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mardi 3 septembre 2024

La renaissance de la peinture française

Thomas Lévy-Lasne, À Auschwitz 2020, huile sur toile, 194cm 
(Reproduite avec l'autorisation du peintre) 

Bien avant de savoir écrire, et peut-être de pouvoir parler, les humains ont échangé leur vision du monde au moyen de formes et de couleurs. Les résultats variaient du plus réaliste, pour les imitateurs et les minutieux, au plus abstrait, pour les décorateurs et les visionnaires. On appela ça la peinture.


Et puis au vingtième siècle de l'ère actuelle, vers les années 70 ou 80, après des dizaines de millénaires de patouille jubilatoire et sans histoire avec la couleur, quelques intellectuels influents décrétèrent que l’histoire de l’art était une perpétuelle évolution et qu'elle progresserait désormais sans la peinture. Ça se passait en France. Dorénavant on n’enseignerait plus la peinture dans la plupart des écoles d’art, notamment aux Beaux-Arts. On tolérait encore un peu la peinture abstraite quand elle était mélangée à des matériaux grossiers, et ne ressemblait plus à de la peinture. On exposait encore les vieux peintres morts ou presque, dans de rares galeries, comme au zoo, pour attester qu’il y avait bien eu une histoire de la peinture et qu’on venait de l’enterrer. On l’aura compris, le cerveau de ces penseurs, dont les fusibles avaient sauté de ravissement quand Marcel Duchamp avait exposé son urinoir, s’était enrayé et n’avait jamais pu redémarrer.


Cette histoire de cerveaux qui se coincent aurait pu nous faire rigoler, si le virus n’avait été transmis aux décideurs politiques. Il y eut d’ailleurs à la même époque en France bien d’autres milieux touchés par la maladie, dont certains plus gravement encore, pour ne citer que la catastrophique méthode globale d’enseignement de la lecture, la confiscation de la création musicale par le maitre de l'IRCAM et son idéologie réactionnaire, les enregistrements "historiquement informés" de la musique ancienne dans les grincements des instruments d’époque, la mainmise de la psychanalyse sur la médecine et l’impact catastrophique de cette pseudo-science dans les traitements de l’autisme, par exemple…


Mais par chance, si la vérité ne triomphe jamais, ses adversaires finissent par mourir un jour, disait Max Planck, et la bonne nouvelle, au moins dans le domaine de la peinture, est que le bon sens serait revenu, depuis une dizaine d’années, et que les institutions en France auraient repris l’enseignement de la technique de la peinture et du métier de peintre. On se demande avec quels professeurs, mais peut-être n’étaient-ils pas tous morts, certains ont sans doute résisté dans la clandestinité.


Thomas Lévy-Lasne, qui est un de ces résistants, clame sur tous les réseaux que la peinture est renée en France. Il a appris à peindre dans les livres et sous les quolibets, pendant plus de 20 ans, et à force de persévérance, d’enthousiasme, d’éloquence et d’entregent, il n’est plus aujourd’hui clandestin et vit de sa peinture, dit-il.


En 2021 il organisait à Perpignan l’exposition "Les apparences", un succès local, de 50 peintres contemporains essentiellement figuratifs (ou réalistes) et jeunes (sauf Gilles Aillaud mort en 2005).

À la même époque il commençait à enregistrer des entretiens d’une heure en vidéo avec ces peintres vivants, qui parlent de leur métier et de leurs œuvres. On les trouve sur la chaine Youtube Les apparences, avec la vidéo d’une visite de l'exposition personnelle de Lévy-Lasne à la galerie "Les filles du calvaire" en 2020, commentée par le peintre, masqué et passionné.

On trouve ses projets et ses peintures sur son site personnel, sur internet, où il existe également des conférences et entretiens dont un récent de 54 minutes plein de verve et des plus réjouissants (on notera dans toutes ces vidéos que ses convictions et sa faconde font paraitre ses vis-à-vis un peu insignifiants).  


Alors, où voir cette renaissance de la peinture française ?


Dans une impressionnante exposition organisée par Lévy-Lasne, "Le jour des peintres", dans la nef du musée d’Orsay le 19 septembre 2024 uniquement, de 14h à 21h30, où seront présents 80 peintres de ce renouveau et 80 tableaux.

