Affichage des articles dont le libellé est Etats unis. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Etats unis. Afficher tous les articles

samedi 18 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (2 de 2)

Faisons comme promis un détour vers les beautés des continents lointains ou des profonds tiroirs, cachées au cœur du musée des arts de Cleveland. Si bien cachées qu'elles sortent rarement des réserves, pour leur fragilité à la lumière quand il s'agit de dessins, gravures ou photographies (c'est bien la peine de faire des merveilles pour les yeux si elles ne peuvent survivre que dissimulées à la vue ! D'où l'avantage à visiter le site du musée...)
Dans notre florilège, seuls la vue du parc de Yosemite par Bierstadt et le haut-relief de Khajuraho sont exposés en permanence au public (ils n'entraient pas dans les tiroirs)

1 : Drouais François-Hubert (attribué) - portrait de jeune fille (crayon 1758)

2 : Rackham Arthur - The Wren and the bear (encre 1902). Les amateurs du dessinateur Franquin verront dans cette encre singulière l'annonce de la fabuleuse série des "Idées noires"

3 : Français François-Louis - Château de Pierrefonds (encres vers1870) 



1 : Utamaro - Courtisane rêvant au mariage (gravure sur bois vers 1790)

2 : Eishi - Kuronushi (gravure sur bois vers 1795)

3 : Utamaro - À la pêche (gravure sur bois vers 1799)

4 : Eishi - La chasse aux lucioles (gravure sur bois vers 1796)

5 : Kunisada - Femme éteignant une lumière (gravure sur bois vers 1820).



1 : Anonyme - Massue, casse-tête (Iles Marquises, bois sculpté début 19ème s.)

2 : Anonyme - Scène leste (Inde Khajuraho, haut-relief en grès début 11ème s.)

3 : Bierstadt - Parc Yosemite, mont Starr King (USA, huile sur toile 1866)

4 : Foglia Lucas - Brulage contrôlé, Californie (USA, photographie 2015)


mercredi 15 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (1 de 2)

Philipp Hackert, vue du golfe de Pozzuoli et de l’ile d’Ischia sur la côte napolitaine en 1803 (Cleveland museum of art).

À l’imitation des riches qui, au Moyen Âge, rachetaient au clergé catholique leurs fautes et leur salut en monnayant des charretées d’indulgences, et financèrent ainsi les cathédrales gothiques, les millionnaires  américains de l’ère industrielle, qui éprouvaient aussi un soupçon de culpabilité à se vautrer dans le luxe sous les yeux de leurs ouvriers, ont inventé la donation d’œuvres d’art et la création des musées, qu’ils pilotaient par le moyen de fondations, et où l’ouvrier allait s’instruire en découvrant émerveillé les inclinations artistiques de ses patrons. 
Et comme ils eurent la bonne idée de faire inclure d’importants dégrèvements fiscaux dans la réglementation de ces donations, ils soulageaient ainsi en même temps leur conscience et une bonne part du fardeau de l’impôt.

C’est toujours le statut de la plupart des musées étasuniens aujourd’hui. Et comme le prétexte est humanitaire, l’entrée du musée est en principe gratuite, comme le sont la consultation et le téléchargement des reproductions en haute qualité de la collection. C’est ainsi que fonctionne le Museum of art de Cleveland, dans l’Ohio au bord du lac Érié. 

Sur son site internet, 30 000 des 60 000 œuvres qu’il conserve sont consultables et téléchargeables en très haute qualité (sauf droits d’auteur, bien entendu).
Un peu comme à Chicago, l’ergonomie du site n’est pas faite pour la flânerie. Chaque recherche affichera l’ensemble de ses résultats, progressivement, sur une seule page, laborieusement quand les résultats dépasseront quelques centaines de vignettes. Mais on peut éviter ces désagréments en utilisant les critères de recherche avancée (bouton Advanced search) et ajoutant des filtres, par exemple en visitant le musée par département (Department), ou par date, par type d’objet… Dans les menus déroulants de ces filtres, le nombre de résultats est recalculé à côté de chaque critère.

Quelques précautions :
▶︎ Comme vous devez en avoir maintenant pris l’habitude, dès qu’une page affiche un grand nombre de vignettes, ne cliquez jamais directement sur une vignette mais arrangez-vous pour ouvrir le lien dans un nouvel onglet, afin que la poussive page de résultats ne soit pas fermée. Pour cela les méthodes dépendent des navigateurs (appui long, bouton droit de la souris, touches de fonction…)
▶︎ Attention, à droite de l’image sous le texte "DOWNLOAD AND SHARE" le bouton de téléchargement est disponible sur les principaux navigateurs mais pas sur Chrome !?
▶︎ Les téléchargements sont disponibles en qualité bonne (JPG de 3000 pixels en moyenne) ou très haute (TIFF jusqu’à 15000 pixels dont le poids - non précisé à l’avance - peut être considérable - par exemple l’incendie du parlement de Turner fait 500Mo)

Après ce préambule rébarbatif, profitons du printemps et promenons-nous parmi ces riches collections, les 2600 sculptures, dont une centaine peuvent être manipulées dans 3 dimensions et une remarquable série africaine, les milliers de peintures et gravures japonaises (ukiyo-e), les merveilles de la peinture européenne, ancienne et moderne, la peinture américaine, 7000 photographies, 5000 dessins

Admirons aujourd’hui quelques beautés venues d’Europe, bientôt nous visiterons d’autres continents, et peut-être les départements des dessins et gravures.

