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mardi 10 juin 2025

La vie des cimetières (117)

Quelques champs de la bataille de Loos, cultivés, et un mur du mémorial. 


À l'automne 1915, dans les plaines du nord de Lens, autour de Loos-en-Gohelle, l'armée britannique vint soutenir l’armée française pour empêcher que les autochtones ne parlent dorénavant la langue de Friedrich Nietzsche et Richard Wagner, et éviter que cet idiome barbare et laborieux devienne l’espéranto mondial à la place de la langue de George 5 et Queen Mary, si simple, si universelle.

Comme toute armée évidemment, elle n’était aucunement préparée et les munitions manquèrent aussitôt. On testa alors un gaz toxique, mais un peu comme dans ce film si drôle des frères Lumière en 1895, l’arroseur arrosé, le vent renvoya les effluves mortels sur l’émetteur. Puis l’ennemi tira avec succès sur les bonbonnes de gaz encore pleines, qu’on n’avait hélas pas utilisées parce que les clés fournies par les services logistiques étaient les mauvaises. Enfin les masques à gaz, mal conçus, instantanément embués, se révélèrent inutilisables.
Résultat de la campagne, en quelques semaines, 60 000 soldats anglais étaient éparpillés dans les champs avec seulement la boue pour sépulture. Par chance ils étaient tous volontaires, mais c’étaient les derniers, car il fallut dès janvier 1916, par manque de candidats, inviter avec moins de courtoisie leurs remplaçants destinés aux insectes nécrophages des tranchées. (Cette histoire n’est pas une caricature par un pacifiste qui aurait reconnu là le modèle des méthodes actuelles de nos maitres pour gérer les conflits, mais la vérité historique, au moins celle de l’Encyclopédie Wikipedia en anglais).

Globalement l’affaire était un échec. Sur le terrain, quand on n’a pas le temps ou le moyen de récupérer les restes des soldats, on parle de "sépulture inconnue" et on construit dans les environs, une fois le calme revenu, un monument cénotaphe pour y inscrire la seule chose qui reste désormais identifiable, leur nom, qu’on trouve sur la liste des conscrits.

Ce sera fait 15 ans plus tard, à 9 ans seulement de la guerre suivante. Un architecte anglais édifiera un cimetière d’un demi-hectare au bord de la route de Lens à Béthune. 20 600 noms de disparus seront gravés sur les murs d’enceinte, classés par régiment et par ordre alphabétique, constituant le Mémorial de Loos. Les quelques restes suffisamment homogènes de soldats conservés jusqu'alors, pas toujours identifiés, étaient répartis dans 1800 tombes "individuelles" alignées dans l'enceinte, constituant le cimetière britannique de Dud corner. 
Le "General The Rt Hon Sir Cecil Frederick Nevil Macready, Bt, GCMG, KCB", administrateur des troupes anglaises en France en 1915 (Adjutant-General) et pour cela hautement récompensé, inaugurera le mémorial le 4 aout 1930. 
Au même moment, sans rapport avec la cérémonie, se réunissaient à Oxford les participants au 22ème congrès mondial d'espéranto.


Le major-general Richard Hilton, officier britannique d'observation avancée, écrira plus tard :
"On a beaucoup écrit sur la bataille de Loos. La véritable tragédie de cette bataille résidait dans sa quasi victoire".
Aucun des participants ne le contredira.



dimanche 11 mai 2025

Célébrons un bicentenaire (1 de 2)


La National Gallery de Londres, le plus important musée de peintures d’Angleterre, commémore ses 200 ans d’existence, NG200. Sur l’accueil de son site, elle diffuse un slogan percutant : "rassembler les gens et les peintures" (d’accord, ça n’est que la bête définition du rôle d’un musée de peintures). Elle y met en avant la gratuité de la visite de ses collections, et en profite pour solliciter des dons. Enfin le slogan est accompagné de quelques animations banales ; hier, c’était le défilement de détails d’une nature morte aux fleurs de Ruysch.