On y verra que la jeune peinture a peut-être encore à apprendre, puisqu’elle renait de rien, et qu’il ne nait pas un Rembrandt toutes les semaines, mais pour avoir une chance de le découvrir il faudra y aller. Peut-être s’appellera-t-il (ou elle), Cyril Duret, Miranda Webster, Guillaume Bresson, Henni Alftan, Bilal Hamdad ou Thomas Lévy-Lasne. 


Et puis Lévy-Lasne fait une exposition personnelle, "La fin du banal" au Centre d’art Les églises, à Chelles, en Seine-et-Marne, du 14 septembre au 17 novembre 2024. 

Ses peintures sont de plus en plus ironiques, voire cyniques, et minutieuses. Comme l’homme est volubile à l'écran, il l’est devant un chevalet, et comme il ne connait que le réel, il le montre exactement. Comme l'écrit Rosset dans Le démon de la tautologie, dit-il en entretien, "le meilleur moyen de raconter le monde c'est de dire que A égal A".


Il faut dire que Lévy-Lasne cite souvent Spinoza, et Clément Rosset qu’il a connu. Et quelqu’un qui a lu tout Rosset - trois fois dit-il - ne peut être que digne d’intérêt.


vendredi 2 août 2024

Restauration au Louvre (addendum)

"Au Louvre, oui oui, vous avez un café, en bas, sous la pyramide, vous pouvez boire un verre sans être obligé de visiter, si si, c'est très bien fait."

JM. Gourio - Nouvelles brèves de comptoir



C’était en juillet dernier. Passant par Paris un soir, parmi les fusées, les flammes, les cris et les pétarades, vous vous réjouissiez du retour des trois glorieuses, de la fin du petit monarque et de ses abus de pouvoir. Hélas ça n’était que l’annonce des jeux du cirque. Chaleur, bière, chauvinisme, la France allait cesser de penser, et la planète également, pour quelques semaines.

Profitons donc de cette léthargie pour dire vite fait du mal des grandes illusions humaines : aujourd’hui, la Liberté. 


Si Ce Glob avait encore un lectorat, celui-ci aurait remarqué que notre chronique de juillet sur les incessantes restaurations du Louvre avait omis, dans sa revue des tableaux rénovés, le monumental pensum de Delacroix, "Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple ou La barricade", 10 mètres carrés avec cadre. Il sort en effet du pressing et a rejoint, depuis le printemps, les grandes toiles lugubres de l’histoire de France dans la galerie du romantisme, salle 700 de l’aile Denon.


L’opération a été décrite par le musée dans un communiqué de presse (PDF de 311ko) d’un lyrisme approprié aux grands mots creux de la République.

Il nous raconte que c’est le tableau le plus célèbre du musée après la Joconde, qu’on y retrouve la palette tenue et subtile de Delacroix (il parle même de son génie chromatique, jugez-en sur l’illustration ci-dessous !), que c’est à la fois une peinture d’histoire et une allégorie, agrémentée de scènes de genre, de portraits, de natures mortes (les cadavres ?) et d’un paysage urbain (il oublie le nu), que le résultat est magistral d’équilibre et de maîtrise, et que les bizarres taches de jaune d’or éparpillées sur la robe évoquent le caractère allégorique, quasi divin, de la Liberté.

On ne saurait exprimer plus d’enthousiasme sans paraitre légèrement insincère.



Si vous acceptez le conseil d’un vieux blog déserté, restez-en aux louanges du communiqué de presse, et passez plutôt voir la peinture hollandaise ou française du 17ème siècle. 

Si malgré tout vous tenez à vérifier sur place la palette subtile du génie chromatique, vous reconnaitrez aisément le tableau dans la longue galerie de l’aile Denon, sous son immense verrière à 12 mètres d’altitude, il se distingue essentiellement des autres tartines bitumées, chaotiques et sinistres de l'époque, par son drapeau bleu blanc rouge ; vous ne pouvez pas le rater, "contrairement à l’auteur" aurait persifflé Tristan Bernard*. 


Vous vous exclamerez alors (intérieurement) "Y a-t-il une différence ? Est-il vraiment restauré ?" En effet, et c’est un cas rare parmi les tableaux rénovés : ici, avant ou après, les deux sont aussi moches. L’effet de pouding indigeste demeure**. On sait que les tableaux de Delacroix, peints à la hussarde, devenaient des "bouillies brunes" de son vivant même, témoignait Jacques-Émile Blanche. Et l’aspect crayeux des blancs et des gris donne maintenant à la scène un petit côté inauthentique (d’accord, c’est une remarque inspirée par la mauvaise foi, cependant, alors qu'on pomponne l'effigie de la Liberté, on renforce furtivement un système de surveillance et de répression qui emprisonne petit à petit le peu qu'il reste de ce qu'elle est censée glorifier).