01. Turner, l’incendie du parlement
02. Schönfeld, l’enlèvement des Sabines,
03. Rosa Salvator, scène de sorcellerie,
04. Velazquez, portrait de Calabazas,
05. Reynolds, portrait de Ladies Amabel et Mary,
06. Maitre des jeux, danse d’enfants,
07. Cuyp, voyageurs dans un paysage vallonné,
08. Van Hulsdonck, nature morte variée,
09. Coorte, groseilles à maquereau,
10. Pils Isidore, étude de nu féminin,
11. Zurbaran, le Christ et la Vierge.

Il y a bien d’autres trésors en peinture européenne à Cleveland, notamment de Juan de Flandes, Del Sarto, Corneille de Lyon, Greco, Caravage, Honthorst, Strozzi, Wtewael, Ter Borch, Ruisdael, De Hooch, Siberechts, De la Tour, Oudry, jusqu'à Corot et Renoir.

lundi 23 mai 2022

La vie des cimetières (104)


Dans l'actualité, de l’Afghanistan aux États-Unis d’Amérique, les religions se portent bien. Il doit y avoir quelque chose de gratifiant à réussir à maintenir en esclavage une moitié de l’espèce humaine, en invoquant seulement quelques textes primitifs.

En France, moins troublée par ces rancœurs hystériques, la religion, néanmoins consciente que le déclin de son autorité était dû avant tout à une défaillance de sa communication, a choisi de renouveler une iconographie désuète. Elle a commencé par les cimetières.

La statuaire funéraire du 19ème siècle et ses anges disposés parmi les tombes ne faisant plus recette, il fallait secouer les croyances assoupies en revenant à la démesure du temps des cathédrales, mais en se conciliant un style artistique moderne, moins réaliste, plus synthétique.
Et c’est une réelle réussite esthétique, comme ici, dans le cimetière d’Oresmaux, dans le département de la Somme.

À noter : les ailes des anges s’animent parfois, et c’est un enchantement (mais les horaires, assez rares, ne sont pas communiqués à l’avance).


mercredi 4 novembre 2020

Le magasin reste ouvert

Pendant le confinement, les ventes continuent. 
2ème épisode de la chronique du coronavirus et des ventes de tableaux.


D’après le Los Angeles Times, alors qu’en 6 mois de pandémie 8 millions d’Américains « ont glissé dans la pauvreté », les plus riches se seraient enrichis de 845 milliards de dollars.
Mais comment dépenser ces milliards quand il est interdit d’aller au musée, d’acheter des produits culturels, des jouets, de l’électroménager, des habits pour l’hiver, toutes choses inutiles pour vivre, sinon pour ceux qui les fabriquent ? (*)
Alors on achète de l’art. C'est une activité autorisée.
 
Si vous vous rappelez l’épisode précédent, les associations muséales américaines ont autorisé, le 15 avril 2020 et pour deux ans, la vente d’œuvres des collections pour faire face à l’effondrement des recettes dû à la pandémie. Le principe est toujours de vendre des œuvres de second rang, redondantes ou entreposées, la nouveauté est que le bénéfice peut maintenant soutenir la gestion des musées et plus seulement le renouvellement de leur collection. 
 
Ainsi le musée de Brooklyn s’est rapidement débarrassé, le 15 octobre en salle des ventes, chez Christie’s, d’une douzaine d’œuvres mineures. Franc succès, il obtenait trois fois son estimation, dans les 7 millions de dollars. Alors il récidivait discrètement le 28 octobre en sacrifiant, chez Sotheby’s cette fois, trois tableaux modernes mineurs, Monet, Miro et Matisse. Résultat, 6 millions de dollars supplémentaires, dont 4,6 pour le Monet mineur. Personne n’a trouvé à dire.

Le musée de Baltimore, qui aurait dû prendre exemple sur la sobriété des attentes du musée de Brooklyn et sur son astucieuse dilution des actions, a préféré fanfaronner en une vertueuse déclaration et une publication détaillée de la répartition des 65 millions qu’il escomptait de la vente de trois tableaux. Il faut dire que le musée est habitué aux déclarations retentissantes et édifiantes.
 
L’étincelle aura-t-elle été la vente privée, à huis clos, de la sérigraphie de Warhol ? Warhol est toujours très en vogue aux État-Unis. Bien que l’objet proposé ne soit qu’une immense photocopie monochrome jaune citron en taille réelle de la cène de Léonard de Vinci, et qu’il en ait produit en 1986 plus d’une centaine d’exemplaires en variant parfois la couleur, les adeptes avaient appris à cette occasion, quelques mois avant sa mort, que l’artiste était très croyant et pratiquant, ce qui fait que le prix de 40 millions de dollars, secret mais soupçonné, a été jugé largement sous-estimé pour une œuvre emblématique.  
 
