mercredi 6 novembre 2024

Les milliardaires et la crise du logement

Du trop méconnu Wallerant Vaillant, détail d’un Autoportrait au Turban, vers 1670. (Clark Art Institute, Williamstown, donation Tavitian 2024) 

Avertissement de dernière minute : Le jour où un vieux milliardaire hystérique, financé par des confrères mégalomanes et soutenu par plus de 100 millions de malheureux humains, vient de reprendre le pouvoir sur le pays le plus puissant de la planète et va accélérer son mouvement inévitable vers le chaos, la publication de cette chronique désolée sur la vie des milliardaires n'était peut-être pas appropriée, direz-vous... Mais l'information n'attend pas.   

Il arrive hélas qu’en ces temps troublés, notamment de crise du logement, les milliardaires n’aient plus assez de place chez eux pour héberger les vastes collections d’objets d’art qu’ils ont accumulées. Ils choisissent alors leur exposition publique, qui les protège des intempéries et couvre les frais d'entretien par la vente des billets d'entrée. 
En France le gouvernement, charitable, leur abandonne d’ordinaire pour les sortir de l’embarras un monument historique classé, ou un jardin public, et finance par l’impôt une bonne part de l’opération. 
Aux États-Unis, c’est plutôt la débrouille, l’entraide. Les milliardaires, qui sont presque 1000 aujourd’hui, se sont mijoté une réglementation fiscale aux petits ognons par le moyen des fondations, qui leur permettent les fantaisies les plus profitables dans la gestion de leurs collections. 

Ainsi le Clark Art Institute de Williamstown, grand musée de l’est des États-Unis, a été construit en 1955, approvisionné en chefs-d’œuvre et administré depuis par des milliardaires, dont le pauvre Aso O. Tavitian qui est mort en 2020. 
C’était un des principaux donateurs. Il le reste à travers sa fondation. Elle, donc il, vient d’effectuer une donation de 132 peintures, 130 sculptures et quelques babioles hors de prix au Clark Institute, assaisonnées d’un chèque de 45 millions de dollars pour construire dans le musée une aile supplémentaire destinée à exposer et entretenir sa collection et sa mémoire (le dossier de presse, le catalogue détaillé de la donation et quelques reproductions en haute qualité sont accessibles sur les deux liens situés en haut de page entre la date et le titre)

Et il ne s’est pas moqué de ses donataires, le bienfaiteur.
Une extraordinaire série quasi exclusivement de portraits, des rares Sweerts, Rotari, Sassoferrato, Corneille de Lyon, Pontormo, aux plus communs Van Dyck, David, Cranach, et 33 tableaux de la suite des innombrables petits portraits-minute de Boilly… et quelques autres merveilles, dont celle qui fera la une des médias spécialisés, le seul tableau connu de Van Eyck (de son atelier disent les experts) en mains privées, inestimable, une Vierge à la fontaine de 21 centimètres *
 
* Il y aura ici une petite énigme à résoudre. Le site de référence CloserToVanEyck reconnait deux versions de ce panneau, une version originale de 24.9 par 18 cm., signée et datée de 1439 par Van Eyck, au Musée royal des beaux-arts d’Anvers depuis 1841, et une version jugée copie d'époque du précédent, de 21.2 par 17.1 cm., moins subtile, d’attribution incertaine, dans une collection privée à New York. On en déduit sans hésiter que la seconde est la version de Tavitian. Or la reproduction fournie à la presse par le Clark Institute et la fondation Tavitian est celle de la version originale (jusqu’au plus fin réseau de craquelures) mais créditée des dimensions de la copie d’époque (21.3 par 17.2cm. dans le dossier de presse). Une blague ou une faiqueniouze de l’intelligence artificielle ? 

Et on apprend en même temps que Sotheby’s soumettra aux enchères, en février 2025, le reste de la collection Tavitian en 4 ventes qui videront ses deux grandes propriétés de Manhattan et du Massachusetts et aideront à financer les libéralités de la fondation, à hauteur de 15 à 20 millions de dollars estime la maison de ventes.

