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lundi 16 janvier 2023

Et rien de Rome en Rome n'aperçois (2 de 2)

Friedrich Loos, Panorama de la Rome antique, 1850, détail de la vue n°5.

Examinons donc aujourd’hui les 5 tableaux du panorama de la Rome antique peints par Friedrich Loos vers 1850 (les liens individuels sont en fin de la chronique précédente et de la présente).

Préalablement, faisant défiler le panorama, on se sera immanquablement demandé où peut bien se trouver Rome. On ne voit que vignes, cultures, campagne. Quelques ruines, notamment l'amphithéâtre incomplet du Colisée au centre de la vue 3, confirment qu’on est bien au cœur de la Rome du passé, capitale du monde il y a deux millénaires. Mais Loos y était au milieu du 18ème siècle, et les lieux mêmes où avaient habité 1 500 000 romains dit-t-on étaient depuis devenus une banlieue de la ville récente, située quelques kilomètres au nord et où ne vivaient plus que 150 000 habitants. 
 
Le plan ci-dessous illustre l’orientation précise du point de vue de chaque tableau numéroté. L'œil se situe au centre sur la terrasse de la villa Celimontana. On aura noté sur la vue panoramique que Loos a fait correspondre assez précisément les bords mitoyens des vues adjacentes, en répétant parfois des deux côtés le même élément, arbre ou pan de mur.
La hauteur des 5 toiles est de 0,74 mètre, la largueur des vues 1 et 5 est de 1,18 mètre. Les vues 2,3 et 4 font 0,99. Seules les vues 1, 2 et 3 sont signées, "Fried. Loos" suivi de la date 1850, sauf la 3 dont le chiffre des unités n’est pas lisible (la Nationalgalerie date les 5 toiles de 1850)

Plan de la Rome antique en 2020 environ (le nord est en haut). Chaque secteur correspond à un des tableaux (numérotés dans le panorama) peints par Loos en 1850, à partir de la villa Celimontana (au centre).
 
La direction et la longueur des ombres sont globalement cohérentes avec l’orientation des vues et indiquent approximativement un moment unique, une heure du début de la matinée entre le printemps et l’été. Le soleil est relativement bas à l’est. 
Il faudrait des avis connaisseurs en botanique et en agriculture pour estimer plus précisément la saison, à l’observation de la végétation et des activités agricoles (tout commentaire serait apprécié)

Le ciel est vide, à l’exception d’un petit nuage discret sur la vue 2. La longue ombre qui recouvre ce qui est probablement la colline du Gianicolo, à gauche de Saint pierre du Vatican sur la vue 3, comme celle du premier plan, et celle qui assombrit la basilique à gauche sur la vue 4, sont énigmatiques ; elles ne peuvent être que projetées par des nuages bas à l’est derrière l’observateur mais inexistants ; liberté du peintre qui donne ainsi plus de relief à ces vues.

 Quelques points de repère pour commencer une promenade :  

Afin de rechercher les monuments qui subsistent en comparant les vues de 1850 par Loos et de 2020 sur Google Earth online, il est conseillé de le faire sur un ordinateur, d’ouvrir les liens des deux vues dans des fenêtres séparées et de les juxtaposer. Sur la vue contemporaine de Google Earth Online on pourra se déplacer dans les 3 dimensions et ainsi ajuster le point de vue, horizontalement, latéralement et en profondeur avec la souris, verticalement avec en même temps la touche majuscule pressée (essayez toutes les touches de contrôle). Sur le site Gallerix, les 5 vues de la Nationalgalerie de Berlin se trouvent sur la 2ème page de vignettes, en bas de page.