Pourquoi les peintres qui illustrent des évènements historiques, même inspirés par des intentions humanitaires et spontanément - sans commande de l’État*** - en font-ils systématiquement une bouillie grandiloquente et immangeable, gavée de poncifs ?

Gonflement du liquide dans les tissus, hydrocéphalie, macrocéphalie, agueusie peut-être ? Cela reste un mystère que les sciences de la santé, vu les moyens financiers qu’elles drainent aujourd’hui, décrypteront assurément un jour prochain.


***

* On connait le mot de Tristan Bernard, presque trop beau pour être vrai, qui aurait répliqué à un ami arrivant en retard au théâtre et regrettant d’avoir raté le premier acte : "Rassurez-vous, l’auteur également".


** Une mystérieuse source non officielle au Louvre a mis en ligne une photo en haute définition (31Mo, 80Mpixels) dont le contraste et les couleurs semblent très accentuées comparées à la photo officielle du musée (notre illustration). À vérifier sur place par qui en aura le courage.


*** Delacroix ne s’est pas lancé dans une opération de 4 ou 5 mois sur 8,5 mètres carrés sans penser le vendre à l’État, qui l’achetait effectivement l’année suivante pour une somme décevante, 3000F (≈ 10 000€ actuels) quand Delacroix en espérait 10 000F (le catalogue des collections du Louvre retrace en détail l’histoire mouvementée de cette Liberté). 

samedi 15 juin 2024

Ce monde est disparu (13)

Précaution : si les mystères du vieux pont de Londres vous attirent, prévoyez un peu de temps, les liens de cette chronique sont copieux. Le mot mystère est là pour vous aguicher.



Cette vision funèbre du vieux pont de Londres (Old London Bridge) - la moitié sud du pont - a disparu le 7 décembre 2023 chez Christie’s contre une enchère équivalant à 297 000$, plus de 3 fois l’estimation. 
Dans la description du tableau, Christie’s a recyclé en partie une longue étude faite à l’occasion de la vente le 4 juillet 2019 d’une autre vue du même pont par le même peintre, Claude de Jongh. La vue panoramique de plus d’un mètre avait doublé les estimations : 1,39 million de dollars.

On avait alors appris de l’histoire longue et mouvementée de ce premier pont de pierre sur la Tamise, seul à Londres pendant plus de 5 siècles, de 1209 à 1750, qu’il était large de 8 mètres et long de 282 mètres, qu’il comprenait 19 arches dont les voutes étaient en arcs brisées ou en lancettes de hauteur et de largeur irrégulières, qu’il avait supporté jusqu’à 200 immeubles, parfois de 7 étages, et nombre d’incendies, avant sa démolition en 1831.

L’artiste, Claude de Jongh, actif entre 1620 et 1650 à Haarlem et Utrecht aux Pays-Bas - ne pas confondre avec son collègue presque contemporain de Rotterdam, Ludolf de Jongh - était peintre surtout de paysages, si on se fie au peu qui reste sur sa vie et son œuvre.
Il subsiste néanmoins une bonne part de ce qui a été son grand succès, et même sa petite industrie, la série des représentations panoramiques du vieux pont de Londres.

Il en a d’abord fait un grand dessin au trait de 99 centimètres, les ombres y sont à peine indiquées, daté du 18 avril 1627, aujourd’hui à la bibliothèque Guildhall à Londres, visible uniquement sur rendez-vous. De nombreuses huiles sur panneau reproduiront par la suite ce dessin originel avec peu de variations.

