samedi 15 juin 2024

Ce monde est disparu (13)

Précaution : si les mystères du vieux pont de Londres vous attirent, prévoyez un peu de temps, les liens de cette chronique sont copieux. Le mot mystère est là pour vous aguicher.



Cette vision funèbre du vieux pont de Londres (Old London Bridge) - la moitié sud du pont - a disparu le 7 décembre 2023 chez Christie’s contre une enchère équivalant à 297 000$, plus de 3 fois l’estimation. 
Dans la description du tableau, Christie’s a recyclé en partie une longue étude faite à l’occasion de la vente le 4 juillet 2019 d’une autre vue du même pont par le même peintre, Claude de Jongh. La vue panoramique de plus d’un mètre avait doublé les estimations : 1,39 million de dollars.

On avait alors appris de l’histoire longue et mouvementée de ce premier pont de pierre sur la Tamise, seul à Londres pendant plus de 5 siècles, de 1209 à 1750, qu’il était large de 8 mètres et long de 282 mètres, qu’il comprenait 19 arches dont les voutes étaient en arcs brisées ou en lancettes de hauteur et de largeur irrégulières, qu’il avait supporté jusqu’à 200 immeubles, parfois de 7 étages, et nombre d’incendies, avant sa démolition en 1831.

L’artiste, Claude de Jongh, actif entre 1620 et 1650 à Haarlem et Utrecht aux Pays-Bas - ne pas confondre avec son collègue presque contemporain de Rotterdam, Ludolf de Jongh - était peintre surtout de paysages, si on se fie au peu qui reste sur sa vie et son œuvre.
Il subsiste néanmoins une bonne part de ce qui a été son grand succès, et même sa petite industrie, la série des représentations panoramiques du vieux pont de Londres.

Il en a d’abord fait un grand dessin au trait de 99 centimètres, les ombres y sont à peine indiquées, daté du 18 avril 1627, aujourd’hui à la bibliothèque Guildhall à Londres, visible uniquement sur rendez-vous. De nombreuses huiles sur panneau reproduiront par la suite ce dessin originel avec peu de variations.

Les versions actuellement documentées du pont de Londres par Claude de Jongh :
▶︎ 1630, aujourd’hui au Kenwood English Heritage, huile sur panneau de 168cm, signature et date non vérifiables sur les trop petites reproductions (voir une importante mise à jour en bas de page), mais un excellent site animé autour de ce tableau, très documenté sur l’histoire du pont et du tableau, en montre de beaux détails dans son défilement.
▶︎ 1632, aujourd’hui au Yale center for British art de New Haven aux États-Unis, huile sur panneau de 109cm, signature et date en bas à droite sur une planche flottante.
▶︎ 1636, localisation inconnue (vente Christie’s 07.12.2023, notre illustration), huile sur panneau de 56cm, peut-être la moitié droite d’un panorama complet, signature et date en bas à droite sur un pilier de bois.
▶︎ 1645 (?), petite variation fantaisiste pour les bourses plus modestes, aujourd’hui au Musée royal de Cornouailles, huile sur panneau de 64cm, signature et date peut-être en bas à gauche.
▶︎ 1650, aujourd’hui au Victoria & Albert museum à Londres, non exposé, huile sur panneau de chêne de 126cm, signature et date en bas à gauche entre le quai et la surface de l’eau (image téléchargeable).
▶︎ 1650, localisation inconnue (vente Christie’s 04.07.2019), huile sur panneau de 102cm, signature et date en bas à gauche sur le mur.

Où était le peintre ? 

Pour la réalisation du dessin originel, on doit pouvoir identifier avec un peu de persévérance l’emplacement du dessinateur, sur la rive nord de la Tamise, ici peut-être. Le vieux pont était situé quelques dizaines de mètres à l'est de l'actuel London bridge, à l'église Saint Magnus-the-Martyr. 3 ponts sont depuis venus s'intercaler.
Quant aux panneaux à l’huile, il les a sans doute tous réalisés de retour en Hollande, à l’aide de son propre dessin (les dimensions coïncident assez bien) ; l’étude de Christie’s remarque que l’aspect et la couleur des nuages sur l’ensemble des tableaux évoquent sans hésitation les ciels mis la mode par l’école des peintres de Haarlem aux Pays-Bas, où De Jongh a vécu quelque temps.