Un jour prochain, quand la collection Tavitian aura été intégralement photographiée et reproduite au niveau de qualité (presque excessif) du reste de la collection du Clark Institute - déjà richement dotée d'œuvres de Turner, Sargent, Homer, BoillyVernet, Pierro della Francesca, Gérôme, Pissarro - nous irons faire un tour virtuel - sans payer de billet d'entrée - de cette superbe collection dont l’heureuse réunion n’aurait jamais eu lieu sans l'horrible crise qui frappe sans distinction les milliardaires, jusqu'aux plus philanthropes.

Vernet Claude Joseph, Thine Falls à Schaffhausen, Suisse (détail), 1779 (Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts, donation Tavitian 2024) 

mercredi 30 octobre 2024

Un cartel hypocrite

Il y aurait à dire et à redire sur l’emplacement, le contenu, et l’existence même des cartels dans les musées, ces étiquettes qui nous indiquent ce qu’on doit penser des objets exposés. Le sujet a été évoqué plusieurs fois ici-même, pas toujours sérieusement.

Imaginons, déambulant dans l’aile nord du musée des Beaux-arts de Bordeaux consacrée aux peintres français des 19 et 20ème siècles, que vous soyez frappés par l’atmosphère dramatique de ce tableau en illustration, par la noirceur du ciel, de la falaise et des rochers, la pâleur du cadavre nu, le chien hurlant, les énormes vagues qui se précipitent sur ces petites silhouettes embrumées, le geste pathétique du personnage central intimant à son téméraire compagnon "non, n’y retourne pas, tu risques de te mouiller !", bref tous les signes d’un drame de la mer en bonne et due forme, sur près de 4 mètres carrés de peinture à l’huile. 

Impatients de découvrir les circonstances de cette tragédie, peut-être un évènement historique comme "Le corps sans vie de l’explorateur Benoit Esperandieu soustrait aux flots en furie lors du naufrage de la frégate l’Insubmersible sur les côtes septentrionales de l’Islande…", vous vous approchez pour lire le vieux cartouche à l’orthographe douteuse manuscrit sur le cadre doré du tableau : 

HUET Paul, NÉ A PARIS EN 1804_1869, VUE DES FALAISES DE HOULGATT, ENVOI ETAT 1863

Déçus, vous vous approchez du petit cartel de carton blanc collé près du cadre :

Paul Huet (Paris, 1803 - Paris, 1869), Vue des falaises de Houlgate (Sea Cliff at Houlgate, Normandy), 1863, Huile sur toile, Dépôt de l’Etat, bla, bla, bla…

Ainsi vous seriez devant une bête et touristique Vue des falaises de Houlgate par Paul Huet, comme on dirait une Vue du bassin aux nénufars de Giverny par Claude Monet, rien de plus. 

Qui a longé, sur la plage qui joint Houlgate à Villers-sur-mer, ces falaises dites "des Vaches noires" pour les gros rochers sombres qui paissent sur la plage, sait qu’elles ne ressemblent pas à la falaise de calcaire normande typique. Instables et (coupez le son avant de cliquer le lien suivant) déchiquetées, elles sont faites d’une marne sombre gorgée de fossiles antédiluviens, qui glisse et déboule parfois en bloc vers la mer. Huet les a représentées un jour de forte marée. Il en a seulement un peu forcé les dimensions et l'aplomb. La tempête qui approche n’est pas rare à ces hautes latitudes. Les petites silhouettes animées ne sont peut-être que des baigneurs exaltés par l'agitation des rouleaux, et la scène du premier plan une banale noyade, un fait divers courant qu’il n’a pas jugé utile de commémorer dans le titre.

Car "Paul Huet était né triste" disait Jules Michelet dans l’éloge funèbre du peintre en 1869.
 