Les deux semaines qui ont précédé la vente du 29 octobre sont alors devenues un supplice permanent pour la présidente du Conseil d’administration et le directeur du musée (encore récemment adjoint au LACMA), qui avaient organisé l’opération en argüant, auprès du Conseil, que « la valeur monétaire des trois tableaux dépassait leur valeur artistique ».
En quelques jours, critiques, historiens d’art et directeurs de musées lançaient une polémique dans la presse, les trois tableaux étaient déclarés majeurs, voire uniques, un article assassin du Los Angeles Times du 19 octobre dénonçait les pratiques souterraines et fiscalement frauduleuses du directeur, et l’accusaient d’exploiter la crise sanitaire pour piller les réserves, de vieilles inimitiés au sein du conseil d’administration se réveillaient, de gros donateurs annulaient leurs promesses et des membres du Conseil démissionnaient. L’Association américaine des directeurs de musée revenait même sur son récent accord donné à la vente.
 
Finalement, deux heures avant l’évènement, le musée de Baltimore retirait les trois œuvres de la vente, dans une déclaration très morale et autocritique, faite d’une très jolie langue de bois.
Mais pour le directeur, qui ajouta à la presse ne pas abandonner sa lutte sur la question de fond de la vente des collections des musées, ce n’est qu’un contretemps. Il pense que sa cause finira par gagner.
Partout dans le monde les biens publics passent inexorablement en mains privées.

***
(*) en illustration : de quoi avons-nous besoin d’autre que de respirer et manger ? Une simple musette disponible chez Amazon répond aux besoins vitaux. Grande variété de couleurs disponible (image d’après Mattes).

mercredi 14 octobre 2020

Investir dans l'art ?

Amis millionnaires qui lisez régulièrement Ce Glob, ne dilapidez pas votre fortune à acheter des iles désertes qui seront bientôt dévastées par la montée des eaux, et où vous n’éviterez pas le virus, qui n’a que faire des frontières et de votre position sociale, investissez plutôt dans un marché culturel en plein essor, les collections des musées. 
 
Parmi les valeurs que l’Europe aura héritées sans hésiter de l’indépassable exemple américain, il n’y a pas que la nourriture poubelle, la politique spectacle et le cinéma puéril, il y a surtout un modèle économique et social d’une simplicité biblique : toute entreprise humaine doit être pécuniairement rentable. 
Or les musées américains, presque tous privés (maintenant privés de visiteurs par les restrictions sanitaires), tombent comme des mouches. Après avoir licencié une bonne part des employés et remercié les sociétés de services, que pensez-vous qu’il leur reste à négocier ? 
 
Jusqu’à présent l’Association américaine des directeurs de musée (AAMD), qui fait la loi outre-Atlantique, n’autorisait la vente d’œuvres des musées, sauf exceptions notables, que pour les remplacer et améliorer la collection, pratique qui ouvrait déjà la porte aux engouements passagers, modes et groupes de pression. 
Mais pandémie oblige, l'AAMD vient d’autoriser pour 2 ans, jusqu’au 10 avril 2022 - lisez « tant que ce sera nécessaire » - la vente d’œuvres des collections dans le but de secourir la trésorerie et la gestion courante des musées. On suppose qu’ils vendront en priorité les œuvres dont les donateurs ne sont plus là pour exprimer leur indignation (aux USA, domaine public signifie seulement qu’il n’y a plus de droits d’auteur sur les œuvres, mais elles restent en général la propriété d'institutions ou de fondations soumises au droit privé. En Europe les collections sont principalement administrées par des institutions publiques et soumises - pour l’instant - à des règles d’inaliénabilité).


Alors le musée de Brooklyn, à New York, se lance le premier, un peu timidement, avec une douzaine d’œuvres (sur une collection de 20 à 30 000), à vendre chez Christie’s le 15 octobre.
Les noms des artistes sont alléchants, mais les estimations modestes parce que les œuvres sont médiocres : un mauvais Corot douteux, un paysage de Courbet pour salle d’attente de dentiste, mais sans la biche, un Mesdag et un Daubigny insipides, et tout de même une Lucrèce de Cranach l’ancien, réchauffée mais de qualité (le vendeur en attend 1 à 2 millions de dollars)
 
Enhardi et mieux organisé, le Musée d’art de Baltimore (BMA), qui rouvre ses portes humblement à 25% de ses capacités, vient d’annoncer fièrement un « plan de dotation pour l’avenir », qui contient tous les clichés bien-pensants qui doivent le transformer en musée américain citoyen, responsable et respectueux des minorités (on se débarrasse d’un passé encombrant en l’effaçant des collections), et tout en ne licenciant personne.
Pour atteindre cet idéal, le musée ne vend que 3 tableaux modernes (Still, Marden, et Warhol) chez Sotheby's le 29 octobre, dont il estime, très optimiste, le bénéfice à 65 millions de dollars précisément, qu’il a déjà ventilés avec force détails sur les différents postes de dépenses.
 
Alors, le conseil à nos amis millionnaires sera d'aborder ce marché prometteur sans trop se précipiter, et en se méfiant des estimations gonflées par un reste de fierté des conservateurs aux abois. La catastrophe sanitaire semble s'installer, les prix devraient baisser. Naturellement, le conseil ne s’adresse pas aux heureux actionnaires des laboratoires pharmaceutiques, qui peuvent dépenser sans retenue, les yeux fermés.
 
