mercredi 27 août 2014

Nuages (33)

Église et cimetière de Saint-Marcel en Savoie.

« Et aujourd'hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m'a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d'hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d'une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue [du clocher de Combray dans l’enfance du Narrateur], le passant, s'il se retourne pour s'assurer que je ne m'égare pas, peut, à son étonnement, m'apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l'oubli qui s'assèchent et se rebâtissent ; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l'heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue... mais... c'est dans mon cœur... »

Marcel Proust, Du côté de chez Swan - Combray.
   

dimanche 24 août 2014

Louvre en soldes

On a beaucoup fustigé, dans ce blog même, le musée du Louvre et sa politique déplorable en matière de reproduction et diffusion des images de sa collection sur Internet, à l'opposé de nombre de grands musées mondiaux. On nous objectera des exceptions notables, comme les musées de Florence, Saint-Pétersbourg ou Vienne dont les sites officiels sont également indigents, mais au moins ceux-ci n'ont-ils pas la fatuité de se prendre pour les plus grands musées du monde, et certains renvoient même l'internaute déçu vers un florilège de leur collection hébergé sur d'autres sites.

Ainsi ne trouve-ton quasiment jamais sur Internet de reproductions en bonne définition des tableaux du Louvre, ce genre de reproductions d'une précision et d'une qualité telles qu'elles invitent aux déambulations rêveuses d’ordinaire inaccessibles dans les couloirs surpeuplés et mal éclairés du musée.
Le voyageur immobile doit se contenter des éternels petits clichés pisseux, enténébrés et illisibles qui hantent les blogs et les réseaux d’images depuis que l'Internet existe.

Mais ce temps est peut-être passé.

La prolifération des moyens numériques de personnaliser l'information, ordinateurs, tablettes, a entrainé avec elle une profusion d'applications qui se vantent de nous donner accès en haute définition aux collections des musées. Elles ne tiennent généralement pas leurs promesses. L'application officielle du musée du Louvre pousse la munificence jusqu'à nous autoriser à zoomer sur 150 œuvres incontournables, dit-elle !

Mais d’autres éditeurs commencent à donner accès à des bases d’images du Louvre nettement plus généreuses.
C’est le cas d’Evolution games LLP, éditeur mystérieux dont les applications consacrées à la peinture des grands musées semblent faites à la diable, traduites au jugé du russe au français en passant par un anglais approximatif. Le classement des peintres y est fait à la stupide manière anglo-saxonne, par ordre alphabétique des prénoms, la fonction de recherche y est globalement déficiente voire aléatoire, et les commentaires sont souvent incomplets ou incertains.
Mais après tout, on cherche avant tout une longue promenade contemplative, même erratique, parmi des milliers de tableaux. Et là, l’éditeur tient parole. 2300 tableaux du Louvre sont effectivement téléchargeables pour la plupart en haute définition (3 à 4000 pixels, prévoir de l’espace mémoire disponible).

Même familiers du musée réel, vous irez pendant des heures de surprise en émerveillement, et pour le prix d’une seule carte postale. Ainsi vous pourrez abandonner, peut-être définitivement, les visites exténuantes et couteuses de ce temple officiel de la vanité.

Petit jeu de reconnaissance de tableaux du Louvre à l’intention des bons observateurs.

mercredi 13 août 2014

L'éternité avec plein de zéros


Le cadavre d’un artiste admiré des plus importants spécialistes de l’art a été retrouvé le 12 juin 2014 dans un verger près de Suncheon, décomposé, méconnaissable parmi les prunes. Près de lui étaient disposés des indices qui permettaient de l’identifier.

Henri Loyrette, ex-président à vie du musée du Louvre en retraite dorée au Conseil d’État, expert en rien de particulier, avait dit de lui « Il y a des moments dans la vie ou l’exceptionnel survient … Il [l’artiste] nous invite à voir l’extraordinaire dans l’apparemment ordinaire ». C’était en mars 2012, dans la préface du catalogue d’une exposition du photographe coréen Ahae, organisée par le musée du Louvre au jardin des Tuileries.
Ahae y présentait sur d’immenses tirages photographiques des scènes bucoliques et atmosphériques, plates et insipides comme on les voit pousser par millions dans les réseaux sociaux de partage d’images, à l’heure des retours de weekend ou de congés payés.
Ce qui n’empêcha pas l'omnipotente madame Pégard, présidente du château de Versailles, d'y partager l’émotion artistique de M. Loyrette au point d’inviter l’artiste à exposer durant l’été 2013 dans la prestigieuse Orangerie du château de Versailles. D'enthousiasme elle parlait de la « magie de l’instant qui se mêle à l’éternité ».
Il faut dire que depuis quelques années le monde de Florence à Londres, de Prague à Paris convoitait les exhibitions de photos du dénommé Ahae, sans avoir jamais vu l’artiste, qui se faisait toujours représenter par son fils.

Curieux de démasquer cet homme énigmatique qui parvenait à rallier les personnalités les plus influentes autour de ses médiocres clichés, Bernard Hasquenoph, animateur du site LouvrePourTous, enquêta et dévoila en aout 2013 la véritable identité d’Ahae.
Il s’appelait en réalité monsieur Yoo, milliardaire coréen du sud, homme d’affaires et aventurier, inventeur d’une poire à lavements, prédicateur biblique mêlé à des affaires de suicide collectif et de détournements de fonds, et condamné à 4 ans de prison.
Il avait en outre la faiblesse de se trouver du talent, soudoyait à coups de millions des décideurs du monde culturel et finançait ainsi des événements médiatiques exceptionnels autour de ses photos de vacances.
Enfin, impliqué dans le naufrage en 2014 d’un bateau coréen noyant 300 passagers il était recherché depuis au titre d’un mandat d’arrêt international assorti d'une forte récompense.

Ainsi on comprend, quand M. Loyrette parlait de l’exceptionnel, ou Mme Pégard de magie, qu’ils considéraient surtout les donations monumentales que M. Yoo avait prodiguées au bénéfice du musée du Louvre et du château de Versailles. Car comment rester sourd à l’appel de l’extraordinaire et de l’éternité, quand il est garni de tant de zéros (6 ou 7 dit-on) ?

Aujourd’hui le pseudonyme de M. Yoo est gravé en lettres dorées sur un mur de la rotonde de Mars, au cœur du Louvre, en tant que donateur exceptionnel d’un montant sans affectation. On dit que la donation pour Versailles n’a pas été réalisée, et ne le sera probablement pas, vu l’état du mécène, et de sa famille en partie écrouée. Enfin Monsieur le conseiller d’État est devenu président d’une sorte de groupe d’influence qui grenouille dans le mécénat d’entreprises.

Dans l’inutile charte éthique du musée du Louvre est toujours écrit « le Louvre s’efforcera de rechercher toute information susceptible de l’éclairer quant à la nature exacte des activités du donateur potentiel »

Mise à jour du 27 octobre 2014 : une lettre très informée (signalée par LouvrePourTous) écrite en juin dernier à la ministre de la Culture par la Communauté alternative des Coréens résume parfaitement le contenu de cette affaire, et montre que, malgré le scandale, l'argent de la corruption continue à profiter en France, notamment à Versailles.

Style de cliché agreste et poético-météorologique qu'exposait le grand artiste.
Quelquefois passaient une biche ou une volée de canards.