Les versions actuellement documentées du pont de Londres par Claude de Jongh :
▶︎ 1630, aujourd’hui au Kenwood English Heritage, huile sur panneau de 168cm, signature et date non vérifiables sur les trop petites reproductions (voir une importante mise à jour en bas de page), mais un excellent site animé autour de ce tableau, très documenté sur l’histoire du pont et du tableau, en montre de beaux détails dans son défilement.
▶︎ 1632, aujourd’hui au Yale center for British art de New Haven aux États-Unis, huile sur panneau de 109cm, signature et date en bas à droite sur une planche flottante.
▶︎ 1636, localisation inconnue (vente Christie’s 07.12.2023, notre illustration), huile sur panneau de 56cm, peut-être la moitié droite d’un panorama complet, signature et date en bas à droite sur un pilier de bois.
▶︎ 1645 (?), petite variation fantaisiste pour les bourses plus modestes, aujourd’hui au Musée royal de Cornouailles, huile sur panneau de 64cm, signature et date peut-être en bas à gauche.
▶︎ 1650, aujourd’hui au Victoria & Albert museum à Londres, non exposé, huile sur panneau de chêne de 126cm, signature et date en bas à gauche entre le quai et la surface de l’eau (image téléchargeable).
▶︎ 1650, localisation inconnue (vente Christie’s 04.07.2019), huile sur panneau de 102cm, signature et date en bas à gauche sur le mur.

Où était le peintre ? 

Pour la réalisation du dessin originel, on doit pouvoir identifier avec un peu de persévérance l’emplacement du dessinateur, sur la rive nord de la Tamise, ici peut-être. Le vieux pont était situé quelques dizaines de mètres à l'est de l'actuel London bridge, à l'église Saint Magnus-the-Martyr. 3 ponts sont depuis venus s'intercaler.
Quant aux panneaux à l’huile, il les a sans doute tous réalisés de retour en Hollande, à l’aide de son propre dessin (les dimensions coïncident assez bien) ; l’étude de Christie’s remarque que l’aspect et la couleur des nuages sur l’ensemble des tableaux évoquent sans hésitation les ciels mis la mode par l’école des peintres de Haarlem aux Pays-Bas, où De Jongh a vécu quelque temps.

L’étude souligne également l’inconstante fidélité du peintre à la réalité. Négociant ses tableaux avec des amateurs des Pays-Bas, De Jongh n’avait pas besoin de respecter très précisément la topographie et l’architecture londoniennes. Il pouvait se permettre de faire du pont un paysage exotique, fantastique, presque imaginaire. Ainsi, il a représenté sur le panorama de 1650 (Christie’s), à gauche au nord du pont, un groupe de maisons qui n’existait plus depuis le grand incendie de 1633 (ce qui empêcha l’incendie suivant en 1666 de se propager par le pont).

L’auteur attribue aussi à la liberté d'interprétation du peintre l'aspect des voutes des arches, et affirme qu’elles étaient en réalité des arcs brisés ou en lancette, et de hauteur et largeur variées, alors que De Jongh les a toujours représentées arrondies en anses de panier et de dimensions régulières. 
En fait, si on fait confiance aux collègues peintres et illustrateurs du pont médiéval au long des siècles, la remarque est discutable.

▶︎ Le célèbre panorama de Londres par Claes Visscher en 1616 (vue de la porte sud) aligne des arches régulières et arrondies comme celles de De Jongh. 
On notera pour l’anecdote, sur la terrasse de l’arc d’entrée des passants sur le pont (Southwark Gate), un charmant détail : disproportionnées par le dessinateur au bout de longues piques, les têtes des suppliciés récalcitrants aux volontés royales, parmi lesquelles furent exposées un moment celles de William Wallace et de Thomas More. En scrutant bien, on retrouvera ces têtes d’épingle sur tous les panoramas de De Jongh, à droite, au sommet de l’immeuble de la 4ème arche.

▶︎ Un peu plus tard, en 1677, Abraham Hondius dessinait les arches comme celles de De Jongh, sur une Tamise transformée en glacier.

▶︎ Quand Canaletto dessina le pont (image téléchargeable ici), entre 1746 et 1758 (date de la démolition des immeubles), poutres et étais soutenaient son grand âge et masquaient en partie les arches, mais celles qui restaient visibles, bien que de dimensions irrégulières, étaient arrondies en anses de panier, voire en berceau. Cependant on sait que Canaletto chamboulait à discrétion la topographie des villes, même dans ses vues les plus connues de Venise. 
Ici par exemple il éclaire la scène avec un soleil nettement à gauche c’est à dire très au nord - voir l’ombre de la tour grise, le château d’eau, sur les premières maisons du pont - situation impossible, même au soir du solstice d’été ! On notera que De Jongh s’est également laissé aller à placer l’origine de la lumière du soleil au nord sur 2 tableaux parmi 5 (1630 et 1650 Christie’s). Sur les autres, les façades de la rive sud sont à l’ombre, naturellement, et celles de la rive nord éclairées.