Vue 1, direction sud-sud-est (zone jaune)
Au fond, les collines d’Alban, au deuxième plan le long ruban du mur d'Aurélien, et derrière lui la longue ligne à peine visible de l'aqueduc Claudio. À droite la basilique San Sisto Vecchio.
en 1850 : Vue 1 par Loos 

Vue 2, direction sud-sud-ouest (zone bleue)
À gauche les Thermes de CaracallaÀ droite la basilique Santa Balbina et sa tour. Au fond l’aqueduc Claudio.
en 1850 : Vue 2 par Loos 

Vue 3, direction ouest (zone rose)
À droite l'église de San Gregorio, devant les ruines de la Domus Severiana, et au fond le vatican et le dôme de la basilique Saint Pierre. À gauche, peut-être la tour de la basilique Santa Cecilia in Trastevere et au fond le parc del Gianicolo et son belvédère (à vérifier).
en 1850 : Vue 3 par Loos 
 
Vue 4, direction nord-nord-ouest (zone verte)
À gauche la basilique San Zanipolo, puis le couvent Padri Passionisti. Au centre derrière une ligne de cyprès, le célèbre Colisée. À droite au fond la basilique Santa Maria Maggiore.
en 1850 : Vue 4 par Loos 

Vue 5, direction est (zone orange)
Au premier plan, la toute proche basilique Santa maria in Dominica alla Navicella, derrière elle, la basilique santa Stefano Rotondo, et encore derrière la grande et historique basilique de Santa Giovanni in Laterano (Saint-Jean-de-Latran), hors du Vatican mais lui appartenant ; c'est ici que se réunissent en conciles depuis 17 siècles les maitres de la religion chrétienne qui y palabrent pour accorder tant bien que mal le récit de leur mythologie aux avancées des connaissances et des sociétés. À gauche au second plan la basilique et le monastère Agostiniano Santi Quattro Coronati. 
Un dessin préparatoire de 2,9 mètres de l'ensemble du panorama était présenté par la galerie Antonacci de Rome en 2006. Le seul extrait correctement reproduit est un détail de cette vue 5. Les arbres du premier plan sont absents, ou omis.
en 1850 Vue 5 par Loos 

Rome de Rome est le seul monument, disait déjà Du Bellay en 1558. Le seul monument qui reste de Rome est l'idée qu'on s'en fait. Continuons donc à la rêver.
Bonne balade !

vendredi 28 octobre 2022

Vénus et le domaine public

Il y a longtemps que nous n’avons parlé de "copyfraud", cet abus de pouvoir des états qui vendent ou louent le domaine public, parce qu’il y avait bien d’autres sujets déprimants à évoquer, et puis parce que depuis quelques années, les sites consacrés à la surveillance des violations du domaine public se sont assoupis, parfois profondément.

La chose offre pourtant encore régulièrement des occasions de rire des gouvernements et autres autorités, ce qui fait du bien au moral. C’est par exemple toujours une des spécialités des institutions italiennes de se ridiculiser en exploitant abusivement leur considérable héritage artistique.
On se souvient de l’Académie de Florence qui poursuivit en justice un voyagiste international, non parce qu’il vendait les tickets d’entrée au musée à un prix exorbitant, mais parce qu’il ne voulait pas en reverser une partie aux prétendus droits de reproduction de la célèbre sculpture de Michel-Ange exposée dans le musée et qui illustrait sa publicité. En dépit des conventions internationales sur le domaine public signées par l’État italien, la justice nationale avait donné raison au musée. Rappelons encore le scandale international de ce marchand d’armes américain qui utilisa l’image de la même sculpture pour la promotion de ses engins de mort, et d’un ministre italien officiellement outragé par cette violation des valeurs morales de son pays, mais en réalité vexé que le marchand ait refusé de payer les mêmes soi-disant droits de reproduction.

L’histoire se répète aujourd’hui, toujours à Florence, décidée à user son patrimoine jusqu’à la corde, et prête aux plus grandes petitesses pour faire parler d’elle, cette fois avec la Naissance de Vénus de Botticelli, au musée des Offices. En 2018 déjà, voyant les succès de l’Académie devant les tribunaux et appuyé par le maire de Florence, le gérant des Offices s'était déclaré prêt à se lancer dans une campagne de poursuites judiciaires, ralentie entretemps par la crise de la pandémie.


Détail de la Naissance de Vénus par Sandro Botticelli
 (Copyfraud Musée des Offices, Florence, Italie).

