mercredi 27 mars 2019

Tableaux singuliers (12)

Abraham Mignon, Chat renversant un vase, détail (Lyon, musée des beaux-arts).


Abraham Mignon, qui peignait des fleurs, était très recherché dans les cours du nord de l’Europe du 17ème siècle, de la Hollande à la collection du roi Louis 14. Durant sa courte période d’activité d’une vingtaine d'années, il ne fera que cela. Il avait appris auprès de Jan Davidsz de Heem, qui ne peignait également que des fleurs.

Ce genre de la peinture souvent surchargée a de nos jours encore des amateurs, et des vertus décoratives, mais son aspect de démonstration de virtuosité ennuie généralement.
Or, pour ennuyer moins, Mignon le minutieux insérait des détails moins attendus, des fruits ou des petits animaux, que souvent le badaud ne remarque pas, fatigué à la perspective d’avoir à détailler un énième tableau mal éclairé.

Le musée des beaux-arts de Lyon expose le plus bizarre des tableaux de Mignon, reproduit depuis peu en très haute définition (mais absent du catalogue des collections en ligne), chat renversant un vase de fleurs.
On y voit un vase de grosses fleurs surtout rouges et une vingtaine d’insectes discrètement distribués. En bas à gauche, une sorte de chat effrayé par une chenille renverse à la fois le vase et un piège. Retourné, le piège libère une souris ou un rat dont Mignon n’a peint que la silhouette et l’œil noir. Peut-être aurait-il dû, de la même façon, ne peindre que l’ombre du chat, parce qu’il manquait manifestement de modèle de chat stupéfait. Il l’a affublé d’un nez et d’une bouche étrangement humains. À droite du tableau, l’eau du vase penché jaillit et se répand.

On peut voir des œuvres de Mignon dans les plus grands musées, à Paris, Amsterdam (qui a une réplique parfaite du chat de Lyon), La Haye, Dresde ou Saint-Pétersbourg. Et quand les reproductions, comme sur le site du musée de l’Hermitage, permettent de fouiller les tableaux, on constate que le Mignon de Lyon n’est peut-être pas si singulier que cela. Dans le tableau de Saint-Pétersbourg, un écureuil captif et qui a fait deux tours d’un vase, tire sur sa chaine, ce qui renverse le vase et déverse son eau. Et l’anatomie de l’écureuil, notamment affublé d’un museau pointu de renard, semble aussi approximative que celle du chat de Lyon.


vendredi 22 mars 2019

Au nouveau musée de l’Homme




À la fin du 20ème siècle, il y a peu, l’Homme n’intéressait plus l’homme. Le musée du même nom, place du Trocadéro à Paris, déserté, couvert de poussière, partait en morceaux, pillé vers 2005 de tout son département d’ethnographie par le musée des Arts premiers, joujou de la nostalgie colonialiste d’un président de la République.

Il ne lui restait qu’à fermer, ce qu’il fit en 2009.

En octobre 2015 ouvrait un tout nouveau Musée de l’Homme, désormais réduit à la préhistoire et l’anthropologie.
Sur un mur, au-dessus de deux magnifiques spécimens d’extincteur, y sont gravées les trois questions existentielles que se pose fatalement chaque être humain, le plus souvent en fin de repas ou trônant dans les toilettes : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? 
L’établissement flambant neuf essaie d’y répondre.

Et on sent bien, à parcourir ses vitrines mises en scène avec tant de gout, qu’en changeant de millénaire l’espèce humaine a franchi un cap décisif.
Depuis les formes immémoriales de la Vénus préhistorique de Lespugue (illustration 1), les têtes ethniques artistement décapitées et symboliquement plantées sur d'étranges piques (ill.2), et les merveilles de la technologie réparatrice capable de remplacer quasiment à l’identique n’importe quel membre emporté par la griserie des grandes guerres (ill.3), le troisième millénaire se présente comme l’ère de la symbiose de la matière et de l’esprit par le moyen de la physique quantique (ill.4).
Et comme l’avait prophétisé dès 1932 le génie scientifique de Salvador Dalí, ce pain de deux livres superfluide antigravifique restera certainement définitivement le symbole de notre temps.