Mais c’est à partir d'autres sources, curieusement, qu’on apprend que le musée a rouvert, depuis hier 10 mai, une aile fermée depuis deux ans où se situe désormais l'entrée de la National Gallery, qu’il a totalement réorganisé le parcours de visite et les conditions de présentation et d'éclairage d’un millier de tableaux, qu’il a choisi au hasard un de ses adhérents qui a dormi parmi les chef-d’œuvres le 9 mai au soir, a été réveillé par le petit déjeuner d’un chef étoilé, a ensuite déambulé dans un musée à l'accrochage inédit et vide de visiteurs (qui attendaient dehors l’ouverture de l'évènement, à 10h), et en a profité pour découvrir en exclusivité le fameux panneau d’un peintre inconnu acquis récemment contre 20 millions de dollars (ce dernier n’était pas vraiment un mystère, le tableau est reproduit un peu partout, mais son iconographie est réellement déconcertante et Ce Glob en publiera prochainement une version en haute définition, téléchargeable of course).


Sur internet le musée est resté discret, sinon muet, sur tout cela. Il existe bien une page, qu'on ne trouve qu'en connaissant son adresse précise, où il survole le programme des évènements de cette année anniversaire, mais vous n'y verrez que les flagorneries et les complaisances habituelles du marketing le moins subtil : "le musée est à vous... c'est vous qui avez l'imagination et le talent... 1000 tableaux rien que pour vous..."    


En attendant d’aller admirer sur place les merveilles de Van Eyck, Mabuse, Léonard et les autres dans ces nouvelles conditions, notamment de lumière, fêtons ici ces furtives festivités avec une reproduction de 2.3 fois les dimensions originales (36 x 46cm) de cette nature morte de Ruysch, distinguée sur la page d'accueil du musée (et téléchargeable ici-même, puisque la National Gallery l’interdit).


Rachel Ruysch était une des peintres de fleurs (et un peu de fruits) les plus célèbres de son temps, achetée autant que Rembrandt l’avait été dans ses années prospères, et à des tarifs comparables. Le Rijksmuseum d'Amsterdam en conserve 4.

À Londres, avec 3 tableaux exposés, elle est la reine de la salle 28 de la National Gallery consacrée aux natures mortes flamandes et hollandaises. Ce bouquet de 1716 en illustration, silencieusement explosif, est un de ses plus beaux.


Les natures mortes de fleurs, très prisées dans le nord de l’Europe aux 17ème et 18ème siècles, jugées artificielles et passées de mode aujourd'hui, gardent cependant un peu de la sympathie du grand public, qui reste confondu devant la minutie de la réalisation et la générosité des couleurs. 

Bientôt, quand la plupart des espèces de fleurs de la planète auront disparu après l’extinction des insectes et oiseaux pollinisateurs, ces tableaux que les anglais et les hollandais appellent "vies immobiles ou tranquilles" justifieront leur nom français de "natures mortes" et seront certainement de nouveau appréciés et reconnus à l'égal des tableaux des peintres de ruines.


dimanche 14 juillet 2024

Le Louvre restaure à tour de bras

Hans Holbein, portrait d'Anne de Clèves en 1539, 48 x 65cm, détrempe sur vélin, restauré au Louvre en 2024. 

Alors qu’au printemps dernier il communiquait fort sur le délicat décrassage qu’il venait de réaliser du seul tableau de Van Eyck en France, le Louvre oubliait d’annoncer, ou alors trop discrètement, qu’il venait aussi de débarbouiller un tableau de mêmes dimensions, moins prestigieux mais pour certains aussi beau, et peut-être plus fragile encore parce que peint à l'eau sur vélin, le portrait d’Anne de Clèves par Hans Holbein. 
On l’a su d’un site suisse qui l’avait appris d’un site belge. L’information est pourtant véridique ; le Louvre a mis sa base de données à jour, en y ajoutant sans autre explication trois reproductions très moyennes du résultat. Une photo de meilleure résolution, qu’il a fallu adoucir pour se rapprocher de celles du Louvre (notre illustration), circule sur Wikipedia (30Mo, 78Mpix, long chargement).


