Améliorons les chefs-d’œuvre (27)
Le mystère des tableaux qui fondent
Dans le Dictionnaire de la peinture par les peintres, Pascal Bonafoux cite Cézanne à propos des tableaux de Delacroix qui se décomposaient déjà du vivant du peintre :Un jour, devant l’Entrée des croisés à Constantinople de Delacroix, Cézanne dit à Gasquet : "Nous ne la voyons plus. J’ai vu, moi qui vous parle, mourir, pâlir, s’en aller ce tableau. C’est à pleurer. De dix en dix ans, il s’en va… Il n’en restera, un jour, plus rien… Si vous aviez vu la mer verte, le ciel vert. Intenses […] Quand il l’exposa, on cria que le cheval, ce cheval était rose. C’était magnifique. Une rutilance. Mais ces sacrés romantiques, avec leur dédain, usaient d’atroces matières. Les droguistes les ont volés comme dans un bois."
Fin 2022, dans un hommage au grand Pierre Soulages, nous suggérions de surveiller ses lourds panneaux de goudron suspendus dans les grands musées, qui ne résisteront pas perpétuellement aux exigences de la gravité.
Or à peine éteint l’écho de son oraison funèbre par le président de la République et entamé le "dialogue du défunt avec les siècles", des tableaux du peintre exécutés vers 1960 se mettaient à couler dans les réserves des "Abattoirs, Musée – Frac Occitanie", le musée d’art moderne de Toulouse.
Que des matières qui ne devraient pas se liquéfier coulent miraculeusement, la chose est courante, parfois avec ponctualité, comme à Naples où le sang de saint Gennaro fond dans sa fiole trois fois par an pour des périodes suffisamment longues et précisément planifiées pour le bénéfice des commerçants de la ville et le prestige des autorités religieuses.
Dans le secteur de la peinture également, la question est connue depuis le début du 19ème siècle, avec la commercialisation des peintures en tube et le mélange dans les couleurs de produits chimiques instables, du zinc friable au bitume et au plomb qui ne sèche jamais. De nos jours, les tableaux des plus mauvais techniciens parmi les grands peintres du 19ème siècle, de Prud’Hon à Delacroix, bougent encore ; après 200 ans la couche picturale se déforme toujours, gonfle ou se contracte, se décolore, noircit...
Dans le cas de Soulages, plutôt qu’à un miracle surnaturel, on a probablement affaire à l’indélicatesse d’un fabricant, ou aux expérimentations téméraires du peintre qui, déjà très demandé, noircissait alors facilement ses deux à trois mètres carrés de toile par jour ; à ce débit-là on n’est plus très regardant sur la qualité des matériaux.
L’experte en Soulages chargée du diagnostic et de la restauration (voir cette vidéo CNRS de 7min.) note que le phénomène, l’huile qui s'écoule des empâtements, se produit sur des tableaux de Soulages présumés secs peints entre décembre 1959 et mars 1960, mais aussi sur les toiles d’autres peintres qui travaillaient alors également à Paris (Georges Mathieu, Willem de Kooning, Joan Mitchell…)
Et le phénomène constaté à Toulouse dans les réserves des Abattoirs se produit sans doute dans d’autres musées puisque certains peintres cités par la restauratrice ne sont pas représentés à Toulouse.
Il ne serait pas étonnant que le dérèglement climatique, qui s’accentue au-delà des prévisions, notamment la chaleur, ait commencé à dégrader les délicates conditions de conservation dans les musées.
Ainsi, entre la peinture romantique qui n’en finit plus de se décomposer, la peinture impressionniste qui pâlit et s’émiette au moindre courant d’air, et la peinture expressionniste abstraite qui se met à fondre, les règles de gestion des droits de reproduction des œuvres, au moins dans ce secteur, pourraient être simplifiées. À quoi bon poireauter 70 ans encore après la mort de l’auteur pour accueillir dans le domaine public des tableaux qui n'ont pas même attendu la fatale échéance pour s'abandonner au pire des délabrements ?
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