Mise à jour le 15.10.2020 : Premiers résultats chez Christie's, Corot n'a pas démérité, il est parti à la moitié de son estimation moyenne, soit 125.000$, Mesdag presque à l'estimation haute, 175.000$, Courbet nettement au-dessus de l'estimation haute, soit 798.000$ (il y avait sans doute des dentistes dans la salle), et Cranach a ridiculisé les prévisions, en faisant presque 3 fois l'estimation haute, soit 5.070.000$.
 
***
En illustration, un détail de la Lucrèce de Lucas Cranach mis en vente chez Christie's par le musée de Brooklyn.

lundi 17 août 2020

Des méfaits de la crédulité

On prétend que Léonard de Vinci a inventé le parachute (Appuyez page 1058 sur le mot VERSO). C’est une fiction. En vérité le parachute ascensionnel avait été inventé 15 siècles auparavant comme le prouve cette reconstitution de l’invention, dans la basilique de la Sagrada Família à Barcelone.

Avertissement : la plupart des liens de cette chronique sont dans la langue de Walt Disney. C'était inévitable. Notez que les traductions par Gougueule de l'anglais vers le français, proposées automatiquement par les principaux navigateurs internet, sont devenues très fréquentables.
 
Bienheureux ceux qui croient sans avoir vu (Jean 20,29)
 
Aux États-Unis d’Amérique, pour entretenir la croyance dans les fééries les plus populaires, endiguer la fuite de la crédulité sous l’effet du confort matériel et de l’instruction publique, et en tirer des bénéfices, on trouve toujours des bienfaiteurs philanthropes pour créer des fondations scientifiques avec distribution de bourses et récompenses, des musées, voire des parcs d’attraction fantaisistes, histoire d’endoctriner dès le plus jeune âge. (1)
 
Monsieur Green est milliardaire, fils de prédicateur évangéliste, propriétaire d’une chaine de 932 magasins d’art et d’artisanat américains. Très croyant, il donne beaucoup d’argent aux fondations fondamentalistes ultra-réactionnaires, et un peu moins à ses employés. Il les aurait, à l'occasion de la pandémie, quasiment tous licenciés sans indemnités (2). C’est parce qu’il veut consacrer sa fortune à sa foi.
 
Ainsi il vient d’ouvrir en novembre 2017, avec son fils M. Green, un monumental musée de la Bible, au centre de Washington, qui a été béni par le pape François.
Il ne pouvait mieux choisir. La Bible est le livre sacré, le guide moral et intellectuel des juifs, des chrétiens et de quelques autres sectes et il aurait été vendu, toutes versions confondues, en plus de 5 milliards d’exemplaires. (3)

Pour décorer son musée, M. Green avait acheté depuis 2009 des milliers d’artefacts, pillés en Irak quand son pays s’y est installé de force en 2003, ou volés dans d’autres pays.
M. Green, qui croit que l’humain est bon naturellement, n’imaginait pas que ces objets avaient pu être subtilisés ou produits de fouilles illégales, bien qu’il en ait été averti par ses employés, ses avocats et enfin par le ministère de la Justice américain.

En 2014, M. Green achetait aux enchères contre 1,6 million de dollars une rarissime tablette mésopotamienne d’un épisode de l’épopée de Gilgamesh, gravée en caractères cunéiformes. La société de vente, réputée, en garantissait l’irréprochabilité.
M. Green, qui croit que l’humain est honnête naturellement, ne pouvait pas se douter que cette merveille appartenait au trésor national d’un peuple que son propre pays avait « civilisé ».

Plus récemment, M. Green achetait une bible microfilmée montée en médaillon. C’était la première Bible revenue de la lune en 1971 avec l’astronaute E. Mitchell. Il l’exposait fièrement dans son musée.
M. Green, qui croit que l’humain est fraternel naturellement, ne pouvait pas savoir qu’à l’instar du saint prépuce de Jésus ou de la plupart des reliques de son culte, il existait des dizaines de bibles miniatures descendues de la lune et de sévères querelles d’experts à leur sujet.

En 2002 apparaissaient sur le marché 70 confettis gribouillés qu’un certain nombre de spécialistes identifièrent comme des fragments des manuscrits de la mer Morte (4). Les prix s’envolèrent. Au début des années 2010, M. Green dépensait une fortune pour 16 de ces lambeaux qu’il exposera dans une sorte de sanctuaire aux lumières chaleureuses au sein du musée, aux dires du National Geographic.
M. Green, qui croit que l’humain est intègre et rigoureux naturellement, n'aurait pas pu imaginer que des spécialistes avaient, dès leur apparition, émis des doutes sur l’authenticité de ces fragments.

Alors il faut imaginer les ébahissements successifs de l’infortuné M. Green quand toutes ces acquisitions furent remises en cause l’une après l’autre, entre 2017 et 2020, d’abord par la justice et les douanes qui saisirent 3800 objets, ordonnèrent le retour en Irak et en Égypte de 11 500 autres, et lui infligèrent une amende de 3 millions de dollars. (5)

Il eut plus de chance avec l'experte qui remit publiquement en doute la Bible lunaire miniature, au motif qu’elle était numérotée sur 3 chiffres alors que les authentiques (dont elle-même possédait une dizaine) le sont sur 5 chiffres. Magnanime (et astucieuse) l’experte en a offert un exemplaire à M. Green qui l’expose désormais à la place de l’autre. Elle y gagne un pédigrée flatteur et certainement une cote rehaussée pour cette dizaine d’exemplaires.