À sa vue on s’exclame "Ah, ils ont enfin mis une ampoule au plafond et changé le papier peint. Le bleu, c’est moins triste". Car depuis 250 ans probablement quand le tableau entrait dans la collection de Louis 14, tout le monde l'a vu ambre et verdâtre, comme on le trouve reproduit sur les photos de 2017 de la base de données du Louvre (à la suite des nouveaux clichés). Seuls les heureux élus qui avaient pu voir le même modèle peint par Holbein sur une miniature de 5 centimètres, à l’aquarelle, sur vélin également, au Victoria & Albert museum de Londres mais non exposée, pouvaient se douter de ce bleu. 


Pour l’anecdote, répétons succinctement après tant d’historiens le contexte de réalisation du tableau.

En 1539, Le roi d’Angleterre, Henri 8, qui avait perdu sa troisième épouse Jeanne Seymour en 1536, en quête d’une quatrième et conseillé par Cromwell, demandait à Holbein, portraitiste fidèle de la grande bourgeoisie anglaise et qui avait fait le portrait de Jeanne, de lui rapporter du duché de Kleve le portrait d’Anne de Clèves et de sa jeune sœur Amélie.

Quelques mois plus tard Holbein revenait des bords du Rhin avec les deux portraits (celui d’Amélie a disparu). Henri choisissait Anne. Elle arrivait en Angleterre fin 1539, et le roi fut très déçu. Anne le fut tout autant. Le mariage se fit tout de même mais était annulé après 6 mois, en juillet 1540, pour absence de consommation. Hans termina tout de même le portrait d’Henri, pendant officiel du portrait d’Anne, mais à l'huile et aux dimensions réelles du modèle. 

Nonobstant ce fiasco, Anne et Henri demeurèrent bons amis, et Hans était toujours peintre du roi quand il mourut en 1543, vers 46 ans, lors d'une des innombrables épidémies de peste de Londres.  


En novembre, quand vous retournerez à Paris pour tenter de déguster le Van Eyck nouveau (après avoir vérifié s’il est exposé, peut-être en salle 600), n’oubliez pas de monter un étage et de franchir les 250 mètres qui vous sépareront de la salle 809, pour passer voir la nouvelle Anne. Vous la reconnaitrez de loin, à son fond bleu.


dimanche 9 août 2020

Un quatrième socle à la crème

Le lecteur (*) qui ne sait pas ce qu’est le quatrième socle se reportera à cette courte présentation de 2014 en lien.

Ainsi, selon une régularité très imprécise mise en place depuis 2005, une sculpture, « THE END », de Heather Phillipson, vient d’être inaugurée (en 26 secondes) sur le 4ème socle de la place Trafalgar au cœur de Londres, en remplacement de celle de Michael Rakowitz, « The invisible enemy should not exist », qui y était restée 2 ans.

La créatrice de THE END (La Fin) avoue des convictions écologistes, féministes, antiracistes et végétariennes, et précise que sa sculpture, sous la cerise et la crème glacée, est imbibée d’intentions politiques dénonçant l'orgueil et l'effondrement imminent de la civilisation.


Les intentions sont honorables, mais la signification ne transparait pas clairement. Peut-être dans la présence de l’énorme mouche, commune dans toute « vanité », ou du drone dont les hélices tournent mollement. 
La population londonienne est, de loin, la plus espionnée d’Europe (avec 628 000 caméras - comme dans les plus grandes villes de Chine). La caméra du drone est fonctionnelle et surveille en permanence quelques sans-abris, des pigeons et des toiles d’araignée.
 
Comme le dit au New York Times une passante, informée des motivations politiques pessimistes de l’artiste, « personne n’y pensera, les passants auront juste envie d’une crème glacée ». 
 