Et c’est là sans doute l’explication de ce cartel impersonnel. D'une scène, d'une situation, d'un paysage, Huet ne percevait que le lugubre. Marqué par le romantisme dépressif de son temps et par des infortunes plus personnelles, grand ami du poète Lamartine et du peintre Delacroix, admiré par Victor Hugo, il était convaincu que la raison d'être de la nature et des éléments est d’écraser, de noyer, de ruiner les destinées humaines.
Voyez par exemple ce qu’il ressentait devant quelques rochers à Fontainebleau ou sous le crachin près de saint Cloud.

Les collections publiques en France, principalement le Louvre, possèdent nombre d’œuvres de Paul Huet, recensées dans la base de données Joconde. Essentiellement des paysages.

Généralement ténébreux, ils souffrent peut-être de la médiocrité des reproductions de la base Joconde ou de l'attente d'une restauration, mais surtout de la vision chroniquement ennuagée du peintre (et d'une technique souvent grossière et expéditive).

Dans ce recensement, parmi une quinzaine de dessins préparatoires au crayon et à l’aquarelle réalisés au pied des falaises des Vaches noires en 1860 (probablement à l’automne), et réunies dans un album conservé au Louvre, se distingue une feuille sur laquelle le peintre a déjà disposé les plus gros rochers au pied de la falaise et esquissé des personnages fantomatiques, dont le noyé et ses porteurs, première pensée du tableau de 1863 écrit le fils du peintre sur l'album. 


Enfin on remarquera, sur la fiche consacrée à ce tableau de 1863 aujourd'hui à Bordeaux, que la base Joconde ne s'est pas laissée impressionner par son titre laconique et vaguement hypocrite de Vue des falaises de Houlgate
On y lit scène, cadavre, noyade, secours et tempête dans les mots-clés du sujet représenté, et des précisions sur le sujet sont libellées ainsi :

À gauche, la mer soulevée par la tempête, à droite, sous un ciel sombre, des falaises à pic qui s'allongent jusqu'à l'horizon et se perdent dans la brume. Au premier plan, deux hommes emportent le corps d'un naufragé ; un chien pousse des hurlements ; un peu plus loin, à côté d'une charrette, quelques personnes paraissent attendre, tandis que d'autres s'élancent au milieu des lames pour arracher à la mer ceux qu'elle vient d'engloutir.

mercredi 23 octobre 2024

Tableaux singuliers (21)

Connaissez-vous Alfred Smith, peintre français d’origine bordelaise, auteur de paysages qu'on dit postimpressionnistes, au style plutôt retenu, à la limite parfois de l’originalité, qu’on ne doit pas confondre avec Alfred Carlton Smith (1853-1946), peintre anglais de jeunes filles (toujours habillées) dans des activités modestes de la vie, ni avec Alfred Everett Smith (1863-1955), peintre américain sans intérêt, mais qu’on peut facilement confondre avec Alfred Aloysius Smith, peintre anglais qui peignait exactement les mêmes paysages que le premier Alfred Smith, et qui en est une sorte de double ?


Les sites spécialisés, bien informés, font généralement naitre l’Alfred Smith anglais, Aloysius, en 1854 et mourir en 1927. Son double approximatif, sans deuxième prénom, est né à Bordeaux en 1853 (d’un père gallois) et mort en 1932 pour artnet, site de référence du marché de l’art, mais pas pour le musée des beaux-arts de Bordeaux, dans la notice de ses œuvres, pour qui il nait en 1854 (le 30 juillet) et meurt en 1936 (le 5 décembre, mais certains disent le 3 novembre), sauf sur le cartouche fixé sur le cadre ancien du tableau Le quai de la Grave, dans le même musée, qui le fait mourir en 1937. 

Notons aussi qu’il est parfois appelé André-Alfred Smith de Strnburg (sic) sans dates, chez Sotheby’s par exemple. 