Puis M. Green dut restituer en 2019 quelques objets volés (mais acquis de bonne foi), et subir en 2020 la saisie de la tablette de Gilgamesh par les autorités fédérales.

Devant tant de coups du sort, M. Green jugea approprié de lancer une opération d’absolution, qui passerait nécessairement par l’expertise de toute sa collection (ce qu’il en restait), et informa les médias de son innocence naïve et de sa confiance abusée.

Les 16 manuscrits de la mer Morte, déjà contestés, étaient les premiers à faire les frais de cette pénitence. Si certains se révélaient forgés, le musée pensait exposer côte à côte un authentique et un contrefait, pour démontrer au public, qui n’y verrait pas de différence, qu’il est si facile d’être trompé. Mais les experts ont conclu en mars 2020 qu’il n’y avait pas de fragment authentique. Les 16 étaient des faux modernes.

Un expert, qui les avait authentifiés dans un catalogue en 2016, explique au National Geographic « Je ne dirai pas qu'il n'y a aucun fragment inauthentique parmi les fragments du musée de la Bible mais, de mon point de vue, leur inauthenticité en tant qu'ensemble n'a pas encore été prouvée hors de tout doute. Ce doute est dû au fait que des tests similaires n'ont pas été conduits sur les manuscrits incontestés de la mer Morte afin de fournir une référence de comparaison… »
Quel style ! Quelle phrase ! Elle décolle avec une étourdissante triple négation, puis se maintient à un niveau où manque l’oxygène, si bien qu’il faut la relire deux ou trois fois avant de comprendre que le brave homme pédale en réalité dans la semoule.

Malgré cette collection de rebuffades, abondamment contées dans la presse, le musée dit avoir accueilli un million de visiteurs en 2019. Doit-on le croire ?
Certainement. La visite d’un musée est une récréation. Nous y allons en général pour nous divertir en flattant nos croyances, pas pour mettre en doute nos certitudes. Quel visiteur adulte et raisonnable de l’exposition sur les météorites, au Muséum d’histoire naturelle de Paris en 2017, n’a pas été tenté de toucher les supposés morceaux de la Lune et de Mars qui étaient exposés ?

*** 
(1) Soyons juste, la science, qui est une autre croyance, agit pareillement. La seule différence est qu'elle change régulièrement de croyance, dès qu’elle en trouve une nouvelle plus efficace que la précédente, et qu'elle aime ça, alors que la non-science considère qu’elle possède déjà la vérité définitive et se défend, souvent violemment, contre tout changement de vérité.
(2) Humaniste également, il a obtenu en 2014 une décision de la Cour suprême des États-Unis autorisant que certaines entreprises, en raison de préférences religieuses, soient exemptées de l’obligation de fournir à leurs employés une assurance maladie couvrant des moyens de contraception
(3) On notera que les records de vente de livres sont monopolisés par les sectes (au sens large), et que l’addition de leurs ventes, avec les 3 milliards de Corans et le milliard de Petits livres rouges du président Mao, dépasse largement la population mondiale, et qu’il est donc bien possible que certains possèdent plusieurs de ces livres sacrés, si vous voyez le sacrilège que cela représente, mais nous ne dénoncerons personne. Et il va sans dire que ces chiffres sont totalement hypothétiques, voire absolument faux mais il faut bien écrire quelque chose pour exprimer l’inimaginable
(4) Les manuscrits de la mer Morte sont un célèbre puzzle d’une centaine de milliers de pièces de parchemins, trouvées dans les années 1940-50 dans des grottes de Qumran en Palestine, et qui se révèleront, une fois reconstitués, être des extraits vieux de 1900 à 2300 ans de la Bible des Hébreux.
(5) En Amérique, la loi permet parfois de récupérer in extremis un bénéfice qu’on aurait laissé passer par étourderie. En 2003, trop occupées à mettre en place en urgence les moyens de s’approprier les ressources irakiennes en pétrole, les forces armées étatsuniennes avaient bêtement laissé piller le musée des antiquités de Bagdad par d’autres, sans y prêter attention. Finalement, une application vertueuse de la loi sur la contrebande d’objets d’art et la fraude fiscale autorise un tardif mais juste retour sur investissement.


mercredi 4 septembre 2019

Longue occultation au Lacma



Le LACMA (Los Angeles County Museum of Art) est un des plus beaux musées d’art au monde. C’est ce que disent les Américains, les Californiens surtout. Et c’est certainement vrai quand on constate, sur le site du musée, les collections qu’il possède, arts asiatique, africain, égyptien, européen, américain, contemporain.

Mais depuis plus d’un an, sur 105 500 œuvres cataloguées, moins de 200 sont exposées (le nombre varie en permanence). Quelques Rodin, deux ou trois Picasso et 20 tasses avec leur soucoupe. Les voyagistes restent discrets sur le sujet.
Les voyageurs se montrent contrariés, voire amers. Car les grands peintres américains et européens d’avant le 20ème siècle, qui font une part notable de la renommée du musée, au moins en Europe, sont invisibles.
Et ils le resteront certainement longtemps, plus de 4 ou 5 ans, si tout va bien et si le musée parvient à financer en totalité son vaste projet de refonte architecturale, ce qui n’est pas certain. Les futures surfaces d’exposition ont déjà été révisées à la baisse après la crise financière de 2008.