***
(*) Le lect·placeici·le·genre·qui·convient qui ne se reconnaitrait pas dans l’expression « le lecteur », neutre par convention, peut s’il éprouve le besoin de marquer une différence entre les genres quand cela n’est pas nécessaire, imaginer une nouvelle convention grammaticale.
Il notera néanmoins qu’il y a bien plus de deux genres (féminin, masculin, intersexe, transsexuel, transgenre…),
qu’en la matière seules les solutions simples et commodes à l'oral et à l'écrit auront des chances de survivre dans la langue, et que c’est hélas une illusion de penser que la grammaire, qui n’en est qu’une conséquence, pourrait abolir ou même affaiblir la domination d’un genre ou d’une espèce.

jeudi 23 janvier 2020

Deux garçons avec une vessie



« Deux garçons se disputant un ballon (en vessie de porc) », reproduit ci-dessus, était le numéro 15 d’un ensemble de 108 chefs-d’œuvre du peintre Joseph Wright, de Derby (au nord de Birmingham dans les Midlands anglaises), exposés en 1990 à l’occasion d’une mémorable rétrospective à la Tate gallery de Londres, puis au Grand palais de Paris, et au Metropolitan museum de New York.
D’autres scènes d’enfants avec un ballon éclairées à la bougie, peintes par Wright vers 1769, étaient alors connues, dit le catalogue de l’exposition, mais aucune n’avait la singulière étrangeté de ce numéro 15.

Nombre d’amateurs d’art découvrirent alors Wright of Derby, à peine connu hors d’Angleterre. Sa touche onctueuse, ses paysages nocturnes, ses clairs-obscurs spectaculaires, l’originalité de son inspiration scientifique, les émerveillèrent.

Près de 30 ans plus tard, dans une ferme des Midlands, les propriétaires d’un tableau acheté par leurs ancêtres, qui figure deux enfants dont l'un gonfle un ballon, éclairés par une bougie, décidaient de le faire nettoyer. Le restaurateur, curieux, demandait l’expertise d’une galerie londonienne qui l’achetait illico pour le revendre en mars 2019 à la grande foire d’art européen de Maastricht, attribué sans surprise à Joseph Wright of Derby.

On ne sait pas le montant versé aux propriétaires des Midlands, mais on connait parfaitement la somme faramineuse que déboursera le candidat acquéreur, le musée Getty de Los Angeles, si la vente hors d'Angleterre est autorisée, car le tableau, dorénavant qualifié de trésor national, a fait l’objet d’une interdiction temporaire d’exportation, le temps que les institutions britanniques tentent de réunir 4 millions de livres sterling (5,2 M$), taxes comprises, nécessaires à la préemption.

En octobre 2019 la ministre anglaise des Arts publiait un appel pour trouver un acheteur au Royaume-uni et ainsi garder le tableau dans le pays où il a été peint (et cependant oublié).
Le musée Joseph Wright, à Derby, qui héberge déjà une trentaine de tableaux du peintre, parmi les plus beaux, a regretté que le musée n’ait plus, comme la plupart des musées anglais aujourd'hui, les moyens de tels achats, mais s'est réjoui que l’acheteur soit un musée américain qui promet d’exposer le tableau en public (le musée Getty possède déjà deux tableaux de Wright et n’en expose actuellement qu’un).
  
Le 16 janvier 2020, le délai légal écoulé, l’autorisation d’exportation était délivrée pour le tableau, reproduit ci-dessous, mesurant 73 centimètres par 93, peint vers 1769 par Joseph Wright of Derby, peintre anglais, et intitulé «  Two boys with a bladder (deux garçons avec une vessie) ».

Mise à jour 25.07.2024 : Reproduction en très haute qualité (10 000 pixels) fournie par le musée Getty.



mercredi 26 juin 2019

Vraies infos sur un faux faux

Dans le commerce de l’art, comme plus généralement dans l'économie, tout repose sur la confiance. Confiance est un synonyme optimiste de crédulité. C’est pourquoi nombre de faux passent aisément pour authentiques, ou inversement.