Un bien beau musée, en fin de compte !


samedi 16 mars 2019

Lyon, 1 - Paris, 0



Si un jour les bigorneaux, grands vainqueurs de l’évolution, parviennent à relire les mémoires numériques abandonnées par les humains, et écrivent leur propre histoire de cette région désormais marécageuse qu’aura été la France, il ne fait pas de doute qu’ils relègueront le musée du Louvre au rang de sous-musée de province, et élèveront celui des beaux-arts de Lyon au niveau des plus grands de la planète.

Car le musée de Lyon vient de mettre en ligne des reproductions gigantesques d’une partie de sa collection (52 peintures et un ivoire sculpté), avec un objectif simple, affiché en exergue « la mission de tout musée est de mettre en valeur les collections et les rendre accessibles au plus grand nombre ».
Rappelons qu’à la grande époque de l’anthropocène, le musée de Lyon recevait 30 fois moins de visiteurs que le musée parisien.

52 numéros sur les 5800 du catalogue en ligne du musée, on notera qu’il manque encore quelques œuvres importantes, Zurbaran, Cagnacci, Stella, Bonnard, Bacon, les sculptures de Houdon, Chinard ou Rosso, et les couleurs sont parfois - rarement - ratées (le Rembrandt n’est pas du tout jaune orangé), mais on espère le succès de l’opération, afin que des tas d’autres musées, asticotés, se lancent dans l’expérience.

En illustrations, quelques détails de tableaux du musée des beaux-arts de Lyon, Miereveld, Monet, Dagnan-Bouveret, Metsys.
 
 
 

lundi 11 mars 2019

Améliorons les chefs-d'œuvre (14)


Un peintre consciencieux n’est jamais pleinement satisfait de son travail. Et il n’est pas rare qu’il retouche son œuvre jusqu’au dernier moment, même après l’avoir vernie, qu’il ajoute des ombres, accentue un effet. Turner était renommé et abondamment moqué pour modifier sensiblement ses tableaux jusqu’au dernier des jours de vernissage.
Il devient alors quelquefois délicat, pour un restaurateur qui rafraichit un vernis trop obscur, de distinguer une ombre tardive, sciemment ajoutée par le peintre, de l'effet de la crasse déposée par le temps.
Il aura tendance à forcer l’amélioration parce qu’il faut bien montrer son habileté et rentabiliser le temps passé. Les effets de volume et de profondeur en souffriront.

Qui a admiré la « Jeune fille au turban - ou à la perle » de Vermeer, avant sa rénovation à la veille de la grande rétrospective à La Haye en 1996, et l’a revue plus récemment, ne peut réprimer une sensation de fraicheur, certes, mais aussi une impression de platitude. Le regard étonné de la jeune fille ne semble plus se tourner vers ce peintre hollandais oublié pendant plus de trois siècles qui l’a surprise près de parler, mais vers le spectateur moderne, à la lumière un peu crue d’un vernis encore frais.
Il y a sans doute, dans cette impression, une part de subjectivité, mais les preuves du décapage parfois exorbitant des chefs-d’œuvre ne sont pas rares.

Rappelons l’étude de Michael Daley, sur ArtWatch, où l’on voit des volumes, jusqu'à certaines pièces de tissu, disparaitre du monumental plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange, dans les années 1980, sous des mains expertes, et l’innombrable cohorte de personnages bibliques transformée en un joli catalogue de mode décoré de corps athlétiques plus ou moins déshabillés et d’aplats bleus et roses.
Rappelons également ce vapeur en train de sombrer au large dans le tableau de Turner « Rockets and blue lights » et que le restaurateur a fait couler définitivement, avec tous ses passagers, en l’effaçant derrière un nuage de fumée.