Tous les trois sont certainement le même peintre, qui signe généralement ses toiles d’un "Bx F Alf(red) Smith" un peu oblique qu’il souligne d’un trait.


Ce peintre donc multiple aura représenté les grands boulevards de Paris sous la pluie, des scènes en forêt, des vues anodines de Venise, des sujets très communs de son temps, mais aussi beaucoup de vues de Bordeaux et sa région, jusqu'à la Creuse dans sa dernière période plus colorée.

Juste retour, le musée de Bordeaux (MusBa) possède une petite collection de ses paysages urbains et régionaux, grâce aux prix modestes de ses œuvres sur le marché de l’art, entre 1000 et 10 000€, comme ce brumeux Quai de la bourse à Bordeaux en 1883, parti contre 8 600€ en 2023.


Le Quai de la Grave à Bordeaux en 1884 (notre illustration), actuellement exposé, avec à gauche la flèche de la Basilique Saint-Michel, le Pont de pierre à droite, et en haut l’ombre du cadre ouvragé du tableau, est peut-être sa toile la plus réussie, par la fraicheur de sa lumière matinale, rare chez Smith qui préférait alors les brouillards et les grisailles, et la belle singularité du banal motif central, citerne rouille et pavés de calcaire. 


Mise à jour du 24.10.2024 : Et voilà, par manque de confiance dans le médiocre catalogue des collections du musée d'Orsay (et la mauvaise qualité de ses reproductions), on oublie de le consulter avant de rédiger une chronique ! Résultat, on passe à côté de jolies perles.
On a vu que l'identité même d'Alfred Smith comportait beaucoup d'approximations. Orsay en ajoute une dose avec ce portrait de la mère de l'artiste (qu'il n'expose pas). On y lit dans les détails du peintre qu'il ne serait pas du tout né à Bordeaux mais à Paris (75) où il serait mort itou. On y lit aussi que la date de réalisation du portrait est estimée entre 1854 (la naissance d'Alfred) et 1913. Le commentateur, expert paresseux, avait ainsi peu de chance de se tromper. En réalité, la modèle était née en 1830 et morte en 1910. On peut donc dater le tableau autour de 1880. Jeanne Amazélie avait alors 50 ans et son fils le peintre 26 ans. Et on apprend incidemment dans l'arbre généalogique une nouvelle date de décès pour Alfred, 1933. 

dimanche 13 octobre 2024

Sous les yeux d'Oloron


Au milieu du Moyen-Âge, dans ce qui deviendra petit à petit la France, le premier ordre religieux catholique un peu organisé, l’ordre des Bénédictins, arrangeait à sa manière les préceptes déjà souples de saint Benoît et créait un réseau croissant de monastères pilotés par l’abbaye de Cluny. Libre entreprise et gestion efficace, la fédération était puissante et prospère. 
Et c’était la seule agence de voyages organisés un peu sérieuse du temps. Le 11ème siècle finissant, le succès de la première croisade pour Jérusalem avait insufflé dans toutes les âmes l’élan expansionniste de la parole divine. 

L’ordre des Bénédictins ne proposait pas seulement des voyages chimériques vers un au-delà consolateur des souffrances terrestres, il forgeait lui-même les preuves sur terre de l’existence de ce monde imaginaire. Il en construisait les décors, les édifices religieux, les cathédrales, il y déposait des reliques de l’histoire sainte et en faisait les étapes habilement réparties d’un long itinéraire touristique qui sillonnait tout le pays jusqu'à Compostelle, au fin fond de l’Espagne, le point le plus éloigné vers l’ouest qui ne fut ni arabe, comme le sud du pays, ni encore un peu viking, comme la Bretagne.  
Et chez les Bénédictins, on ne lésinait pas ; les architectes les plus renommés croisaient les sculpteurs les plus adroits et inventifs. Rien n’était trop beau pour attirer et retenir le client dans ce long pèlerinage vers une fiction (tous les spécialistes reconnaissent que l’apôtre Jacques, s’il a existé, n’aura jamais mis les pieds, ni les os, en Espagne).