L’étude souligne également l’inconstante fidélité du peintre à la réalité. Négociant ses tableaux avec des amateurs des Pays-Bas, De Jongh n’avait pas besoin de respecter très précisément la topographie et l’architecture londoniennes. Il pouvait se permettre de faire du pont un paysage exotique, fantastique, presque imaginaire. Ainsi, il a représenté sur le panorama de 1650 (Christie’s), à gauche au nord du pont, un groupe de maisons qui n’existait plus depuis le grand incendie de 1633 (ce qui empêcha l’incendie suivant en 1666 de se propager par le pont).

L’auteur attribue aussi à la liberté d'interprétation du peintre l'aspect des voutes des arches, et affirme qu’elles étaient en réalité des arcs brisés ou en lancette, et de hauteur et largeur variées, alors que De Jongh les a toujours représentées arrondies en anses de panier et de dimensions régulières. 
En fait, si on fait confiance aux collègues peintres et illustrateurs du pont médiéval au long des siècles, la remarque est discutable.

▶︎ Le célèbre panorama de Londres par Claes Visscher en 1616 (vue de la porte sud) aligne des arches régulières et arrondies comme celles de De Jongh. 
On notera pour l’anecdote, sur la terrasse de l’arc d’entrée des passants sur le pont (Southwark Gate), un charmant détail : disproportionnées par le dessinateur au bout de longues piques, les têtes des suppliciés récalcitrants aux volontés royales, parmi lesquelles furent exposées un moment celles de William Wallace et de Thomas More. En scrutant bien, on retrouvera ces têtes d’épingle sur tous les panoramas de De Jongh, à droite, au sommet de l’immeuble de la 4ème arche.

▶︎ Un peu plus tard, en 1677, Abraham Hondius dessinait les arches comme celles de De Jongh, sur une Tamise transformée en glacier.

▶︎ Quand Canaletto dessina le pont (image téléchargeable ici), entre 1746 et 1758 (date de la démolition des immeubles), poutres et étais soutenaient son grand âge et masquaient en partie les arches, mais celles qui restaient visibles, bien que de dimensions irrégulières, étaient arrondies en anses de panier, voire en berceau. Cependant on sait que Canaletto chamboulait à discrétion la topographie des villes, même dans ses vues les plus connues de Venise. 
Ici par exemple il éclaire la scène avec un soleil nettement à gauche c’est à dire très au nord - voir l’ombre de la tour grise, le château d’eau, sur les premières maisons du pont - situation impossible, même au soir du solstice d’été ! On notera que De Jongh s’est également laissé aller à placer l’origine de la lumière du soleil au nord sur 2 tableaux parmi 5 (1630 et 1650 Christie’s). Sur les autres, les façades de la rive sud sont à l’ombre, naturellement, et celles de la rive nord éclairées.

▶︎ Par contre, sur une aquarelle de 1794 et une feuille de dessins de 1824, William Turner est affirmatif : les dimensions des arches sont variées et les voutes sont des arc brisés, comme dans cette gravure de Goodall d’après Turner en 1827, peu avant la destruction du pont (seule la grande arche au centre, construite tardivement pour remplacer le pont-levis, est en berceau). 
La tendance actuelle des illustrations historiquement informées est de montrer les arcs brisés et inégaux, comme Turner.

Qui croire ?

On en conclura surtout de n'accorder qu’une confiance très relative aux illustrateurs qui paraissent réalistes, et on leur en voudra de nous faire perdre notre temps pour de telles fariboles.



Mise à jour le 16.06.2024 : une splendide reproduction de 8000 pixels et presque 2 fois les dimensions réelles du panorama de 1630, découverte juste après publication de la chronique, ne donne pas plus d'informations sur l'emplacement de la signature et la date. Peut-être le vague tracé blanc situé à 3 ou 4 centimètres du coin en bas à gauche.

2 commentaires :

GJG a dit…

Ces têtes d’épingle politiciennes ornant le plus vieux pont de Londres : quel grand artiste que ce Claes Janszoon Visscher !
On rêverait aujourd’hui, à chaque nouvelle élection de voir de pareilles décorations, de telles installations hyperréalistes et presque encore vivantes, zombiesque quoi, de chaque part du Pont-Neuf, à Paris (par exemple)…
Mais bon, j’arrête de faire le pont.

Costar a dit…

Les coutumes les plus raffinées disparaissent si vite ! Mais il n'est pas impossible que ces saines habitudes reviennent en Europe plus vite qu'on ne le pensait.