Par chance, le LACMA est un musée américain moderne, et comme son proche voisin le musée Getty, il présente l’intégralité de sa collection sur un site internet où chaque œuvre peut être consultée et téléchargée, souvent en haute qualité (1). Naturellement, aucune image des œuvres qui ont moins de 100 ans ne peut être vue en grand format, ni téléchargée. C’est l’Amérique.

Voici, pour mettre en appétit, dans le désordre alphabétique et chronologique, un petit florilège des merveilles des siècles passés qui ne sont plus visibles que dans le nuage électronique.

Pour la peinture américaine (dont un seul tableau est exposé sur 372), le portrait de sa femme par JW. Alexander, Rhode Island shore par MJ. Heade, Boston Harbor de FH. Lane, Alas poor Yorick de WM. Harnett, Cliff dwellers par George Bellows.

Pour la peinture européenne (dont aucun tableau n’est exposé sur 418), escalier et fontaines dans un parc d’Hubert Robert (2), le lac de Genève par Turner, la Madeleine à la flamme fumante de Georges de la Tour, un champ de céréales de Ruisdael, la pourvoïeuse, un trompe-l’œil de Moulinneuf, une vierge priant de l’atelier de Massys, trois musiciennes par le Maitre des demi-figures, un intérieur d'église de nuit par De Lorme et De Jongh, un Christ moqué de Van Honthorst, la plage de Scheveningen par Adriaen van de Velde, sainte Cécile de Saraceni, la résurrection de Lazare de Rembrandt, le souffleur de bulles de savon de Chardin, de Rorbye (Rørbye) l’entrée d’une auberge et une admirable nature morte de Willem Kalf.

***
(1) Pour télécharger les images, cliquez sur « Download image », puis choisissez la qualité JPEG ou TIFF. Attention, les fichiers TIFF pèsent de 15 à 300 mégaoctets pour certains !
(2) Les illustrations de cette chronique sont des détails de certains tableaux cités dans ce florilège européen, dans l’ordre Kalf (en haut), puis ci-dessous Adriaen Van de velde, Jacob Ruisdael, Hubert Robert, Rorbye, De Lorme & de Jongh, le maitre des demi-figures, Georges de la Tour et Rembrandt.

                      

samedi 10 novembre 2018

La refonte de l'Artic

Monet, Matinée brumeuse sur un bras de la Seine à Giverny, 
d'une série de 18 toiles, en 1897
Collection Art Institute of Chicago.

Le voyageur immobile qui frissonne en s’aventurant dans le labyrinthe des sites des grands musées, mais qui y passe tant d’heures que sa vie sociale menace ruine, ne pourra pas nous reprocher la chronique d’aujourd’hui.
Il s’agit pourtant d’un très grand musée, l’Art Institute de Chicago (https://www.artic.edu/), l’un des plus riches des musées américains, qui présente fièrement son site complètement refondu, et se vante de 52 438 images téléchargeables en très bonne qualité et libres de droits, et de son nouvel outil de recherche d’une grande précision, armé de filtres ingénieux.

Voyons cela. Faisons honneur au musée en allant flâner dans les collections d’art américain. Le bouton « Show filters » affiche à gauche les catégories qui filtreront la recherche parmi plus de 100 000 objets catalogués.
Le critère « Départements du musée » semble le plus pertinent. Mais l’appui sur le bouton d’un critère n’affiche pas la liste complète des éléments disponibles mais une zone de recherche où il faut saisir une expression, en anglais.
Soit. Entrons le mot « American », et cochons l’élément « American art » qui apparait alors et réduit la requête à 2604 objets. Une première page de 50 vignettes s’affiche automatiquement après quelques secondes, qui deviendront vite énervantes dans les recherches à plusieurs critères, car au moindre clic sur la page elles empêchent toute autre fonction. Patientons.

Promenons-nous enfin parmi les vignettes de l’art américain. Ici commencent les vrais problèmes d’ergonomie, car le site ne sait pas paginer correctement les résultats d’une recherche. Or notre exploration promet 53 pages de vignettes (2604 divisés par 50). Ainsi pour voir les dernières images de la catégorie « Art américain » on devra appuyer 52 fois sur le bouton « Load more » (en afficher plus), et attendre 5 à 10 secondes entre chaque appui pour afficher, à chaque fois, la page suivante additionnée de toutes les précédentes. La 53ème page, très longue, comprendra donc, si le navigateur n’a pas rendu l’âme entre-temps, l’ensemble des 2604 vignettes. L’opération complète demandera 15 à 20 minutes.

Quatre conseils et informations pour ne pas en arriver à une geste définitif :

• Si pendant une longue requête, une vignette attire votre attention, n’oubliez pas de « l’ouvrir dans un nouvel onglet », sans quoi, en voulant retourner à la page précédente, vous seriez condamné à reprendre le chargement à partir d’une page choisie semble-t-il aléatoirement.

• Ne demandez pas le classement des résultats de recherche par nom d’artiste, c'est inutile. Les tris par artiste se font à l’absurde façon anglo-saxonne, dans l’ordre alphabétique des prénoms !