À l’occasion d’un vide-grenier, M. Philip Stapleton achetait il y a peu, contre 230 livres sterling (260 euros), une peinture à l’huile sur panneau signée Picasso, au recto et au verso, qu’il pensa, au prix, être la copie d’une Baigneuse assise, peinte vers 1930 et conservée au Museum of modern art de New York.

Il s’adressa, pour la revendre, à une petite salle des ventes balnéaire, au bord de la Manche, Brighton and Hove Auctions, dont l’experte, Mme Rosie May, se persuada que c’était une authentique étude de la main de Picasso pour le tableau de New York.
Elle le déduisait de deux mentions manuscrites au verso, dont une dédicace à Roland Penrose, ami anglais du peintre.

Picasso, heureux homme qui compte de plus en plus d’amis, notamment depuis le 8 avril 1973, est, depuis très longtemps sur le marché, le plus convoité des peintres qu’on dit modernes. Ses tableaux les plus disputés ont maintes fois dépassé les 100 millions d’euros.
 
À gauche le Picasso du MoMA de New York, à droite celui de la vente chez Brighton and Hove Auctions

Ainsi durant plus d’un mois, dans l’attente de la vente programmée le 7 juin, il était inévitable que la chronique enregistrât quelques péripéties saugrenues.

La première fut une déclaration du faussaire David Henty. Interrogé par The Telegraph, qui avait fait une enquête en 2014 sur ses ventes de faux tableaux sur eBay (site de ventes aux enchères en ligne), il répondait en riant que le tableau lui semblait familier et qu’il l’avait peint et offert à un ami vers 2016.
Henty, emprisonné dans les années 1990 pour de faux passeports, peint aujourd’hui des copies de peintres faciles à imiter, dit-il, Picasso, Modigliani, Van Gogh, Lowry, qu’il signe dorénavant de son vrai nom et vend en galerie trois fois plus cher que sur eBay.

Mme May rétorqua que M. Henty était un faussaire, inévitablement malhonnête et menteur, et que des offres d’achat dignes d’intérêt lui parvenaient déjà de l’étranger.

La seconde péripétie survint deux jours avant la vente. Un certain M. Francis Kiss affirmait être le véritable propriétaire du tableau. Acheté chez un antiquaire de la région contre 150 livres, en 2006, photographie et reçu à l’appui, il aurait ensuite été vendu accidentellement aux puces (Ford Market) suite à une incompréhension entre amis !
M. Stapleton y voyait une preuve de l’imposture du faussaire Henty et ainsi une garantie d'authenticité.

Les amateurs passionnés, tenus en haleine, n’attendaient plus que la découverte d’un cadavre, transpercé de couteaux à peindre.
La maison Brighton and Hove Auctions attendait 10 à 50 000 livres de ces enchères, mais toutes ces tribulations sorties d’un roman d’Agatha Christie refroidirent la confiance des enchérisseurs.

Et depuis le 7 juin, le nouveau possesseur du tableau se perd en insomnies sur d'insolubles supputations. Demander à la famille Picasso de l’authentifier serait très long, extrêmement risqué et pas vraiment probant (elle est à la fois juge et partie). Faire analyser les pigments par un laboratoire spécialisé couterait des milliers de livres, peut-être même plus que les 8 000 livres de son enchère victorieuse.

Finalement, doit-il penser avant de s’endormir, tant que le prix du tableau n’a pas réellement décollé, l'incertitude ne peut lui être que bénéfique. On finira bien par hameçonner un parieur prêt à engager une fortune sur un coup de dé, comme l'acheteur hasardeux du récent Caravage de Toulouse, ou l'impayable milliardaire du « Salvator Mundi » qui, authentique ou non, aura au moins trouvé une place royale dans le Livre Guinness des records.

vendredi 5 octobre 2018

La collection de la reine


Lorenzo Costa, Portrait de femme au petit chien, c.1500 (détail), exposé au château de Windsor.

