Passionisti. Au centre derrière une ligne de cyprès, le célèbre Colisée. À droite au fond la basilique Santa Maria Maggiore.
en 1850 : Vue 4 par Loos 

Vue 5, direction est (zone orange)
Au premier plan, la toute proche basilique Santa maria in Dominica alla Navicella, derrière elle, la basilique santa Stefano Rotondo, et encore derrière la grande et historique basilique de Santa Giovanni in Laterano (Saint-Jean-de-Latran), hors du Vatican mais lui appartenant ; c'est ici que se réunissent en conciles depuis 17 siècles les maitres de la religion chrétienne qui y palabrent pour accorder tant bien que mal le récit de leur mythologie aux avancées des connaissances et des sociétés. À gauche au second plan la basilique et le monastère Agostiniano Santi Quattro Coronati. 
Un dessin préparatoire de 2,9 mètres de l'ensemble du panorama était présenté par la galerie Antonacci de Rome en 2006. Le seul extrait correctement reproduit est un détail de cette vue 5. Les arbres du premier plan sont absents, ou omis.
en 1850 Vue 5 par Loos 

Rome de Rome est le seul monument, disait déjà Du Bellay en 1558. Le seul monument qui reste de Rome est l'idée qu'on s'en fait. Continuons donc à la rêver.
Bonne balade !