jeudi 7 novembre 2019

L’art de la rayure verticale



Pour nombre de raisons dont l'énumération ici ennuierait certainement, les œuvres d’art ont toujours attiré outrages et dégradations.

Rappelons-nous cette militante inflexible, Mary Richardson, qui lacérait au hachoir le dos nu de la Vénus de Velázquez, le 10 mars 1914 à Londres, et Laszlo Toth qui défigurait avec un marteau de géologue la vierge de la Pietà de Michel-Ange, et lui arrachait l’avant-bras, dans la basilique Saint-Pierre à Rome le 21 mai 1972, et dont certains réclamèrent la mise à mort mais qui passa deux ans en asile psychiatrique.
Souvenons-nous également de Pierre Pinoncelli, qui s’était soulagé dans l’urinoir de Marcel Duchamp (enfin, dans un des nombreux exemplaires en circulation), le 25 aout 1993 à Nîmes, d’un geste artistique qu’il pensait être l’aboutissement de l’œuvre du célèbre dadaïste, mais geste inconséquent car l’appareil exposé n’avait pas été branché à un réseau d’évacuation.
Plus récemment, et abordés ici-même, les cas du tableau blanc de Twombly à Avignon en 2007, de la tasse volante et de la Joconde en 2009, de la Liberté de Delacroix à Lens en 2013, du Monet de Dublin en 2014, montrent que le sport de l’iconoclasme revendicatif se pratique toujours, et avec succès puisque les gazettes en parlent, ce qui est son but.

L’activité vise toujours les œuvres qui ont acquis un caractère officiel, qui représentent un pouvoir, une forme d'autorité au moins dans l’esprit des profanateurs.
Ainsi Daniel Buren, artiste décorateur contemporain engagé, représentant régulièrement la France officielle, soutenu par des politiciens influents et de prospères capitaines d'industrie, devait-il fatalement en souffrir un jour.

C’est arrivé le 13 septembre dernier, dans le musée du Centre Pompidou à Paris, où une toile emblématique de Buren, « Peinture [Manifestation 3] » a été balafrée de plusieurs entailles au cutter par un homme qui avait abusé les contrôles de sécurité et s’est dirigé directement vers l’objet de son méfait.
Le musée n’a pas diffusé de photographie ni encore évalué l’importance des dégâts. La presse s’en est chargée, l’estimant potentiellement à plus d’un million d’euros. Quant aux motivations et au sort du visiteur, le scénario habituel est en marche, l’individu tenait des propos incohérents et a été transféré à l’institut psychiatrique de la Préfecture de police. Il y a une logique à placer dans une « institution » les malheureux qui agressent les Institutions.

Le musée a immédiatement remplacé l’œuvre. On comprend sa discrétion, en lisant les réactions hostiles du public dans les journaux qui ont relaté la chose (essentiellement le Figaro). Habituellement, ces dégradations font l’objet d’une vindicte unanime des éditorialistes et des commentateurs contre le coupable, mais ici, c’est une averse de saillies qu’on pourrait résumer par ce commentaire « le vrai scandale, c'est pas un coup de cutter dans le papier peint Castorama, c'est que ça soit exposé dans un musée ».
Car Buren est depuis 50 ans un « artiste controversé », c’est à dire globalement vilipendé par les conservateurs et encensé par les progressistes, quoi qu’il produise. Constat simpliste, mais les productions de l’artiste ne le sont pas moins.

Pour qui ne le connait pas encore, il est aisé de présenter Daniel Buren, car son site officiel est très abondamment illustré et fort bien classé.
On y ressent l’impression poignante d’un être soumis à une fixation morbide pour les rayures verticales.
Adolescent, il aura certainement été traumatisé par l’apparition des dentifrices à rayures qui ont troublé plus d’un enfant intelligent à l’heure où se forme la compréhension du monde. Comment une pâte pouvait-elle sortir d’un tube sous la forme d’un boudin à bandes longitudinales alternées blanches et rouges ? Comment les rayures étaient-elles rangées à l’intérieur du tube ?
On n’ose imaginer ce que serait devenue la destinée de l’artiste si les rayures avaient été transversales. Même les religions les plus respectables sont fondées sur des phénomènes moins prodigieux.

Vous noterez peut-être, feuilletant son inépuisable catalogue, qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier sur chaque photographie où se trouve l’œuvre de Buren, et il arrive qu’elle ne soit pas celle qu’on pense : petit moment de détente, saurez-vous repérer où est l’œuvre de Buren, sur les deux photos en lien ? Attention, il y a un piège !

Lucide, Buren se nomme lui-même décorateur in situ, parce que ses productions sont intégrées au décor et aux objets, dans les lieux publics ou privés. Réaliste, il les qualifie parfois de degré zéro de la peinture.
Mais on dit qu’il y réfléchit beaucoup. L’encyclopédie Wikipedia, informée de tout, précise que « ses interventions in situ jouent sur les points de vue, les espaces, les couleurs, la lumière, le mouvement, l’environnement, […] assumant leur pouvoir décoratif ou transformant radicalement les lieux, mais surtout interrogeant les passants et spectateurs. », description consensuelle qui peut aussi bien qualifier l’architecture fameuse de Phidias et Callicratès que le mobilier urbain de l’entreprise Decaux et fils.

Ajoutons pour la rigueur scientifique de l’exposé, que l’artiste est aussi atteint, depuis une vingtaine d'années, d’une pathologie assez fréquente dans sa tranche d'âge, une manie pour les grossiers effets lumineux diffusés par des vitres teintées aux couleurs primaires. Nous ne l’illustrerons pas ici, d'abord pour de sordides histoires de droits d’auteur, et pour ne pas accabler le créateur. Ce blog n’est pas de cette presse qui se nourrit de l’infortune des gens fortunés.

Concluons un peu légèrement cet épisode lamentable de la vie des musées par la citation d’un commentaire, somme toute très raisonnable, de Mme de La Motte, sur le site du Figaro du 19 septembre à 22h21, à propos de la toile désormais tailladée de Buren : « Il n'y a qu'à la présenter comme un Lucio Fontana»

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