Oloron Sainte-Marie, au pied des Pyrénées, était alors un important point de ralliement des pèlerins, à 850 kilomètres du terminus. Aux premières années du 12ème siècle, Gaston 4 vicomte de Béarn, de retour victorieux de la croisade, y lançait la construction d’une cathédrale, relayée, et terminée en 1168 par des moines Clunisiens prieurs de Sainte-Foi, à Morlaàs.
Après nombre de pillages, ravages et incendies (trois dont un accidentel, par la foudre), il ne reste aujourd’hui de la cathédrale originelle que le porche-clocher, à l’ouest, et un portail remarquablement décoré qu’il protège des intempéries depuis près de 900 ans.

Au haut du portail, le tympan, en bas-relief, est d’un style sinueux et plat. Les chapiteaux ont probablement été sculptés par les mêmes mains. 
Mais l’archivolte, qui coiffe le tympan, est emplie de figures alignées en hauts-reliefs d’une vigueur réaliste bien plus expressive. 24 personnages sur la voussure intérieure sont occupés à des activités quotidiennes qui semblent suivre de gauche à droite une chronologie ("les saisons" dit Wikipedia, ou la préparation d'agapes copieuses), et 24 vieillards musiciens (comme à Moissac ou Chartres), couronnés et munis de fioles occupent la voussure extérieure.

Il est extraordinaire et rare que la plupart des figures aient conservé dans leurs orbites ces billes de verre uniformisées qui leur confèrent le même regard étonné, halluciné, mais si vivant.
Et il est étonnant que ces yeux de verre qui ont vu tant de flammes et de razzias - durant ces siècles où tant de chapiteaux, de statues ont été mutilées - n’aient pas attiré plus de voleurs.

Récemment encore, en novembre 2019, une voiture-bélier mal intentionnée évitait le portail et sa centaine d'yeux inquisiteurs pour lui préférer la petite porte sud de la cathédrale. Les cambrioleurs, esthètes mais discourtois, n’ont subtilisé que quelques pièces de valeur choisies dans le trésor liturgique, et se sont éclipsés promptement sans refermer la porte derrière eux.



dimanche 6 octobre 2024

La vie des cimetières (114)


Je cherche le repos, et trouver ne le puis...

Joachim du Bellay, Les regrets 1558, sonnet 39.




Légende de l'illustration :

1. Le cercueil dont on ne sait pas encore qu’y git peut-être Du Bellay, lors de sa découverte sous le pavement du transept de la cathédrale de Paris.
2. Les scientifiques se recueillent et prient devant les deux cercueils de plomb avant leur proclamation aux médias.
3. Le corps du cercueil anonyme avait été embaumé et rempli de fleurs et de plantes, jusqu’au crâne qui avec le temps s’est rouvert, laissant échapper du poète les derniers vers.
4. Les scientifiques consultent le manuel d’anatomie et viennent d’identifier sur le cadavre l’emplacement précis du sens de la poésie, situé près du cœur.
5. Après récupération des données statistiques les scientifiques referment les cercueils et effacent avec précaution, pinceau fin de martre et gratte-éponge côté doux, toute trace de leur curiosité.


Dans son Traité des reliques en 1543, Calvin constatait que la convoitise des reliques n’allait "quasi jamais sans superstition", qu’elle était "mère de l’idolâtrie", et qu’on ne saurait adorer les os d’un martyr ou de la Vierge sans être en risque d’adorer ceux d’un larron, d’un âne, d’un chien ou de quelque prostituée. 

Mais les humains n’ont que faire des avertissements de Calvin, qui par ailleurs a proféré tant de bêtises. Ils sont aussi fébrilement avides des miettes de leurs congénères qu’à l’époque du réformateur, et vénèrent avec toujours autant d’ardeur les restes peu ragoutants des personnalités qui fleurissent leurs livres d’histoire.