• Si vous utilisez la fonction de recherche globale sans l’emploi des filtres, et souhaitez par exemple savoir si le musée héberge des œuvres d’Henri Taurel, le site vous proposera, parmi d'autres objets approximatifs, tous ceux qui figurent des tortues. Parce que Tortue en anglais s’écrit Turtle et que l’Art Institute considère qu’emporté par l’émotion et ébloui par la sublimité de son ergonomie vous avez raté la moitié des touches de votre clavier en entrant votre requête. Alors il vous a obligeamment corrigé, ce qui ravira peut-être un dadaïste dilettante ou un oulipien à la retraite.

• Enfin ne vous attendez pas à trouver là de bonnes reproductions des œuvres dont l’auteur n’est pas entièrement décomposé. Une conception extensive du droit d’auteur y est résolument respectée. Grant Wood par exemple, qui est dans le domaine public en Europe depuis 2013, ne l’est pas aux États-Unis. Toutes ses gravures sont reproduites au format d’une carte postale, et seul le fameux tableau « American Gothic » peut être agrandi et détaillé (mais pas téléchargé). C’est parce qu’il est devenu, comme « Le monde de Christina » d’Andrew Wyeth, une icône de l’Amérique courageuse et prospère, et qu’il eut été humiliant de présenter l’une des « Joconde » du musée aux dimensions d’un timbre poste.

On l’aura compris, le site de l’Art Institute de Chicago n’est pas fait pour le badaud ingénu qui pense qu’internet lui fera découvrir le monde mieux que le journal télévisé. Il est fait pour un homo sapiens moderne, instruit et efficace. On le visite quand on sait très précisément ce que l’on cherche. Et si possible en anglais. Sans quoi l'exploration s’embourbe inéluctablement, comme dans l’escalade d’une dune de mélasse dont le sommet s’éloignerait à chaque pas.

***
Il y a pourtant de belles choses dans cette collection. Ci-dessous quelques détails de portraits par Berthe Morisot, Velazquez, Jean Hey, Thomas Sully, de paysages par Carl Blechen, P.J. Volaire, Magritte, M.J. Heade, et de diverses choses par Thomas Fearnley, Fussli, Dalí, et J.J. Lefebvre.
Vous y verrez aussi, sans aucun ordre évidemment, Hopper, Caillebotte, Sanchez Cotan, Homer, Turner, Van Ruisdael, Fantin-Latour, Cambiaso, Boudin, Aert de Gelder, Goya, Canaletto, Rembrandt, Sargent, Utamaro, Dalí encore

Pour le reste, bon courage !


mercredi 15 novembre 2017

Tableaux singuliers (6)

Enoch Perry fut un peintre américain, né en 1831 à Boston, dans une famille de marchands aisée et influente. Il a beaucoup voyagé, d'abord pour parfaire sa formation, puis par gout.
Doué d’une inspiration modérée mais d’une technique solide et d’une manière classique et épurée, voire rigoriste, il rencontra une certaine réussite dans le portrait, le paysage et la scène de la vie quotidienne américaine. Il est mort en 1915 à New York et reste aujourd'hui, dans les ventes aux enchères, un peintre abordable.










Une chronologie approximative des grandes étapes de sa vie découpe une silhouette assez précise du personnage (extraits du catalogue d’œuvres des peintres américains du Metropolitan museum of arts de 1816 à 1845 par Natalie Spassky, pp. 342-348).

1831 New Orleans. Jeunesse et première formation
1852 Düsseldorf, enseignement à l’Académie par Emanuel Leutze, auteur de grandes sagas à l’huile pompeuses et édifiantes
1854 Paris. Atelier du bon portraitiste Thomas Couture
1855 Rome
1856 Düsseldorf. Rencontre des paysagistes, Whittredge et Haseltine
1857 Venise. Il y est nommé consul des États-Unis par l’influence de son père
1857 Rome. Retrouve les paysagistes Whittredge et Bierstadt
1858 Philadelphie. Ouvre un atelier et expose avec succès à Boston et Philadelphie des portraits et des scènes très prisées de la vie américaine
1860 New Orleans. Installe un atelier de portraitiste, peint notamment le portrait du futur président de la confédération et commençe un grand tableau qui devait célébrer l’acte de sécession des états confédérés (le frère de Perry est médecin dans l’armée confédérée)
1863 Yosemite Valley, avec Bierstadt
1864 Royaume d’Hawaï (appelé alors iles Sandwich). Nombreux paysages et portraits
1865 Californie, Salt lake city. Portraits de Mormons
1867 New York. Dans l’atelier de Bierstadt
1868 Nommé à l’Académie nationale de New York (N.A. of design)
1878 San Francisco. Portraits de magnats des chemins de fer
1882 Retour à New York
1899 Épouse à 68 ans Fanny Field Hering (qui avait écrit en 1892 une biographie illustrée du peintre JL. Gérôme)
1915 Meurt à 84 ans

Le Metropolitan museum de New York expose en permanence deux toiles d’Enoch Wood Perry. La très exemplaire et un peu nostalgique « Talking it over » (En discuter) qui représente deux fermiers américains désœuvrés à l’effigie des présidents George Washington et Abraham Lincoln (voir ci-dessus), et une œuvre singulière intitulée « The true american » (Le véritable américain).

Cette dernière (ci-dessous) figure le portrait de six humains et deux animaux dont les têtes sont cachées, par un hasard soigneusement mis en scène, ici par un volet ou un journal ouverts, là par un décollement du papier sur le mur.