▶︎ Par contre, sur une aquarelle de 1794 et une feuille de dessins de 1824, William Turner est affirmatif : les dimensions des arches sont variées et les voutes sont des arc brisés, comme dans cette gravure de Goodall d’après Turner en 1827, peu avant la destruction du pont (seule la grande arche au centre, construite tardivement pour remplacer le pont-levis, est en berceau). 
La tendance actuelle des illustrations historiquement informées est de montrer les arcs brisés et inégaux, comme Turner.

Qui croire ?

On en conclura surtout de n'accorder qu’une confiance très relative aux illustrateurs qui paraissent réalistes, et on leur en voudra de nous faire perdre notre temps pour de telles fariboles.



Mise à jour le 16.06.2024 : une splendide reproduction de 8000 pixels et presque 2 fois les dimensions réelles du panorama de 1630, découverte juste après publication de la chronique, ne donne pas plus d'informations sur l'emplacement de la signature et la date. Peut-être le vague tracé blanc situé à 3 ou 4 centimètres du coin en bas à gauche.

vendredi 4 août 2023

Ce monde est disparu (6)

Profitons des torpeurs estivales et de l’effritement du lectorat (s’il en reste) pour nous goinfrer encore une fois de la peinture pompeuse et si délicate de monsieur Gérôme.

Les divers états du chrétien de l'antiquité selon Gérôme
(en haut en 1883, au centre et en bas en 1902) 
On soulèvera un point de doctrine sur les conditions d’apparition de la sainteté et de ses attributs. Gérôme prend une position tranchée : les chrétiens carbonisés ont droit à une auréole lumineuse mais les morceaux de chrétiens éparpillés sur le sol n’ont rien, pas même un nimbe. Sans doute a-t-il comme à son habitude scrupuleusement étudié la question dans les encycliques ou les actes des conciles.
Signalons un repentir du peintre : derrière les auréoles actuelles apparaissent, à peine effacées, des auréoles d’un diamètre au moins double, comme des cerceaux de houla-hop.


Au commencement, les chrétiens eurent beaucoup de mal à faire croire à leurs idées ineptes, et nombre d’entre eux, trop intègres, servirent de repas aux fauves des jeux du cirque de la Rome antique, crus ou cuits. C’est en tout cas ce qu’illustra Jean-Léon Gérôme à deux reprises dans sa carrière.

D’abord en 1883...
 
Admirateur de ses tableaux "d’histoire" et le pensant bien documenté, un millionnaire américain lui commandait en 1863 un tableau sur le thème du martyre des premiers chrétiens. Après 20 ans d’atermoiements Gérôme livrait la "Dernière prière des martyrs chrétiens" et écrivait au commanditaire "Je considère ce tableau comme l'un de mes travaux les plus étudiés, celui pour lequel je me suis donné le plus de mal". En 1931 le fils du millionnaire léguera le tableau, avec tout son musée, à la ville de Baltimore.
 
Malgré des dimensions modestes pour le sujet, 1,50 mètre, cette superproduction (abondamment reproduite par Goupil, son éditeur d’art de beau-père) impressionnera longtemps, au cinéma, les péplums américains et italiens. On appréciera notamment la noblesse de la pose du lion en plastique, conscient du rôle qu’il est sur le point de jouer dans l’histoire de la civilisation, et la méthode progressive du préposé à l’allumage des chrétiens (en rouge), qui ménage ainsi différents degrés de cuisson. 
Hélas le tableau est disparu aux yeux du public, il est dans les réserves du musée de Baltimore qui ne l’expose pas.

Puis en 1902...

À la fin de sa vie Gérôme est une institution, académicien multiple, lourd d’honneurs et de médailles, mais il n’est plus seul sur le marché ; les écoles de ces peintres "qui ne savent pas dessiner" commencent à le remplacer dans le cœur du public, par leur usage débridé de la couleur et leurs thèmes quotidiens et populaires. Il fallait surenchérir dans le spectaculaire. En 1902 Gérôme signait la "Rentrée des félins", suite et fin sanguinaire du tableau de 1883. 

Dans l’amphithéâtre romain déserté par les spectateurs les fauves sont refoulés au fouet vers les coulisses. Au premier plan sont disséminés des morceaux ensanglantés de chrétiens, au pied de trois coreligionnaires crucifiés qui finissent de se consumer. 