En 2010, les italiens, grands amateurs dont on rappelle que les reliques de San Gennaro à Naples garantissent contre les éruptions du Vésuve et les épidémies de peste (mais pas contre le SIDA ni le COVID), retrouvaient dans un ossuaire de Porto Ercole, parmi les débris d’environ 200 individus, des restes qui appartenaient - affirment-ils - à Michelangelo Merisi dit le Caravage, avec une probabilité de 85%, ce qui est déjà fort appréciable, bien au-delà de la moyenne.

Et quelle coïncidence, c’était justement le 4ème centenaire de la disparition du peintre !


En France, on a surtout des poètes, dont on nous inculque qu’ils ont créé la langue française à la force des 10 ou 12 pieds de chacun de leurs milliers de vers. Et quel évènement dramatique plus propice à nous rappeler ce passé commun que l’incendie de la cathédrale de Paris, qui réunit en 2019 les citoyens les plus opposés dans une communion de 840 millions d’euros destinés à la reconstruction (pas aux plus démunis, soyons sérieux) ?


Or sous les décombres de la flèche effondrée, dissimulés sous le pavage de la croisée du transept, l’Institut National de Recherche Archéologique Préventive (INRAP) exhumait alors deux cercueils de plomb, dont un sans inscription, anonyme. 

C’était sans compter sur le Sherlock Holmes du monde des morts, comme l’appelle le journal Le Monde, le docteur Crubézy de Toulouse. Après deux ans d’analyse du cercueil et de son contenu, il affirme que ce qu’il subsiste du corps anonyme appartenait au grand poète Joachim du Bellay, l’auteur de La Deffence et Illvstration de la Langue Francoyse, de tant de poèmes mélancoliques rabâchés à l’école, et inventeur de cette "douceur angevine" qui a fait que le monde entier imagine aujourd’hui le climat de l’Anjou comme le plus agréable de la planète.


On savait le poète enterré quelque part dans la cathédrale depuis 1560, sans l'avoir jamais découvert.

Un pays au passé culturel si riche, un pays qui a diffusé son bon gout et influencé les civilisations pendant des siècles, qui a renversé et raccourci certains de ses tyrans, qui vient de choisir une ministre de la culture sans compétence criblée de poursuites judiciaires et seulement préoccupée de son image et de ses intrigues de pouvoir, un pays enfin qui a inventé les cathédrales gothiques, ne pouvait qu’inhumer au cœur de la plus célèbre d’entre elles un des inventeurs officiels de sa propre langue.


M. Besnier, responsable des fouilles, est moins affirmatif que Sherlock Holmes et conseille la prudence, car l’analyse isotopique de ses dents démontre que l’enfance du squelette s’est déroulée à Paris ou à Lyon, loin d’Angers où Joachim aurait vécu sa prime jeunesse.

Mais son chef, le président de l’INRAP, balaie cet argument avec l’ironie des certitudes mathématiques et affirme que l’âge et la pathologie des miettes "offrent une solidité statistique remarquable". Il ne donne pas de chiffres, mais comme pour Caravage en 2010, on a peut-être ici 85% de chance que les restes soient réellement ceux de Du Bellay. Notons au passage que nonobstant ce fort taux de véracité, la relique du poète, si c'est elle, ne garantit manifestement pas contre les incendies.


La presse, confiante dans la science des probabilités, en a fait illico des titres affirmatifs, des dossiers, des cahiers photos, des dépliants centraux détachables à punaiser au mur. Jusqu'à Ce Glob est Plat qui en reproduit les images sans honte.


Pareil au vieillard qui retourne en enfance, une société sans avenir n’a que son passé pour horizon.


samedi 28 septembre 2024

Nuages (48)

Si l'on nous demande quelle est l'odeur de la terre, nous répondrons : L'odeur que l'on recherche est celle qui se fait souvent sentir, le sol n'étant pas remué, au moment du coucher du soleil, dans le lieu ou l'arc-en-ciel a placé ses extrémités.

