vendredi 4 août 2023

Ce monde est disparu (6)

Profitons des torpeurs estivales et de l’effritement du lectorat (s’il en reste) pour nous goinfrer encore une fois de la peinture pompeuse et si délicate de monsieur Gérôme.

Les divers états du chrétien de l'antiquité selon Gérôme
(en haut en 1883, au centre et en bas en 1902) 
On soulèvera un point de doctrine sur les conditions d’apparition de la sainteté et de ses attributs. Gérôme prend une position tranchée : les chrétiens carbonisés ont droit à une auréole lumineuse mais les morceaux de chrétiens éparpillés sur le sol n’ont rien, pas même un nimbe. Sans doute a-t-il comme à son habitude scrupuleusement étudié la question dans les encycliques ou les actes des conciles.
Signalons un repentir du peintre : derrière les auréoles actuelles apparaissent, à peine effacées, des auréoles d’un diamètre au moins double, comme des cerceaux de houla-hop.


Au commencement, les chrétiens eurent beaucoup de mal à faire croire à leurs idées ineptes, et nombre d’entre eux, trop intègres, servirent de repas aux fauves des jeux du cirque de la Rome antique, crus ou cuits. C’est en tout cas ce qu’illustra Jean-Léon Gérôme à deux reprises dans sa carrière.

D’abord en 1883...
 
Admirateur de ses tableaux "d’histoire" et le pensant bien documenté, un millionnaire américain lui commandait en 1863 un tableau sur le thème du martyre des premiers chrétiens. Après 20 ans d’atermoiements Gérôme livrait la "Dernière prière des martyrs chrétiens" et écrivait au commanditaire "Je considère ce tableau comme l'un de mes travaux les plus étudiés, celui pour lequel je me suis donné le plus de mal". En 1931 le fils du millionnaire léguera le tableau, avec tout son musée, à la ville de Baltimore.
 
Malgré des dimensions modestes pour le sujet, 1,50 mètre, cette superproduction (abondamment reproduite par Goupil, son éditeur d’art de beau-père) impressionnera longtemps, au cinéma, les péplums américains et italiens. On appréciera notamment la noblesse de la pose du lion en plastique, conscient du rôle qu’il est sur le point de jouer dans l’histoire de la civilisation, et la méthode progressive du préposé à l’allumage des chrétiens (en rouge), qui ménage ainsi différents degrés de cuisson. 
Hélas le tableau est disparu aux yeux du public, il est dans les réserves du musée de Baltimore qui ne l’expose pas.

Puis en 1902...

À la fin de sa vie Gérôme est une institution, académicien multiple, lourd d’honneurs et de médailles, mais il n’est plus seul sur le marché ; les écoles de ces peintres "qui ne savent pas dessiner" commencent à le remplacer dans le cœur du public, par leur usage débridé de la couleur et leurs thèmes quotidiens et populaires. Il fallait surenchérir dans le spectaculaire. En 1902 Gérôme signait la "Rentrée des félins", suite et fin sanguinaire du tableau de 1883. 

Dans l’amphithéâtre romain déserté par les spectateurs les fauves sont refoulés au fouet vers les coulisses. Au premier plan sont disséminés des morceaux ensanglantés de chrétiens, au pied de trois coreligionnaires crucifiés qui finissent de se consumer. 

Les tableaux de Gérôme ont généralement un aspect artificiel, comme des collages où les personnages ne s’intègrent pas bien dans le décor (qu’on se rappelle le pileur du "Marchand de couleurs"), mais ici tout le tableau sonne faux. Les dompteurs sont faits sur le même modèle et effectuent le même geste, comme des statuettes, les personnages sont méticuleusement répartis pour couvrir toute la surface de la toile, la distribution soigneusement régulière des couleurs des toges dans les gradins fait factice… Gérôme, à près de 80 ans, se parodie. Il a ruminé les vieilles recettes et les régurgite machinalement, sur une toile de 1,30 mètre. 

Ce tableau a souvent changé de propriétaire, en 1943, 1985, 1988, 1995, enfin 2009 chez Christie’s, contre 112 000$ d’aujourd’hui. En 2011 il était exposé quelques mois au musée d’Orsay à l’occasion de la rétrospective Gérôme, où il était dit appartenir à une collection privée. 

Sa dernière trace le situe en 2013 au musée Khanenko (prononcez Rhanenkiv) de Kiev, en Ukraine (d’après le catalogue raisonné de Gérôme par Ackerman sur Wikimedia, sous le numéro 469).
La consultation de la collection du musée sur internet ne fonctionnant pas, on ne peut pas vérifier si le tableau y était toujours, courant 2022, quand les bombes russes se mirent à tomber au hasard sur Kiev, et que les œuvres déplaçables du musée furent "mises à l’abri dans des réserves secrètes". 
Le tableau ne fait pas partie des 16 œuvres les plus fragiles du musée, notamment de très anciennes icônes orthodoxes, que le Louvre a sauvées en contribuant à leur sortie d’Ukraine, et expose aujourd’hui fièrement à Paris (quelle coïncidence, le Louvre vient juste de créer un département consacré à l’art de Byzance et des chrétientés d’orient).

Ainsi, la "Rentrée des félins" de Jean-Léon Gérôme se trouve vraisemblablement aujourd’hui empilée, ou même roulée, dans une cave humide et froide du musée de Kiev, ou à proximité, et peut-être en cours de changement de propriétaire, par la force cette fois. 

Aucun commentaire :