Les tableaux de Gérôme ont généralement un aspect artificiel, comme des collages où les personnages ne s’intègrent pas bien dans le décor (qu’on se rappelle le pileur du "Marchand de couleurs"), mais ici tout le tableau sonne faux. Les dompteurs sont faits sur le même modèle et effectuent le même geste, comme des statuettes, les personnages sont méticuleusement répartis pour couvrir toute la surface de la toile, la distribution soigneusement régulière des couleurs des toges dans les gradins fait factice… Gérôme, à près de 80 ans, se parodie. Il a ruminé les vieilles recettes et les régurgite machinalement, sur une toile de 1,30 mètre. 

Ce tableau a souvent changé de propriétaire, en 1943, 1985, 1988, 1995, enfin 2009 chez Christie’s, contre 112 000$ d’aujourd’hui. En 2011 il était exposé quelques mois au musée d’Orsay à l’occasion de la rétrospective Gérôme, où il était dit appartenir à une collection privée. 

Sa dernière trace le situe en 2013 au musée Khanenko (prononcez Rhanenkiv) de Kiev, en Ukraine (d’après le catalogue raisonné de Gérôme par Ackerman sur Wikimedia, sous le numéro 469).
La consultation de la collection du musée sur internet ne fonctionnant pas, on ne peut pas vérifier si le tableau y était toujours, courant 2022, quand les bombes russes se mirent à tomber au hasard sur Kiev, et que les œuvres déplaçables du musée furent "mises à l’abri dans des réserves secrètes". 
Le tableau ne fait pas partie des 16 œuvres les plus fragiles du musée, notamment de très anciennes icônes orthodoxes, que le Louvre a sauvées en contribuant à leur sortie d’Ukraine, et expose aujourd’hui fièrement à Paris (quelle coïncidence, le Louvre vient juste de créer un département consacré à l’art de Byzance et des chrétientés d’orient).

Ainsi, la "Rentrée des félins" de Jean-Léon Gérôme se trouve vraisemblablement aujourd’hui empilée, ou même roulée, dans une cave humide et froide du musée de Kiev, ou à proximité, et peut-être en cours de changement de propriétaire, par la force cette fois. 

vendredi 22 mars 2019

Au nouveau musée de l’Homme




À la fin du 20ème siècle, il y a peu, l’Homme n’intéressait plus l’homme. Le musée du même nom, place du Trocadéro à Paris, déserté, couvert de poussière, partait en morceaux, pillé vers 2005 de tout son département d’ethnographie par le musée des Arts premiers, joujou de la nostalgie colonialiste d’un président de la République.

Il ne lui restait qu’à fermer, ce qu’il fit en 2009.

En octobre 2015 ouvrait un tout nouveau Musée de l’Homme, désormais réduit à la préhistoire et l’anthropologie.
Sur un mur, au-dessus de deux magnifiques spécimens d’extincteur, y sont gravées les trois questions existentielles que se pose fatalement chaque être humain, le plus souvent en fin de repas ou trônant dans les toilettes : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? 
L’établissement flambant neuf essaie d’y répondre.

Et on sent bien, à parcourir ses vitrines mises en scène avec tant de gout, qu’en changeant de millénaire l’espèce humaine a franchi un cap décisif.
Depuis les formes immémoriales de la Vénus préhistorique de Lespugue (illustration 1), les têtes ethniques artistement décapitées et symboliquement plantées sur d'étranges piques (ill.2), et les merveilles de la technologie réparatrice capable de remplacer quasiment à l’identique n’importe quel membre emporté par la griserie des grandes guerres (ill.3), le troisième millénaire se présente comme l’ère de la symbiose de la matière et de l’esprit par le moyen de la physique quantique (ill.4).
Et comme l’avait prophétisé dès 1932 le génie scientifique de Salvador Dalí, ce pain de deux livres superfluide antigravifique restera certainement définitivement le symbole de notre temps.

Un bien beau musée, en fin de compte !


samedi 13 août 2016

Un peu de réclame cocardière

Paris ne manque pas de lieux accueillants, comme ce quartier du quai d’Orsay et de l’Assemblée nationale, près des Invalides. Son architecture faite de lignes pures et austères pourrait certainement attirer le touriste. 
Or on lit partout qu’il boude la France, et on accuse le terrorisme. 
Pourtant, où pourrait-on se sentir plus en sécurité que dans ce quartier chargé d’histoire, farci de caméras de surveillance et sillonné par des bataillons de militaires et de policiers couverts d’armes ?

Une touche de couleur, tout devient tout de suite plus gai, et le touriste apparait.