On dit que la reine s’ennuie, dans son palais de Buckingham, depuis 65 ans, et qu’elle passe ses jours à éteindre les lampes que son entourage oublie. Il faut dire que son budget de fonctionnement a été divisé par trois, au fil des années.

Quand le soir tombe, après les heures de visite, elle se promène parfois dans les couloirs de la « Queen’s Gallery », la collection d’œuvres d’art confiées à la Couronne.
Elle se dit qu’il faudra bien un jour dire adieu à tous ces portraits peints qu’elle a, pour certains, rencontrés vivants. Elle pense qu’il faudra alors remplacer les grandes lettres sculptées ou gravées sur les frises et frontons et qui annoncent la Queen’s Gallery, par « King’s Gallery », sans doute. Et c’est idiot, mais il n’y a pas le même nombre de lettres. On devra peut-être changer tout l’ensemble en augmentant légèrement la taille des caractères. Encore des dépenses.

Le site internet qui présente la collection, prévoyant, n’aura rien à substituer puisqu’il parle déjà de « collection royale ». Elle compte 450 œuvres exposées, et 5500 peintures, 9500 aquarelles et 250 000 autres choses, dans les réserves.

Jakob Philipp Hackert, Cascade à Isola del Liri, 1793 (détail), Collection royale.

On y trouve quantité de chevaux, de bateaux, de soldats, de chevaux, de princesses, d’hommes importants abondamment médaillés, de chiens, de chevaux, de reines, de moutons, de scènes de bataille, sans oublier les chevaux.
En somme beaucoup de croutes et de navets, mais comme on ne peut pas se tromper tout le temps, il y a fatalement de beaux tableaux et quelques chefs d’œuvre.
Ne reculant devant aucune compromission, Ce Glob est Plat a affronté 1738 reproductions de chevaux, pour extraire un petit florilège plaisant, malgré un outil de consultation réfrénant les performances.
(Sous la vignette, n’oubliez pas d’appuyer sur le bouton rouge de droite, qui figure un machin entrant dans un truc, pour afficher l’image en haute définition et éventuellement la télécharger).

Voici donc la girafe nubienne d’Agasse, une bergère de Berchem, un curieux (comme toujours) Trophime Bigot, Rembrandt et sa femme Saskia peints par un élève, Ferdinand Bol, un minutieux paysage idyllique et frais de Jakob Hackert, une charmante scène scintillante de Gerard ter Borch, Un des innombrables Canaletto de la collection, vue imaginaire des quatre chevaux de Saint Marc à Venise descendus du balcon de la basilique et placés sur des piédestaux, un magnifique portrait du trop rare Lorenzo Costa, un double portrait par Lucas Cranach (exposé à Windsor).
Et puis une fin de journée ensoleillée de Cuyp, un intérieur lumineux par De Hooch, un singulier portrait derrière une fenêtre en trompe-l’œil, anonyme, un joyau de douceur, anonyme également, une vue de Tolède façon brumes antiques par David Roberts, et enfin l’inévitable, pour beaucoup la merveille de la collection, l’intérieur avec un virginal, une viole de gambe et deux personnages, ou Leçon de musique, de Vermeer. Actuellement visible uniquement dans des visites guidées de Buckingham, il quitte rarement l’Angleterre. En Europe, il n’a visité que deux fois la Hollande, à La Haye en 1996 et 2017.

Maitre anversois, La vierge et deux saintes, c.1520 (détail), Collection royale.


Trophime Bigot, Dans l'atelier de Joseph, c.1630 (détail), exposé au château d'Hampton Court.


Également dans la Collection royale, le Massacre des innocents, scène biblique par Pieter Brueghel l’ancien, mérite un paragraphe particulier parce qu’il a une petite histoire croustillante.