Pline l’ancien, Histoire naturelle (an 77 de l'ère commune) Livre 17-11



mercredi 18 septembre 2024

Ce monde est disparu (15)

Du Puigaudeau, Feu d'artifice et kiosque à musique sur le Grand Canal (c.1905)
hst. 100x81cm, marché de l'art. 

À la vue de cette illustration, vous vous dites déjà "Ça y est, la carte postale de Venise maintenant ! La prochaine fois on aura droit à une portée de chatons.N’exagérons pas, mais on ne peut pas toujours parler seulement des artistes qui fréquentent salons à la mode et salles de vente prestigieuses. L’auteur de cette sympathique carte postale est Ferdinand Loyen du Puigaudeau, peintre breton, ou presque. 

Il fut, à l’ouest de la France, près de Nantes, ce qu’Henri Le Sidaner était au nord, en Picardie, à la même époque, de 1890 à 1930, impressionniste tardif pour le style, et pour l’inspiration fasciné par la lumière des crépuscules.
Pour le reste il était son exact contraire ; quand Henri entretenait l'embonpoint naissant du propriétaire dans son grand jardin de Gerberoy, entouré de familiers et d’hydrangéas en fleurs, Ferdinand cuvait dans son manoir en location, au Croisic, dépressif et alcoolique conclut l'article de l’Encyclopédie.

Tous deux exclusivement paysagistes, Le Sidaner et Du Puigaudeau ne pouvaient ignorer le cliché des clichés depuis deux siècles, Venise.
Le Sidaner y passera, après un court séjour en 1892, les deux hivers de 1905 et 1906 et en fera quelques dizaines de tableaux, dont en 1907 "Venise, la sérénade", l’un de ses plus grands (2,5m²), et à date le plus cher (2,1M$). Le succès venu il y retournera et y aura même une salle d’exposition officielle à la Biennale de 1914.
Du Puigaudeau passera 5 mois à Venise, de l’été à l’hiver 1904, en rapportera des dizaines d’esquisses, quelques moyens formats et des ennuis d'argent. Ce tableau en illustrationqui doit disparaitre en vente chez Nice Enchères le 26 septembre prochain, large d’un mètre, soigneusement élaboréa certainement été réalisée de retour en Brière, vers 1905.

C’est un beau Du Puigaudeau classique, un peu doucereux, certainement. L’estimation de 30 à 40 000€ parait faible, une autre imposante vue du Grand canal, où il a également réuni tous les sujets bateaux vénitiens, est partie contre 129 000€ en 2015.

Anecdote, le kiosque à musique illuminé, à droite de l’église San Giorgio Maggiore, cabote sur le Grand Canal dans d’autres tableaux de Du Puigaudeau, ici à la pointe de la Dogana, et ici près de l’église de la Salute. Les notices, étourdies, disent que c’est un manège, certainement parce que le peintre a représenté ainsi beaucoup de manèges dans les fêtes foraines nocturnes de Pont-Aven. Mais on voit mal, vu les forces impliquées, un carrousel tourner autour d’un axe qui flotterait sans être solidement arrimé à la terre ferme, et puis le peintre a soigneusement représenté des musiciens assis - on distingue le manche d’une contrebasse - autour du chef d’orchestre, qui lève même les deux bras pour attirer leur attention sur la version de la Salute.

Du Puigaudeau mourra démuni en 1930. Le Sidaner riche et décoré en 1939. Il avait passé quelques mois en Bretagne, en 1922, pour réaliser une série de tableaux. Au Croisic il était hébergé dans un hôtel avec vue sur le port, à quelques centaines de mètres du manoir de Kervaudu où vivait et peignait alors Du Puigaudeau. On n'a pas trouvé de trace d’une rencontre.

Mise à jour le 3.10.2024 : comme pressenti, le tableau disparaissait à 3 fois l'estimation haute, soit 112 500€.