Hier, le grand musée de peinture ancienne de Venise, l’Accademia, présentait fièrement le résultat de la restauration du célèbre portrait de vieille femme de Giorgione, « la vecchia ».
C’est l’occasion, au moyen d'une habile superposition d’images fournies par un article de presse admiratif, d’en comparer les effets. Et comme dans une réclame dermatologique, la différence est aveuglante (voir l'illustration animée, va-et-vient de 2 secondes).

Avant l’opération, la vieille femme souriait d’une sorte de rictus espiègle, le regard était ironique, les rides marquées.
Après l’opération, le sourire a disparu, remplacé par une béance hébétée, les yeux ne clignent plus, le visage est lisse. La grand-mère encombrante a été lavée, maquillée, bourrée de calmants, et enfermée dans un « établissement pour personne âgées dépendantes ».

Mais ne le dites pas aux restaurateurs. Froissés qu’on ait douté de leur savoir-faire, ils affirmeront qu’ils n’ont fait qu’enlever des retouches tardives ajoutées par d’autres mains. Et après tout, peut-être ont-ils raison. On finira bien par s’accoutumer à cette vision renouvelée de l’œuvre. On ne l’appellera plus « la vieille », mais « le légume ».
 

mardi 5 mars 2019

Les catalogues de Wildenstein



Le 11 septembre 1917, dans la région parisienne, le berceau doré de Daniel Wildenstein était entouré de tableaux des plus grands maitres, des peintres modernes, par centaines, d’experts en art et de galeristes renommés.
Il en restera ébloui pour la vie et persuadé que tous ces cadres autour de lui étaient des fenêtres vers le monde véritable. Et hormis une passion parallèle pour les chevaux de course, il consacrera son existence aux expositions, aux galeries et à l’édition de revues et livres d’art.
Sa fondation d’histoire de l’art (le Wildenstein Institute, évidemment) concevra de monumentaux catalogues raisonnés, notamment de Monet, Pissarro, Gauguin, Vuillard, Zurbaran, Caillebotte, Velazquez, qui sont des références.

Les autres, ceux qui sont nés entre le calendrier des postes et une biche en broderie se désaltérant dans un sous-bois, rêveront de se perdre dans ces catalogues de peintres, illustrés de milliers de fenêtres ouvertes sur des mondes imaginaires.
Ils en rêveront seulement, car le catalogue de Monet, par exemple, en 4 volumes, pèse 20 ou 30  kilos et des centaines d’euros, parfois beaucoup plus, d’occasion.

Ils en rêvaient jusqu’alors, car la fondation sans but lucratif Wildenstein-Plattner Institute a numérisé la cinquantaine de catalogues Wildenstein disponibles et vient de les mettre en consultation gratuite sur internet !

Les pages affichées, généralement bilingues (au moins le catalogue), sont des images (scans), mais la recherche de texte dans chaque catalogue est tout de même disponible (icône loupe), ce qui en fait un étonnant outil d’étude, bien plus pratique que la version papier.

Les plus beaux catalogues, en couleurs, sont ceux de Pissarro (3 vol. bilingues 2005), Vuillard (3 vol. anglais), Zurbaran (2 vol. espagnol), Velazquez (2 vol. trilingues 1996), Gauguin (1873-1888, 2 vol. anglais 2002). Renoir est prévu pour 2023.

La quintessence est le monumental Monet, en 4 volumes en couleurs, catalogue bilingue français-anglais, révisé en 1999.
On y feuillette la vie du peintre, jour après jour, et cette promenade chronologique et météorologique, presque heure par heure, avec les commentaires techniques de chaque tableau, se vit comme un roman-photo. En 2000 images, on voit naitre les obsessions graphiques du peintre, les séries, la délicatesse des nuances de la maturité, puis, peu à peu la trahison de la vue, les couleurs dénaturées et le rouge, à la fin, qui envahit la toile.


Catalogue Monet par Wildenstein, vol.2 (pp. 222-223), la débâcle de la Seine à Vétheuil en 1880. Les lignes horizontales de la glace qui croisent les verticales du reflet des arbres manifestent le début d'une obsession qu’on retrouvera exacerbée, 20 ans après, dans les séries des ponts japonais et des nymphéas.