Peint vers 1565, c’est une variante fidèle d’un tableau actuellement au Kunsthistorisches museum de Vienne. On y voit des soldats espagnols et allemands exterminer dans la neige des enfants en bas âge (ils razziaient effectivement les Pays-Bas à l’époque du tableau).
Mais celui de Londres a été retouché après la mort de Brueghel, entre 1604 et 1621, et transformé en épisode de pillage. Les enfants on été remplacés par des volailles diverses, des dindes, un cygne, un sanglier, une grande poterie et un veau au premier plan. Seuls deux ou trois enfants, pas encore morts sur la version de Vienne, ont été également épargnés par cette censure vertueuse. Au centre, commandant la troupe, la grande barbe reconnaissable du duc d’Albe a certainement été escamotée, au fond les flammes d’un incendie consumant les maisons et le ciel ont été ajoutées, puis effacées en 1941.
Malgré la présence des enfants sous la couche de repeints, les restaurateurs anglais ont préféré conserver la version animalière, qui, si elle ne dénature pas l’intention politique de Brueghel, l’édulcore sérieusement.

L’énorme rétrospective Brueghel (ou Bruegel) qui vient de débuter pour 4 mois, à Vienne en Autriche (chose qu’on ne voit qu’une fois dans une vie, comme l’annonce le site de l’exposition), était l’occasion idéale de juxtaposer les deux tableaux pour les livrer au jeu des 7 erreurs. Mais la reine n’a pas voulu prêter son Brueghel.
On ne lui a peut-être pas demandé.


Pieter de Hooch, Joueurs de cartes dans un intérieur ensoleillé, 1658 (détail), exposé à Buckingham Palace


Canaletto, Capriccio avec les chevaux de Saint Marc sur la Piazzetta, 1743 (détail), exposé à Edimbourg Palace of Holyroodhouse

dimanche 7 janvier 2018

Monuments singuliers (9)

 
Après une enfance très solitaire, Alfred Hitchcock concevait quelques-uns des plus importants chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma.
Il apparaissait 41 fois, pour quelques secondes, dans ses propres films, et au bout de 80 ans de douleurs et de joies, ses cendres étaient éparpillées au large de Los Angeles en 1980.

Il reposait homéopathiquement dissout depuis une décennie dans l’océan Pacifique quand la ville de Dinard, située en Bretagne au bord de la Manche et traditionnellement prisée des touristes anglais décidait de le reconstituer en métal et à différentes échelles.



Elle venait, pour honorer ses voisins d’en face, de créer en 1990 le Festival du film britannique et avait commandé au sculpteur nantais Lionel Ducos une grande effigie de bronze représentant le cinéaste, flanqué d’une mouette et d’un corbeau. Elle serait ancrée, comme flottant, sur un œuf de béton.
La même en miniature et à patine dorée formerait le trophée distribué chaque année au réalisateur lauréat.


Après une dizaine d’années, l’air marin et les intempéries eurent raison de la sculpture qu’il fallut enlever, si bien que le sculpteur en refit un exemplaire plus dynamique, cravate au vent, sans œuf, inauguré en 2009 pour le 20ème anniversaire du festival, et installée 50 mètres plus bas (c’est la version qui illustre cette chronique).
Depuis, les mouettes de la plage de l’Écluse, aidées des vertus balistiques de la gravité, y recouvrent un peu de leur dignité et de leur réputation offensées en 1963.

En 2014 le trophée du festival, après 20 ans, a été remplacé par une abstraction de poisson plat, ventru et vertical, beaucoup moins amusante.



dimanche 30 novembre 2014

Le quatrième socle

Trafalgar Square est certainement la plus célèbre place de l'Empire britannique.
Au centre de Londres, elle est consacrée à la mémoire du vice-amiral Nelson, qui a, lors de la bataille navale de Trafalgar, sauvé le Royaume de la convoitise compulsive de Napoléon Bonaparte et reçu le jour même un coup de mousqueton définitif tiré par un félon embusqué sur la hune d'un vaisseau français, et qui le transperça. C'était le 21 octobre 1805.
Depuis 1843, en grès, il surplombe de plus de 50 mètres l'agitation des londoniens au sommet d'une imposante colonne au cœur de Trafalgar Square.