Or au printemps 2022, la marque de couture Jean-Paul Gaultier sortait une collection de vêtements au tissu largement imprimé avec la mièvre demoiselle nue sortant de sa coquille géante, ainsi qu’avec un détail en sépia du plafond de la chapelle Sixtine au Vatican par Michel-Ange, ou un gros plan sur les "trois grasses" de Rubens, comme le font depuis toujours les fabricants de mode vestimentaire, de boites de chocolats, les marchands de posters et les rayons de souvenirs des boutiques de musée.   

Ayant flairé le bon pigeon, le musée toscan annonçait le 10 octobre son intention de poursuivre la marque en justice, en arrosant toute la presse de sa version des faits : une obscure loi italienne de 2004 (l’article 108 du Code des biens culturels) manifestement en désaccord avec les conventions internationales et les directives européennes interdirait toute reproduction commerciale des œuvres du domaine public italien sans le paiement de royalties, comme le fait la loi française de 2017 - le décret Chambord - qui ne concerne pour l’instant que les bâtiments publics. Inutile de préciser que tout l’internet et les réseaux sociaux s’assoient résolument chaque jour sur cet article 108, mais il est potentiellement plus rentable de cibler une célèbre fabrique d’objets de luxe attentive à son image de marque.
Le musée dit avoir écrit à la contrevenante afin de négocier des "droits de reproduction", mais, sans réponse depuis 6 mois, aurait décidé l'action judiciaire (et d'en faire tout un tintouin).
Toute la presse, dévouée à l’AFP, s’en est émue et a répété à la lettre termes et arguments du musée italien, insistant sur le fait que la marque n’avait pas demandé son autorisation, et sans s’interroger un instant sur le bien-fondé de la réclamation. Seul Télérama s’est posé les bonnes questions et a demandé - sans succès - son point de vue à la maison de couture.

Et après ?

Le droit européen (et international) autorise la libre utilisation par tous des œuvres des domaines publics, même à des fins commerciales, mais certains états ont détourné ce principe en se mitonnant en interne des interprétations personnalisées. C’est le cas, entre autres, de la France avec le décret Chambord, et de l’Italie avec le code des biens culturels. 

Pour l’instant le musée florentin fait tinter toutes les casseroles médiatiques pour intimider la marque et tenter d’obtenir un accord commercial sans avoir à se lancer dans un procès hasardeux. Le vacarme aurait d’ailleurs logiquement dû réveiller un ministre italien, comme en 2014, histoire de donner à la chose une dimension diplomatique. 
La marque (maintenant espagnole), préserve les arguments de sa défense et reste silencieuse, mais semble néanmoins avoir retiré les produits incriminés de son site internet (à confirmer), ce qui pourrait constituer une sorte d’aveu, au moins sur son incertitude quant au dénouement de l’affaire. C’est un peu bête au moment où le musée de Florence fait gratuitement la promotion de ses produits !

En réalité personne n’a vraiment d’intérêt dans une poursuite judiciaire, l’issue en matière de domaine public dans un cadre international en serait incertaine. Jugée par un tribunal italien, ce serait, comme en 2017, en faveur du musée de Florence, alors que la Cour de Justice de l’Union Européenne, de son côté, statuerait sans doute à l’avantage des principes du droit européen, donc de la marque espagnole. 

Attendons la suite, mais signalons à ces cupides florentins que la marque Nestlé, qui à notre connaissance n'a jamais versé le moindre centime au Rijksmuseum d’Amsterdam, a certainement plus fait, par ses yaourts "La laitière", pour la renommée du tableau de Vermeer - qui en est devenu une icône - et du musée hollandais qui l’héberge, que toutes les actions jamais entreprises auparavant pour le promouvoir (que ce soit un bien ou un mal est une autre histoire).

Aux dernières nouvelles le Vatican n’a pas réclamé d’argent à la marque pour la reproduction non autorisée de l’Adam de Michel-Ange, ni le musée du Prado pour les Grâces de Rubens.