Son attribution à Perry est discutée car, si on y reconnait aisément toutes les caractéristiques de sa manière, son histoire est incertaine (il réapparait dans une vente en 1944), il n’est pas daté, il est signé d'une façon unique dans son œuvre par un monogramme des lettres EWP entremêlées, et les motivations du peintre - disent les commentateurs - restent très énigmatiques.

Le titre donné au tableau est celui du journal lu par les hommes à gauche, « The true american ». De nombreux journaux américains portaient ce titre, mais la graphie sur le tableau correspond à un journal de Lexington (Kentucky) qui défendait l’abolition de l’esclavage à la fin des années 1840, une douzaine d’années avant la guerre de Sécession.

Si les intentions précises du peintre n’ont pas été retrouvées, on peut tout de même constater qu’il s’agit d’une caricature où l’auteur se moque d'abolitionnistes oisifs et prospères qui se « voileraient la face ». La biographie lapidaire de Perry (plus haut) suffirait à appuyer cette interprétation.
Peut-être préfère-t-on ne pas l'évoquer sur le cartel d’un tableau mis en valeur dans un des plus prestigieux musées des États-maintenant-Unis.

Et puis, pour le spectateur qui ne connait pas l’histoire, ce tableau produit le charme des scènes anecdotiques dont on a perdu l’anecdote. Le champ des hypothèses s’ouvre alors sur un infini. Ce petit vertige est le plaisir esthétique.

dimanche 21 mai 2017

Will Eisner a 100 ans

Will Eisner, détail de la page 5 originale de Gerhard Shnobble,
récit n°432 paru le 5 septembre 1948.

Visiter une exposition de bandes dessinées relève du pèlerinage fétichiste. Les pages exposées sont passées par tant de mains, du dessinateur à l’imprimeur, jaunies, raturées, retouchées, annotées, assemblées et contrecollées, mal éclairées pour les altérer le moins possible, qu’on n’y retrouve rarement ce qui nous avait enchanté à leur lecture.
Restent des souvenirs décousus et un espèce d’authenticité, la « main de l’artiste », propre à cristalliser momentanément notre irrépressible besoin d’admiration.

Will Eisner, né en 1917, est mort en 2005.

Eisner était, narcissisme en moins, une sorte d'Albrecht Dürer de la bande dessinée, maitre absolu du dessin et de la mise en scène (en page) d’un récit, devenu théoricien histoire de recenser et rationaliser tout ce qu’il avait inventé dans l’art graphique, et de gagner sa vie pendant les périodes maigres.

Il est surtout renommé pour les aventures du Spirit, qui au long de 645 récits, parus du 2 juin 1940 au 5 octobre 1952, relatent en 7 pages précisément les tribulations inconsistantes et souvent touchantes d’un justicier masqué, sur le ton caricatural du cinéma de genre des années 1930.
Eisner y pratique avec ironie tous les clichés du film noir, les déforme jusqu’au maniérisme, dans une inventivité graphique et narrative permanente et une joyeuse explosion des codes de la bande dessinée.
Il reconnaissait son admiration pour les films expressionnistes de Fritz Lang, les récits insolites d’Ambrose Bierce et l’univers iconoclaste et déstructuré de Krazy Kat, bande dessinée créée par George Herriman en 1913.

Puis le public, et Eisner probablement, se sont lassés du personnage. Alors Eisner pendant 20 ans s’occupera d’illustrations et de pédagogie, théorisant sur les années de créativité passées.


4 exemples de mise en page d’un
récit séquentiel par Will Eisner.


Au cours des années 1970, le milieu culturel indépendant américain, l’Underground, se prenait de passion pour le Spirit au point de le rééditer quasi intégralement et laborieusement (d’abord Warren puis Kitchen Sink)

Ainsi exhumé, Eisner était récompensé en 1975 par le 2ème grand prix du festival international de bande dessinée d’Angoulême (après Franquin en 1974), et à 60 ans, renaissant, il se mettait à publier de longs récits dessinés « sérieux », que la critique nomma « romans graphiques » pour les distinguer des « comics » pour la jeunesse. Il en obtenait de grands succès d’estime. 

Reconnu alors comme un phare dans l’histoire de la bande dessinée, il sera pendant 30 ans couvert d’honneurs et de prix en tout genre, jusqu’à la grande réédition chronologique en 27 volumes des aventures du Spirit (chez DC Comics), à partir de 2000, et dont il ne verra que les 15 premiers numéros.

Aujourd’hui, sous le prétexte du centenaire de sa naissance, le musée de la Bande Dessinée d’Angoulême lui consacre, du 26 janvier au 15 octobre 2017, une riche et complète exposition mal éclairée (certaines étiquettes sont illisibles). Y sont notamment présentées les 7 pages originales de l’histoire mythique de Gerhard Shnobble, abattu par une balle perdue et dont personne ne saura jamais qu’il savait voler, une des histoires préférées de Will Eisner. 


Will Eisner, détail de la page 7 originale de Gerhard Shnobble,
récit n°432 paru le 5 septembre 1948.

Regret : on ne trouve hélas, traduits en français, que des recueils disparates du Spirit, quelques florilèges, et un certain nombre de courtes tentatives d’intégrale laissées à l'abandon.