Et comme la plupart des carrés (squares) au Royaume-Uni, la place Trafalgar est pourvue de quatre coins. Chacun est garni d'un majestueux piédestal destiné à recevoir l'effigie d'un héros national.

Le roi George 4 fut le premier à bénéficier d'un de ces piédestaux. Cultivé, inadapté à son poste de roi et excessivement prodigue il avait commandité sa propre statue équestre en gloire et en bronze. À sa mort peu après, en 1830, alcoolique, opiomane et obèse, on a dit de lui qu'aucun roi défunt ne pourrait être aussi peu regretté de ses contemporains.
En 1840, quand la place Trafalgar fut presque achevée, on déposa sa statue, temporairement disait-on, sur le socle nord-est. Elle y est encore.

Le général Napier, en bronze, eut droit au socle sud-ouest en 1856. Mort depuis trois ans, il avait beaucoup œuvré pour la colonisation de l'Inde, l'expansion frénétique de l'Empire britannique et la diffusion de la civilisation anglaise.

Le général Havelock, en bronze également, hérita du socle sud-est en 1861. Il était mort de dysenterie quatre ans auparavant. Très pieux et chrétien, il s'était distingué aux confins de l'empire colonial par la distribution de bibles à ses soldats, entre deux assauts victorieux contre les rébellions déloyales à la couronne britannique.
En 2000 le maire de Londres, argüant le constat qu'aucun londonien d'aujourd'hui ne connaissait ces deux généraux célèbres, suggéra sans succès de les éloigner vers la Tamise et de leur substituer des personnalités plus appropriées.

Londres, Trafalgar square, avec au premier plan le quatrième socle devant la colonne de Nelson.

Il restait donc le quatrième socle (the fourth plinth), au nord-ouest, qu'on ne parvenait pas à meubler. On avait bien eu l'intention d'y poser le roi William 4, successeur de George 4 et mort en 1837. Mais personne n'était arrivé à en organiser le financement.
Déduction faite de l’inoxydable Nelson, la nation anglaise n’avait-elle donc pas plus de trois personnalités illustres susceptibles de rassembler suffisamment de bienfaiteurs fortunés ?

Hélas, le quatrième socle demeura inoccupé pendant 159 ans.

Et on le pensait vacant à jamais, abandonné aux pigeons et aux exhibitionnistes assez téméraires pour braver les policemen, quand la très officielle Société royale d’encouragement des arts (RSA) proposa en 1998 de l’utiliser comme lieu d’exposition de sculptures monumentales modernes.
Dès lors, après quelques essais et atermoiements, le socle nord-ouest de la place Trafalgar est devenu à compter de 2005 le support régulier d’exhibitions d’œuvres contemporaines sculptées.
Ainsi la statue équestre d’Elmgreen et Dragset (illustration ci-dessus) intitulée « Powerless Structures, Fig. 101 », et figurant un enfant sur un cheval de bois en bronze, a trôné d’avril 2012 à avril 2013. Elle succédait au pittoresque « vaisseau de Nelson dans une bouteille » de Yinka Shonibare (de mai 2010 à janvier 2012), et précédait l’actuel « Hahn/Cock » de Katharina Fritsch qui représente un immense coq uniformément bleu et très discuté, le gallinacé symbolisant le peuple français aux yeux de certains patriotes insulaires.

On notera peut-être que les sculptures élues pour ce quatrième socle ont été jusqu'à présent remarquables moins par leur style invariablement plat et académique, et leur pesanteur symbolique, que par leur délicieuse incongruité et le plaisir enfantin de découvrir de tels objets quotidiens mais aux dimensions démesurées, siégeant sur un haut piédestal au milieu d'une place anglaise légendaire, sévère et grise.

Mise à jour : Le 5 mars 2015, le squelette de cheval « Gift horse » de Hans Haacke a détrôné le coq bleu sur le quatrième socle.